samedi 19 juin 2021

Et quand personne ne calme les tempêtes ? (Job 38,1 et 38,8-11 ; Marc 4,35-41)

Job 38

1 Le SEIGNEUR répondit alors à Job du sein de l'ouragan et dit: 8 Quelqu'un ferma deux battants sur l'Océan quand il jaillissait du sein maternel,  9 quand je lui donnais les brumes pour se vêtir, et le langeais de nuées sombres.  10 J'ai brisé son élan par mon décret, j'ai verrouillé les deux battants  11 et j'ai dit: «Tu viendras jusqu'ici, pas plus loin; là s'arrêtera l'insolence de tes flots!»

Marc 4

35 Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit: «Passons sur l'autre rive.»  36 Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque où il se trouvait, et il y avait d'autres barques avec lui.  37 Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait.  38 Et lui, à l'arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent: «Maître, cela ne te fait rien que nous périssions?» 39 Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer: «Silence! Tais-toi!» Le vent tomba, et il se fit un grand calme. 40 Jésus leur dit: «Pourquoi avez-vous si peur? Vous n'avez pas encore de foi » 41 Ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux: «Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent?»

Prédication :

            Nous sommes – je suis – un peu gêné en découvrant ces textes, proposés à notre méditation de ce jour. Gêné parce que ces textes nous montrent un Dieu s’affirmant comme grand régulateur du chaos océanique, ces mêmes textes nous montrant  aussi un Jésus dont le super pouvoir est capable de calmer la tempête – une tempête qui sans doute par erreur avait échappé au contrôle de Dieu…

            Nous pouvons être gênés avec ces deux textes, parce que le Dieu dont ils parlent ne se manifeste guère. Les gens crient à Dieu du sein de la tempête, et le drame arrive. Pas de Dieu pour avoir refermé les portes de l’Océan ; et pas de Jésus pour calmer le vent et la mer. Et c’est ainsi qu’ils périssent, pour certains après avoir dû embarquer sur des choses qui ne méritent pas le nom de navires…

            Qu’avons-nous à dire, avec ces deux textes ? A priori, rien. Rien à dire aux morts, parce qu’ils sont morts. Rien à dire ni aux survivants. Quant à mettre en avant que la foi des uns serait plus pertinente que celles des autres, c’est seulement indécent, car les disciples de Jésus, miraculeusement sauvés, n’avaient même pas de foi.

            Tout au plus pouvons-nous avancer que l’appel des disciples vers Jésus, appel du croyant vers son Dieu, n’a de signification qu’en situation, sans rien à faire valoir, sans rien à mériter, espérant contre toute espérance, comme un cri inarticulé adressé vers le néant.             Et, voyez-vous, il me semble que toute autre approche, toute dissertation sur un divin exaucement serait irrecevable, peut-être même indécente. 

             Pour autant, il y a nos versets bibliques et il y a la catastrophe. Les deux sont là. Et si nous voulons essayer de dire quelque chose au nom de Dieu, il nous faut oser penser plus sérieusement, plus profondément – on pourrait même dire que notre pensée doit oser devenir audacieuse. Notre réflexion doit se poser devant Dieu, avec Dieu, tel qu’il en est parlé dans nos textes, mais aussi sans Dieu, parce que Dieu, un certain Dieu, ne se manifeste pas. Notre réflexion ne peut pas tenir Dieu en-dehors de tout ça, qu’il s’agisse de l’ordre, ou du désordre, de la brise légère et du l’ouragan qui fracasse tout. Deux livres pourraient nous guider, et nous aider.  

            L’un, c’est Résistance et soumission (Dietrich Bonhoeffer, 1906-1945). Peut-être pourrons-nous réserver la lecture de quelques pages à l’Atelier du Samedi…

            L’autre est le livre de Job, et nous venons d’en lire quelques lignes : Dieu tient les flots sous contrôle. Mais ça n’est pas si simple. Et la proposition que fait le livre de Job, une proposition d’une audace considérable, c’est que lorsqu’il s’agit d’un monde tout bien en ordre il s’agit de Dieu, et que lorsque tout semble retourner au chaos, il s’agit aussi de Dieu, les deux sans aucunement considérer que Dieu est animé d’une volonté de bénir et de maudire, non, les deux, l’harmonie et le chaos juste parce qu’il est Dieu.

