Marc 7
31 Jésus quitta le territoire de Tyr et revint par Sidon vers la mer de Galilée en traversant le territoire de la Décapole. 32 On lui amène un sourd qui, de plus, parlait difficilement et on le supplie de lui imposer la main. 33 Le prenant loin de la foule, à l'écart, Jésus lui mit les doigts dans les oreilles, cracha et lui toucha la langue. 34 Puis, levant son regard vers le ciel, il soupira. Et il lui dit: «Ephphata», c'est-à-dire: «Ouvre-toi.» 35 Aussitôt ses oreilles s'ouvrirent, sa langue se délia, et il parlait correctement.
36 Jésus leur recommanda de n'en parler à personne: mais plus il le leur recommandait, plus ceux-ci le proclamaient. 37 Ils étaient très impressionnés et ils disaient: «Il a bien fait toutes choses; il fait entendre les sourds et parler les muets.»
Prédication :
Sans relire en entier le 7ème chapitre de l’évangile de Marc, il
peut être intéressant de s’en remémorer les deux premiers épisodes :
(1) D’abord, une querelle, entre Jésus et des Pharisiens,
qui porte sur la purification des mains avant toute absorption de nourriture. Pourquoi
ce rituel, pourquoi être attaché à la tradition ? Est-ce nécessaire ?
Obligatoire ? Et à partir de cela, toute la tradition est interrogée par
la prédication de Jésus. Le lieu
de cette première querelle est celui d’une division entre Juifs ayant adopté
l’Évangile, qui se sont libérés de leurs obligations traditionnelles, et d’autres
Juifs étant restés fidèles à la foi de leurs pères, et continuant à respecter
ces mêmes obligations.
Ceux-ci interrogent ainsi Jésus : « Pourquoi
tes disciples ne marchent-ils pas selon la tradition des anciens, et
prennent-ils leur repas avec des mains impures ? » Sur cette question la
langue grecque nous réserve une merveilleuse surprise : le mot traduit par
impur a une autre signification, il
qualifie ce qui est commun, commun à
tous les hommes, sauf évidemment à ceux qui se déclarent eux-mêmes purs. Pourquoi
tes disciples prennent-ils le repas avec des mains communes, en faisant comme
tout le monde ? » Et ce mot, plusieurs fois répété dans le premier
épisode du chapitre 7 de Marc, suggère que oui, l’Évangile de Jésus Christ,
d’abord annoncé à des Juifs, doit s’adresser aussi à l’homme commun, la femme
commune, étranger, étrangère aux traditions des anciens d’Israël, bref, à tout
le monde, et sans rites obligatoires.
(2) Ici, nous pourrions dire que oui, évidemment,
l’Évangile est bien pour tous et que, la preuve, Jésus s’en va à l’étranger,
chez les gens du commun, il se dirige vers le nord, Tyr, Sidon, et environs.
Mais ça n’est pas pour prêcher qu’il part au Liban, il
semble avoir voulu faire retraite. Cependant, il est précédé par sa réputation.
Et une femme va lui réclamer, et obtenir de lui, la guérison de sa fille.
Souvenons-nous : elle est païenne, d’expression grecque, et d’origine syro-phénicienne.
L’Évangile est-il destiné à ces
gens-là ? Ne répondons pas oui trop péremptoirement. Le Juif Jésus répond
ainsi : « …ce n’est pas bien de retirer le pain aux enfants pour le
jeter aux petits chiens. » La réponse de la femme, vous la connaissez, les
petits chiens, sous la table, mangent les miettes qui sont tombées à terre, et Jésus,
vaincu par une telle répartie, prononce et réalise la guérison demandée. Même s’il n’est pas question directement
de tradition et de rituel, Jésus commence par rappeler, avec force argument,
qu’il existe une séparation traditionnelle absolue, entre lui et cette femme du
commun, entre lui le Juif et elle cette femme païenne qui ose venir vers lui. La
tradition dont ici Jésus se réclame écrase d’emblée toute rencontre possible
avec les non Juifs, les impurs… les gens communs. Par contre, pour cette femme,
il n’y a pas de séparation entre elle et lui, entre le pur et l’impur, entre le
Juif et le commun, et de là sa répartie.
Dans toutes les cultures, des miettes tombent de la
table, toujours, surtout lorsque ce sont les enfants qui mangent ; et ces
miettes de pain n’ont rien à voir avec quelque tradition que ce soit ;
tombées au sol ces miettes sont à la disposition de qui les saisit. La simple
présence de Jésus à l’étranger, sa présence comme un homme du commun, c’est juste
une miette que la femme saisit...
