samedi 10 juillet 2021

Le groupe ou l'individu ? La doctrine ou la parole ? (Ephésiens 1,3-14 et Marc 6,7-13)

 

Éphésiens 1

3 Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ: Il nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux en Christ. 4 Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde pour que nous soyons saints et irréprochables sous son regard, dans l'amour. 5 Il nous a prédestinés à être pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ; ainsi l'a voulu sa bienveillance 6 à la louange de sa gloire, et de la grâce dont il nous a comblés en son Bien-aimé: 7 en lui, par son sang, nous sommes délivrés, en lui, nos fautes sont pardonnées, selon la richesse de sa grâce. 8 Dieu nous l'a prodiguée, nous ouvrant à toute sagesse et intelligence. 9 Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein bienveillant qu'il a d'avance arrêté en lui-même 10 pour mener les temps à leur accomplissement: réunir l'univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre. 11 En lui aussi, nous avons reçu notre part: suivant le projet de celui qui mène tout au gré de sa volonté, nous avons été prédestinés 12 pour être à la louange de sa gloire ceux qui ont d'avance espéré dans le Christ. 13 En lui, encore, vous avez entendu la parole de vérité, l'Évangile qui vous sauve. En lui, encore, vous avez cru et vous avez été marqués du sceau de l'Esprit promis, l'Esprit Saint, 14 acompte de notre héritage jusqu'à la délivrance finale où nous en prendrons possession, à la louange de sa gloire.

Marc 6

7 Il fait venir les Douze. Et il commença à les envoyer deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits impurs. 8 Il leur ordonna de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton: pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans la ceinture, 9 mais pour chaussures des sandales, «et ne mettez pas deux tuniques». 10 Il leur disait: «Si, quelque part, vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu'à ce que vous quittiez l'endroit. 11 Si une localité ne vous accueille pas et si l'on ne vous écoute pas, en partant de là, secouez la poussière de vos pieds: ils auront là un témoignage.» 12 Ils partirent et ils proclamèrent qu'il fallait se convertir. 13 Ils chassaient beaucoup de démons, ils faisaient des onctions d'huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient.

Prédication

            Panorama complet de l’Univers avec l’Église au milieu, panorama éternel de l’histoire de l’humanité, avec les membres de l’Église, au milieu, prédestinés, distingués entre tous depuis les origines. Nous avons, avec ces quelques versets de l’épître aux Éphésiens, de quoi nourrir et justifier toute une conception de l’Église. S’il nous prend de vouloir nourrir et justifier bibliquement l’histoire, la structure et le fonctionnement de l’Église qui est la nôtre, nous avons ici tout ce qu’il faut, toute la doctrine qu’il faut.

            Et c’est avec un aplomb considérable que ces choses sont affirmées : choisis, prédestinés avant la fondation du monde, saints et irréprochables sous son regard, connaissant le mystère de sa volonté… L’auteur de l’épître aux Éphésiens y va tout de même assez fort dans le registre de la certitude et de la doctrine. Mais l’Église est-elle fille de la doctrine ?

            Les experts en Nouveau Testament nous disent que l’Épître aux Éphésiens date de 60 ou 61 après Jésus Christ. Et voici que nous sommes en face de divers textes : une génération après la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth, des textes de doctrine – Éphésiens comme nous l’avons lu – affirmatifs, massifs, etc., sont déjà produits, et sans doute bien diffusés, alors que les évangiles – de fait Marc le premier – n’existent pas encore. Il faudrait bien entendu considérer que ces deux textes, Marc et Éphésiens, n’ont pas été produits aux mêmes endroits, Rome, ou l’Asie Mineure, mais, dès leur époque, il y a entre eux un contraste considérable, contraste qui sera conservé par leur admission dans le Nouveau Testament. Contraste que nous pouvons résumer en une question assez simple : la fin de l’histoire, l’achèvement du plan de Dieu, est-ce l’advenue de l’Église, ou est-ce l’émergence d’une humanité nouvelle, composée d’humains renouvelés par l’audition et la méditation de la parole de Jésus Christ ? (pour le dire avec des gros mots, l’achèvement du plan de Dieu est-il ontologique et groupal, ou bien éthique et individuel ?).

            Nous avons déjà évoqué la réponse que semble apporter l’épitre aux Éphésiens. Qu’en est-il de l’évangile de Marc ?

         Jésus envoya les Douze, deux par deux, en mission, « leur donnant autorité sur les esprits impurs ». La mission des Douze était ainsi une mission de guérison. Ce qui est de nature à nous surprendre.

            Dans les chapitres précédents de Marc, lorsque Jésus accomplit une guérison, il recommande clairement qu’on n’en parle pas. 

