samedi 4 septembre 2021

Une méditation sur la tradition (Marc 7,31-37)

Marc 7

31 Jésus quitta le territoire de Tyr et revint par Sidon vers la mer de Galilée en traversant le territoire de la Décapole. 32 On lui amène un sourd qui, de plus, parlait difficilement et on le supplie de lui imposer la main. 33 Le prenant loin de la foule, à l'écart, Jésus lui mit les doigts dans les oreilles, cracha et lui toucha la langue. 34 Puis, levant son regard vers le ciel, il soupira. Et il lui dit: «Ephphata», c'est-à-dire: «Ouvre-toi.» 35 Aussitôt ses oreilles s'ouvrirent, sa langue se délia, et il parlait correctement. 

36 Jésus leur recommanda de n'en parler à personne: mais plus il le leur recommandait, plus ceux-ci le proclamaient. 37 Ils étaient très impressionnés et ils disaient: «Il a bien fait toutes choses; il fait entendre les sourds et parler les muets.» 

Prédication :

          Sans relire en entier le 7ème chapitre de l’évangile de Marc, il peut être intéressant de s’en remémorer les deux premiers épisodes :

            (1) D’abord, une querelle, entre Jésus et des Pharisiens, qui porte sur la purification des mains avant toute absorption de nourriture. Pourquoi ce rituel, pourquoi être attaché à la tradition ? Est-ce nécessaire ? Obligatoire ? Et à partir de cela, toute la tradition est interrogée par la prédication de Jésus.         Le lieu de cette première querelle est celui d’une division entre Juifs ayant adopté l’Évangile, qui se sont libérés de leurs obligations traditionnelles, et d’autres Juifs étant restés fidèles à la foi de leurs pères, et continuant à respecter ces mêmes obligations.

            Ceux-ci interrogent ainsi Jésus : « Pourquoi tes disciples ne marchent-ils pas selon la tradition des anciens, et prennent-ils leur repas avec des mains impures ? » Sur cette question la langue grecque nous réserve une merveilleuse surprise : le mot traduit par impur a une autre signification, il qualifie ce qui est commun, commun à tous les hommes, sauf évidemment à ceux qui se déclarent eux-mêmes purs. Pourquoi tes disciples prennent-ils le repas avec des mains communes, en faisant comme tout le monde ? » Et ce mot, plusieurs fois répété dans le premier épisode du chapitre 7 de Marc, suggère que oui, l’Évangile de Jésus Christ, d’abord annoncé à des Juifs, doit s’adresser aussi à l’homme commun, la femme commune, étranger, étrangère aux traditions des anciens d’Israël, bref, à tout le monde, et sans rites obligatoires.

            (2) Ici, nous pourrions dire que oui, évidemment, l’Évangile est bien pour tous et que, la preuve, Jésus s’en va à l’étranger, chez les gens du commun, il se dirige vers le nord, Tyr, Sidon, et environs.

            Mais ça n’est pas pour prêcher qu’il part au Liban, il semble avoir voulu faire retraite. Cependant, il est précédé par sa réputation. Et une femme va lui réclamer, et obtenir de lui, la guérison de sa fille. Souvenons-nous : elle est païenne, d’expression grecque, et d’origine syro-phénicienne.  L’Évangile est-il destiné à ces gens-là ? Ne répondons pas oui trop péremptoirement. Le Juif Jésus répond ainsi : « …ce n’est pas bien de retirer le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens. » La réponse de la femme, vous la connaissez, les petits chiens, sous la table, mangent les miettes qui sont tombées à terre, et Jésus, vaincu par une telle répartie, prononce et réalise la guérison demandée.             Même s’il n’est pas question directement de tradition et de rituel, Jésus commence par rappeler, avec force argument, qu’il existe une séparation traditionnelle absolue, entre lui et cette femme du commun, entre lui le Juif et elle cette femme païenne qui ose venir vers lui. La tradition dont ici Jésus se réclame écrase d’emblée toute rencontre possible avec les non Juifs, les impurs… les gens communs. Par contre, pour cette femme, il n’y a pas de séparation entre elle et lui, entre le pur et l’impur, entre le Juif et le commun, et de là sa répartie.

            Dans toutes les cultures, des miettes tombent de la table, toujours, surtout lorsque ce sont les enfants qui mangent ; et ces miettes de pain n’ont rien à voir avec quelque tradition que ce soit ; tombées au sol ces miettes sont à la disposition de qui les saisit. La simple présence de Jésus à l’étranger, sa présence comme un homme du commun, c’est juste une miette que la femme saisit...