Pourtant, tout cela, cette scène d’imploration et la
rigueur des répliques entre Jésus et la femme, suppose encore une élaboration
et une vivacité intellectuelles qui ne sont pas à la portée de tous. La femme,
après l’intervention de Jésus, retourne chez elle, et on n’en parle plus.
L’Évangile, même à l’étranger, ne semble pas encore être proposé à tous…
(3) Troisième épisode du 7ème chapitre de
Marc. L’itinéraire que prend alors Jésus le mène à s’enfoncer d’avantage encore
en territoire étranger. Il lui reste à être effectivement dépouillé de tous les
éléments traditionnels liés à son judaïsme d’origine, il lui reste à devenir un
homme du commun. Il doit être confronté là à la vie commune, à la vie telle
qu’elle va, comme elle va partout de par le monde, sans aucune considération de
pureté, de tradition, de sainteté, de fin raisonnement et de théologie.
Un homme est
malade, il n’entend rien, il ne dit rien, on l’amène près de Jésus. Une fois
les présentations faites, Jésus attire l’homme loin de la foule. Et donc
l’Évangile, l’effectuation même de l’Évangile, advient dans la discrétion et
l’intimité du tête à tête entre l’homme et son sauveur.
Il semble qu’on ne puisse pas envisager un dépouillement plus
extrême de la prédication de l’Évangile. On voit aussi que la tradition
d’origine de Jésus soit dans ces circonstances-là sérieusement, voire
totalement congédiée. A ce niveau de simplification et de dépouillement, avec
ce degré-là d’intimité, on peut dire que l’Évangile est effectivement pour
chacun, pourvu que chacun soit mené par d’autres vers Jésus ; ces autres
n’ont pas de nom. Et ce qui mène ainsi anonymement vers Jésus, c’est ce qu’on
peut appeler une tradition, tradition ici entièrement assumée par des gens
faisant partie du commun des mortels.
(4) Même si ce miracle eut lieu dans une absolue discrétion, il fut évidemment connu. Les gens en parlèrent, n’ayant rien d’autre à proclamer, juste qu’un homme sourd et muet avait été guéri par un certain Jésus venu de l’étranger. Le texte précise bien que les gens proclamaient ce fait – auquel ils n’avaient même pas assisté – proclamer étant le verbe aussi utilisé pour évoquer des propos reçus et traditionnellement déjà connotés.
Ainsi, le 7ième chapitre de l’évangile de Marc
commence par une discussion serrée sur des questions de tradition, et finit par
une scène de miracle qui advient parce qu’elle advient, sans un mot, sans une
justification, sans gestes codifiés, sans spectateurs. Et donc pour l’homme du
commun, le miracle, l’Évangile, est intime, sans comment ni pourquoi. Et il est
adressé ainsi à l’étranger, à l’homme du commun, hors de toute médiation, hors
de tout contrôle traditionnels. Et il subjugue les gens.
« Il a tout fait à la perfection ; il fait
entendre les sourds et parler les muets. » C’est ce que disent les gens,
et ça peut être regardé comme une confession de foi. Confession de foi en
qui ? De foi en quoi ? Et pourquoi d’une seule guérison on passe à un
pluriel totalisant ?
Confession de foi, en sorte d’action de grâce, pour
Jésus, oublions ici les mots Christ, Fils de Dieu ! Oublions tout ce que
nous savons ou croyons savoir de lui. Pensons que le Sauveur est un homme du
commun, et que l’Évangile est une rencontre intime avec cet homme-là, une
rencontre qui peut changer bien des choses dans une vie, une rencontre qui
ouvre les oreilles et la bouche. Une rencontre qui, sur le fond et sur la
forme, ne doit rien à une tradition établie…
Mais est-ce vraiment cela ? Est-ce vraiment possible
qu’une rencontre avec Jésus ait-lieu hors de toute tradition ? Même dans
le plus grand dépouillement, même loin de tout, dans la terre commune, il y a
des gens qui, sachant qu’un étranger est là, sachant de quoi il est capable,
mènent le sourd muet jusque vers Jésus, avec en eux l’espérance pour lui d’une
rencontre.
C’est en cela, et en cela seulement qu’une tradition a sa
raison d’être, c’est à cela et cela seulement qu’elle doit œuvrer. Amen