samedi 5 juin 2021

Méditations sur le sacrifice (Marc 14:12-26) au jour de la fête du Saint Sacrement

 Marc 14

12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent: «Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque?» 13 Et il envoie deux de ses  disciples et leur dit: «Allez à la ville; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le 14 et, là où il entrera, dites au propriétaire: ‹Le Maître dit: Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples?› 15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous.»

16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque. 17 Le soir venu, il arrive avec les Douze. 18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit: «En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi.» 19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre: «Serait-ce moi?» 20 Il leur dit: «C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat. 21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là!» 22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit: «Prenez, ceci est mon corps.» 23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous. 24 Et il leur dit: «Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude. 25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu.»

26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

Prédication 

            Nous sommes des lecteurs de la Bible et, en tant que tels, nous sommes observateurs du paysage religieux du proche orient ancien.

            Nous gardons ainsi la mémoire d’un temps où le premier fruit d’une espèce vivante était toujours voué au Dieu et lui était dûment sacrifié (le premier fruit d’un arbre, les premiers épis d’une saison, le premier agneau d’une brebis, le premier enfant d’une femme…). Nous ne savons pas quelle était la forme rituelle de ces types de sacrifices, mais ils pouvaient bien être à la fois des sacrifices d’action de grâce, et en même temps des sacrifices propitiatoires.

            S’agissant de sacrifices d’enfants premiers nés, nous avons dans la Bible des traces importantes de leur existence, avec le récit du sacrifice d’Isaac et celui aussi de la fille de Jephté. Les écrivains bibliques ont abhorré ces pratiques. Nous avons ainsi des interdits catégoriques à ce sujet (Lévitique 18 et 20), assortis de malédictions considérables. Mais lorsqu’on se donne ainsi la peine de maudire ceux qui auraient perpétré telle ou telle horreur, c’est que cette horreur est encore bien présente, dans certains esprits, et dans les faits.

            Concernant le destin du fils premier né, plutôt que de l’offrir en sacrifice, il fut décidé qu’il serait mis au service de la Religion (1 Samuel 1ss.), et même cette forme de don fut remplacée progressivement par un don particulier, fait à la Religion,  et rachetant l’enfant.

            Ces manières de faire, qui faisaient accéder à la prêtrise des rejetons d’à peu près toutes les familles, furent concurrencées plus tard par un mode de succession familial et clanique … Un petit nombre de familles ayant le monopole du culte, vous pouvez penser que ces gens-là étaient tout à fait favorables au rachat pécuniaire du premier né, car ce rachat, en plus de les enrichir, leur permettait de rester bien entre eux.

            Suivant les moments de l’histoire d’Israël, le nombre de lieux de cultes fut variable, entre beaucoup et un seul, mais le culte restait partout un culte à sacrifice.

            Et il y a quelque chose aussi qui demeura pendant toute l’histoire d’Israël, c’est la présence, autour des lieux de culte, de personnages inspirés, prophètes, qui allaient toujours poser les mêmes questions à leurs contemporains : le sacrifice, pour quelles raisons ? Adressé à quel Dieu ? Dans quel but ? Et dans quel état d’esprit ?

            Des prophètes parlaient donc. Parfois ils se disputaient avec les dignitaires du culte. Parfois – rarement – leurs propos changeaient des cœurs. Mais le plus souvent, leurs paroles leur survivaient.

            Parfois, ce sont les événements qui parlaient et interrogeaient : quand il n’y a plus de Temple, que peut-on faire ? Quand on vit définitivement loin du pays des ancêtres, que peut-on faire ? Questions qui furent posées déjà au moment l’Exil (585…), et nous lisons avec profit les prophètes Jérémie et Ézéchiel. Questions qui furent aussi posées, avec urgence, en l’an 70 ap. J.C., lorsque le Temple de Jérusalem fut détruit et que son feu s’éteignit pour toujours.