        S’il en était ainsi, si l’on ne parlait jamais des guérisons accomplies par Jésus, le monde transformé par Lui, c'est-à-dire le monde de l’accomplissement de la volonté de Dieu serait un monde d’individus mystérieusement guéris qui ne parleraient jamais à personne de l’aventure de leur guérison. Mais nous ne pouvons pas imaginer un tel monde. En l’imaginant, en l’évoquant, même à demi-mot, nous faisons déjà entorse à ce qu’il doit être. Et puis les gens voient toujours ce qui est arrivé, ils en parlent aussi, et ils parlent aussi de celui par qui c’est arrivé. La renommée du guérisseur – puisqu’ici nous parlons d’un messie guérisseur, se répand ainsi, et Jésus en a fait l’expérience. Il n’a pas pour autant totalement arrêté de guérir.

            Nous pensons que la messianité de Jésus ne serait pas grand-chose s’il n’était qu’un guérisseur. Mais pourtant, il a tout de même envoyé les Douze pour une mission qu’il voulait être une mission de guérison seulement. Cette mission, les Douze l'accomplissent avec un certain succès : "ils chassaient beaucoup de démons, ils faisaient des onctions d’huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient" (Marc 6:13).

            Mission accomplie, donc, mais reste cette interrogation : en faisant des Douze des guérisseurs, que veut faire Jésus, que veut-il faire d’eux ?

            Nous pouvons imaginer que jadis comme aujourd’hui, les gens étaient inquiets pour eux-mêmes et pour les leurs, que la santé n’avait pas de prix, que les missions itinérantes de guérison étaient fréquentes et que leurs services étaient coûteux. Or, en face d’une telle réalité, Jésus envoie des guérisseurs avec ce qui ressemble à une éthique du guérisseur : être pauvre, opérer gratuitement, et laisser les gens libres de vous recevoir, ou de ne pas vous recevoir. C’est intéressant de repérer tout cela. Peut-être d’ailleurs y a-t-il, dans l’intention de Jésus que cette éthique compte au moins autant que la guérison elle-même, si ce n’est plus. La mission de guérison menée par les Douze, qui semble être efficace, doit générer d’elle-même tout ce qu’il faut de tentations pour éprouver une éthique de la gratuité. Alors, Jésus, que veut-il faire des Douze ? Des guérisseurs ? Peut-être, mais peut-être pas ; il veut faire d’eux des hommes habités par un profond esprit de générosité et de gratuité.

            Mais continuons car il y a plus. Car l’obéissance des Douze à l’ordre de Jésus est une obéissance très partielle. Envoyés pour guérir leurs contemporains, ils les guérissent. Mais ils ne se contentent pas de cela. Nous lisons, qu’après avoir reçu leurs ordres de missions, "ils partirent et ils proclamèrent qu’il fallait se convertir". Cette prédication de conversion vient même dans le texte (v.13) avant la prédication de guérison (v.14), et surtout elle ne leur a pas été commandée par Jésus. Pourquoi les Douze agissent-ils ainsi ?

            Pour essayer de répondre, souvenons-nous de l’histoire de la guérison d’un paralytique que ses porteurs avaient amené devant Jésus en démontant la toiture d’une maison (Marc 2). Voyant la foi des porteurs, Jésus dit au paralytique « Mon Fils, tes péchés sont pardonnés ». Et voyant la rogne des spectateurs, Jésus leur demanda « Qu’y a-t-il de plus facile de dire au paralysé… ? » Nous revenons à la mission des Douze avec cette question : « Qu’y a-t-il de plus facile à dire vos contemporains ? Convertissez-vous, ou soyez guéris des maladies qui vous tourmentent ?

            Les disciples donc vont au-delà de l’ordre de mission que Jésus leur a donné. Et si nous lisons bien, la prédication de conversion vient avant la prédication de guérison. Qu’y a-t-il de plus facile ? La guérison vérifiable, ou la conversion invérifiable ? La guérison qui va émerveiller et convaincre plein de monde d’adhérer à votre mouvement, ou la conversion qui, souvent discrète, laisse seul celui qui en est saisi et qui la choisit ?

            Comme à l’appui de cette polarité aperçue tout à l’heure, on nous rapporte que ceux qui furent guéris par les prières et les onctions des Douze furent nombreux. Mais de ceux qui furent convertis par leur prédication, nous ne savons rien.

 

            Et bien, à ce moment de l’évangile de Marc, il semble que ce soit le collectif qui l’emporte. De nombreuses personnes sont guéries et, quelques versets plus loin, dans le même chapitre, de nombreuses personnes seront nourries. Mais cela n’est pas du fait d’une doctrine, ou d’un catéchisme, comme nous l’avons vu dans les Éphésiens, ça n’est pas du fait d’un texte normatif, d’un texte reçu, mais d’une parole particulière adressée à chacun – et dont d’ailleurs l’évangile de Marc ne conserve aucune trace.

            De ce qu’ont dit les Douze, nous ne savons rien. De ce que Jésus à enseigné à la foule avant de la nourrir (Marc 6,34), nous ne savons rien. Ce qui fait que, librement, nous pouvons interroger nos âmes sur ce que leur suggèrent la prédication de conversion des Douze, et la multiplication des pains, librement aussi interroger l’épitre aux Éphésiens et sa haute théologie, avec tel et tel texte, la vie et le témoignage que nous entendons donner.