Luc 3
10 Les foules demandaient à Jean: «Que nous faut-il
donc faire?» 11 Il leur répondait: «Si quelqu'un a deux tuniques,
qu'il partage avec celui qui n'en a pas; si quelqu'un a de quoi manger, qu'il
fasse de même.» 12 Des collecteurs d'impôts aussi vinrent se faire
baptiser et lui dirent: «Maître, que nous faut-il faire?» 13 Il leur
dit: «N'exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé.» 14 Des
militaires lui demandaient: «Et nous, que nous faut-il faire?» Il leur dit: «Ne
faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde.»
Prédication
Lorsque
nous lisons l’évangile de Luc à partir de son premier chapitre, et que nous
arrivons au deuxième chapitre, nous trouvons le récit de la Nativité que nous
lisons en général pendant la veillée
de Noël. Puis, notre lecture continuant, nous faisons la connaissance de Jean
le Baptiste (Luc 3) prêchant d’abord un baptême de conversion pour le pardon
des péchés, puis accueillant Jésus de Nazareth à son baptême. Ils ont presque
le même âge, un âge adulte, une trentaine d’années.
Ainsi, lorsque nous lisons dans
l’ordre les premiers chapitres de l’évangile de Luc, la prédication de Jean le
Baptiste précède celle de Jésus. Elle la précède dans le temps, elle la précède
aussi dans l’ordre de l’interprétation : cela signifie que si l’on se
détourne de la prédication de Jean le Baptiste, si l’on se dispense de la
méditer, il y a un risque sérieux de passer à côté de la prédication de Jésus.
Comment ce succès se
manifestait-il ? Nous lisons qu’il y avait des foules. Nous ne savons pas
comment elles manifestaient leur adhésion à la prédication de Jean. Mais nous
pouvons imaginer – depuis la nuit des temps les éléments d’une piété de foule
sont à peu près toujours les mêmes – des chants, des danses, et toutes sorte de
manifestations somatiques, et vocales plus ou moins structurées.
Ces manifestations étaient-elles
souhaitées par Jean le Baptiste ? Nous ne le savons pas d’emblée. Et nous
ne le savons pas jusqu’au moment où, émergeant des foules, une certaine
question est posée : « Que devons-nous faire ? »
Ces gens qui ont vécu – nous le
supposons – une grande expérience spirituelle, qui ont affirmé vouloir changer
de vie, qui ont communié dans la proximité de la fin, etc. posent – cela vient
d’eux – une question, une très belle question : « Que devons-nous
faire ? » La conversion qu’ils professent veut bien être tendue vers
la fin, mais elle veut aussi habiter le présent. La fin viendra mais la fin
peut attendre. C’est aujourd’hui qu’il convient d’agir, et cela n’attend pas.
D’où cette ramification tout à fait
pratique de la prédication de Jean le Baptiste. Suivant les dénominations,
cette ramification porterait le nom de baptisme social. Vous l’avez entendu, la
proposition que fait Jean le Baptiste tient en un verbe : partager, des
vêtements et de la nourriture. Partager donc, mais pas seulement. Les
collecteurs d’impôts – qui achetaient leur charge – sont invités à ne collecter
que le nécessaire. Et les soldats, mercenaires et supplétifs, dont les soldes
n’étaient pas trop souvent versées, sont invités à ne pas se payer sur les populations…
Cette prédication pratique fait
suite aux grandes inspirations fin des
temps de Jean le Baptiste, et précède la prédication entière de Jésus.
C’est ce que nous pouvons constater lorsque nous lisons l’évangile de Luc dans
l’ordre du récit.
Pourquoi ? Il nous faut nous
souvenir du commencement de l’évangile de Luc. Il nous faut nous souvenir
d’apparitions d’anges, de grossesses extraordinaires, d’un prêtre devenu muet,
de bergers divinement enseignés, d’envolées d’anges et de cantiques célestes,
et nous en oublions. Et nous pourrions en rajouter en puisant dans l’infini
répertoire des textes apocryphes : avec des bêtes sauvages venus rendre
hommages au Nouveau Né (le lion qui ronronne en bougeant gentiment la queue),
avec des gens pleins de doute réclamant – et obtenant – la permission de
vérifier que la naissance de cet enfant était bien une naissance virginale.
L’évangile de Luc est déjà, en
lui-même, un peu baroque lorsqu’il s’agit de nativité. Mais les apocryphes sont
vraiment rococo. Or, tels textes, telles piétés. Quelles piétés éthérées ces textes-là
peuvent-ils avoir inspirées ? Nous ne le savons pas vraiment. Nous pouvons
le pressentir ; ça a dû partir dans tous les sens, sans jamais retoucher
terre. Piétés d’élite, ou piétés populaires : plus on célèbre ardemment
des choses élevées et des révélations sublimes, moins il reste de place pour le
prochain (John Steinbeck, Les raisins de
la colère, 1939).
Luc – peut être pas tout seul,
peut-être y avait-il une équipe de chercheurs avec lui – Luc donc, ayant mené
son enquête soi-disant historique, aura été capable de faire un tri. Le reste
de ce tri nous est à peu près connu : les chapitres 1, 2 et 3 de
l’évangile de Luc. Nous ne sommes pas absolument certains de ce résultat,
évidemment, mais dans ces trois chapitre il y a tout ce qu’il faut de
fantastique pour que les esprits s’enflamment, et tout ce qu’il faut aussi pour
que les esprits se calment. Tout ce qu’il faut pour que des convictions fantasques
trouvent à se fonder, et tout ce qu’il faut pour discuter et contester ces
convictions.
Et puis, ayant ramassé tous ces très
beaux épisodes et les ayant ordonnés, ce qui déjà évite l’inflammation des
imaginations, Luc met en place la question clé, la question essentielle, la
question pratique : « Que ferons-nous ? »
Et le monde n’en sera que plus beau.