            Dans tout le petit parcours que nous venons de faire, il y a l’idée que Dieu veut que ses fidèles lui offrent des sacrifices. Et nous nous demandons pourquoi, c'est-à-dire de quoi Dieu a-t-il besoin ? Pourquoi Dieu a-t-il besoin de sacrifices ? L’odeur de graisse qui brûle était réputée avoir le pouvoir d’apaiser le courroux de Dieu, et donc de le mettre dans de bonnes dispositions. Nous pouvons trouver cela enfantin. Mais nous n’avons pas vécu ces temps anciens. Nous pouvons aussi considérer que la religion était l’outil de domination des prêtres sur les peuples, affirmer donc que ça n’est pas Dieu qui avait besoin des sacrifices, mais plutôt les prêtres, nous le pouvons aussi. Mais une fois encore, nous n’avons pas connu ces temps là. Notre monde n’est pas structuré comme celui des temps anciens. Nous ne savons pas de quoi les fidèles eux-mêmes avaient besoin. Nous savons qu’à tout propos, on sacrifiait. Et nous ne comprenons pas que ces gens-là aient toute leur vie durant accepté de consacrer des parts si importantes de leurs productions au service d’un culte pour nous si opaque.

            Toutes ces questions étaient probablement posées lorsque Jésus de Nazareth partagea sa dernière Pâque avec ses disciples. Et à toutes ces questions Jésus répondit par « Prenez, ceci est mon corps. » et « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude. » Et il se pourrait qu’en ces deux petits tronçons de phrase, bien des choses soient dites.

            Ce pain que les fidèles mangent, c’est Son corps, et ça n’est pas la peine de se demander comment cela devient son corps – perte de temps. Le Dieu donne son corps à manger aux fidèles : c’est le renversement complet de la perspective du culte à sacrifice. Il est la victime du sacrifice. En se donnant comme nourriture, il consent à devenir, comme tout aliment, une partie de la chair humaine. Et à partir de ce moment, s’il est quelque part un temple pour Dieu, ce sera individuellement le corps de chaque fidèle, et collectivement leurs corps pris tous ensemble. S’il est enfin une présence de Dieu qui se manifeste, une parole de Dieu qui se fait entendre et une puissance de Dieu qui agit, ça sera dans les pensées, les paroles et les actes des fidèles.

            Ce vin que les fidèles boivent, c’est Son sang, et une fois encore nous n’allons pas nous demander comment ça devient ceci ou cela. Pour qu’il y eût alliance, il fallait que du sang de bêtes soit répandu, et qu’au terme d’un rituel compliqué ce sang serve à l’aspersion du peuple. Tel était le sang de l’alliance, et ce sang venait coller à la peau des fidèles. Dans ce que Jésus propose, aucun tiers n’a à pâtir de l’Alliance. Dieu lui-même offre ce sang, dans un don absolu de lui-même. Ajoutons que l’Alliance n’a plus le caractère d’extériorité quelle avait avec l’aspersion, mais qu’elle est intérieure. Ce sang offert est bu, et c’est la vie de Dieu, la vitalité de Dieu qui vient abreuver les croyants. Dieu est à l’initiative de ce cette rencontre, qui devient une rencontre et une affaire intime entre le croyant et Dieu, affaire dans laquelle Dieu est tout entier pris, abandonné à la nature humaine, si bien qu’il n’y a plus d’autre parole divine que la parole humaine. Celui qui accepte de boire ce sang devient alors comme responsable de Dieu.

            Au bilan, dans le culte à sacrifice, l’homme se hisse à Dieu par des rituels complexes et reçoit de Dieu un pardon en échange. Dieu est et reste responsable de l’homme. C’est assez simple, en somme, Dieu et l’homme sont chacun à sa place, chacun dans sa demeure, et les échanges entre eux sont convenablement réglés et tarifés.

            Avec le sacrifice volontaire de Jésus Christ, avec « Ceci est mon corps… » et « Ceci est mon sang… », Dieu s’incarne absolument, Dieu s’abaisse totalement vers l’homme, il est consommé par l’homme pour une transformation en profondeur, il devient absolument et totalement chair humaine, et tout cela pour que l’homme vive.

            Ce don absolu de Lui-même, Jésus semble ne le faire qu’une fois, dans l’évangile de Marc, au chapitre 14. Mais si l’on veut bien essayer de repérer ce don dans d’autres pages du même évangile, on verra qu’il fait ce don petit à petit, un jour après l’autre, un chapitre après l’autre. Bien sûr, il y a l’immense déclaration de la dernière Pâque, mais il y a aussi le quotidien. Puissions-nous vivre du don de Jésus Christ, chaque jour. Et puisqu’il est chaque jour d’avantage en nous, puissions-nous chaque jour  d’avantage porter et offrir ce don. Amen