            Pourtant, tout cela, cette scène d’imploration et la rigueur des répliques entre Jésus et la femme, suppose encore une élaboration et une vivacité intellectuelles qui ne sont pas à la portée de tous. La femme, après l’intervention de Jésus, retourne chez elle, et on n’en parle plus. L’Évangile, même à l’étranger, ne semble pas encore être proposé à tous…

            (3) Troisième épisode du 7ème chapitre de Marc. L’itinéraire que prend alors Jésus le mène à s’enfoncer d’avantage encore en territoire étranger. Il lui reste à être effectivement dépouillé de tous les éléments traditionnels liés à son judaïsme d’origine, il lui reste à devenir un homme du commun. Il doit être confronté là à la vie commune, à la vie telle qu’elle va, comme elle va partout de par le monde, sans aucune considération de pureté, de tradition, de sainteté, de fin raisonnement et de théologie.

             Un homme est malade, il n’entend rien, il ne dit rien, on l’amène près de Jésus. Une fois les présentations faites, Jésus attire l’homme loin de la foule. Et donc l’Évangile, l’effectuation même de l’Évangile, advient dans la discrétion et l’intimité du tête à tête entre l’homme et son sauveur.

            Il semble qu’on ne puisse pas envisager un dépouillement plus extrême de la prédication de l’Évangile. On voit aussi que la tradition d’origine de Jésus soit dans ces circonstances-là sérieusement, voire totalement congédiée. A ce niveau de simplification et de dépouillement, avec ce degré-là d’intimité, on peut dire que l’Évangile est effectivement pour chacun, pourvu que chacun soit mené par d’autres vers Jésus ; ces autres n’ont pas de nom. Et ce qui mène ainsi anonymement vers Jésus, c’est ce qu’on peut appeler une tradition, tradition ici entièrement assumée par des gens faisant partie du commun des mortels.

            (4) Même si ce miracle eut lieu dans une absolue discrétion, il fut évidemment connu. Les gens en parlèrent, n’ayant rien d’autre à proclamer, juste qu’un homme sourd et muet avait été guéri par un certain Jésus venu de l’étranger. Le texte précise bien que les gens proclamaient ce fait – auquel ils n’avaient même pas assisté – proclamer étant le verbe aussi utilisé pour évoquer des propos reçus et traditionnellement déjà connotés.

            Ainsi, le 7ième chapitre de l’évangile de Marc commence par une discussion serrée sur des questions de tradition, et finit par une scène de miracle qui advient parce qu’elle advient, sans un mot, sans une justification, sans gestes codifiés, sans spectateurs. Et donc pour l’homme du commun, le miracle, l’Évangile, est intime, sans comment ni pourquoi. Et il est adressé ainsi à l’étranger, à l’homme du commun, hors de toute médiation, hors de tout contrôle traditionnels. Et il subjugue les gens.

            « Il a tout fait à la perfection ; il fait entendre les sourds et parler les muets. » C’est ce que disent les gens, et ça peut être regardé comme une confession de foi. Confession de foi en qui ? De foi en quoi ? Et pourquoi d’une seule guérison on passe à un pluriel totalisant ?

            Confession de foi, en sorte d’action de grâce, pour Jésus, oublions ici les mots Christ, Fils de Dieu ! Oublions tout ce que nous savons ou croyons savoir de lui. Pensons que le Sauveur est un homme du commun, et que l’Évangile est une rencontre intime avec cet homme-là, une rencontre qui peut changer bien des choses dans une vie, une rencontre qui ouvre les oreilles et la bouche. Une rencontre qui, sur le fond et sur la forme, ne doit rien à une tradition établie…

            Mais est-ce vraiment cela ? Est-ce vraiment possible qu’une rencontre avec Jésus ait-lieu hors de toute tradition ? Même dans le plus grand dépouillement, même loin de tout, dans la terre commune, il y a des gens qui, sachant qu’un étranger est là, sachant de quoi il est capable, mènent le sourd muet jusque vers Jésus, avec en eux l’espérance pour lui d’une rencontre.

            C’est en cela, et en cela seulement qu’une tradition a sa raison d’être, c’est à cela et cela seulement qu’elle doit œuvrer. Amen