            De cette manière, il devient extrêmement difficile de penser que Dieu veut du bien pour untel, et qu’il veut la mort d’un autre. Il devient impossible de penser que Dieu fait ses petits comptes. Il devient extrêmement difficile – impossible –  de penser qu’il en va de Dieu comme d’un destin écrit depuis toujours. Toute la fin du livre de Job est une méditation décisive sur le réel, un pur réel qui se moque bien des croyances, des torts et des mérites. Méditation dans laquelle Dieu est le nom de la foi de Job, le nom que Job invoque sans jamais rien exiger de Lui. Dieu est le nom du rapport de Job à la vie, qu’il s’agisse d’une vie de bonheur ou d’une vie de malheur. Le reste de Job, de l’homme, de sa protestation et de sa piété, c’est juste l’homme qui croit.

            En plus de Bonhoeffer et de Job, nous pouvons aussi approfondir notre méditation en évoquant deux cantiques. Prends ma main dans la tienne (47/14 de Alléluia), dont la 2ème strophe commence ainsi : « Que ta main me dispense joie ou douleur. » Dieu, selon sa fantaisie ou son insondable jugement réserve-t-il joie ou douleur ? Le cantique date du tout début du 20è siècle. Les croyants du début du 20ème siècle ont-ils cru cela ? Ou Dieu est-il plutôt le nom que le croyant invoque en toutes circonstances, sans spéculer sur les bons et les mauvais points ? Réponse possible dans le cantique : « Que ta main me dispense, joie ou douleur, Paisible en ta présence Garde mon cœur. » Je me souviens d’avoir entendu une vieille personne, que la vie avait terriblement éprouvée dire de Dieu : « Sa main s’est souvent appesantie sur moi, mais je n’ai jamais douté de son amour. » Deuxième cantique nourrissant une réflexion similaire, La foi renverse devant nous (278 de Louange et Prière, 628 de Arc en Ciel ; il a été entièrement réécrit dans le recueil Alléluia). Troisième strophe : « Quand on le suit, tout est bonheur, et jamais les tempêtes, Sans la volonté du Sauveur n’éclatent sur nos têtes. » Est-ce à dire, une fois encore, que selon sa fantaisie et, pire, selon sa volonté Dieu réserve la tempête à certains, certains jours, et la distribue différemment d’autres jours ? Ou n’est-ce pas plutôt une réflexion sur la vie, sur la mort, et sur le nom de Dieu ? N’est-ce pas une réflexion sur la foi ? 

            Nous sommes maintenant suffisamment loin des écluses divines et bien étanches par lesquelles notre méditation a commencé. Nous pouvons revenir quelques instants – prudemment – vers l’évangile de Marc.

            Les disciples de Jésus réclament de leur maître un acte de puissance par lequel il changerait le cours implacable de leur navigation, et de leur vie. Et ils sont exaucés, et tant mieux… mais nous ne pouvons pas faire de cet exaucement un miracle de la foi, nous ne le pouvons pas, parce que tant et tant ont crié vers un sauveur, avec la pureté d’âme qu’on expérimente dans l’imminence de la mort, et aucun sauveur ne les a jamais secourus.

            Nous ne pouvons pas non plus faire de cet épisode un miracle de la foi, parce qu’il n’y a pas de foi. Jésus s’adresse à ses disciples pour leur demander pourquoi ils ont peur (c’est clairement une question) : « Pourquoi avez-vous peur ? », et à cette question il ajoute ceci, qui est clairement une affirmation : « Vous n’avez pas encore de foi ! »

            Entendons bien ici que si les disciples de Jésus en appellent à leur Seigneur, c’est parce qu’ils n’ont pas de foi, pas encore, ça veut dire que ça peut peut-être leur venir. S’ils avaient la foi, que feraient-ils ? Nous pouvons imaginer qu’ils rameraient, qu’ils écoperaient… Nous ne pouvons pas imaginer quoi que ce soit dans l’ordre du miraculeux, réservé au Fils de Dieu. Mais s’agissant de la prière, nous pouvons essayer d’affirmer, dans le sens des textes (Job et Marc), que s’ils avaient la foi, les disciples ne réveilleraient pas Jésus, s’en remettraient totalement à Dieu, et feraient dans le bateau ce que le Seigneur fait : dormir.

            Ce qui nous conduit à affirmer que celui qui a la foi ne demande pour lui-même jamais rien à Dieu – ni d’ailleurs au Christ Jésus. Disons cela une fois encore : prier pour soi-même c’est n’avoir pas foi. Affirmation désagréable que nous pourrions décliner de deux ou trois autres manières. Et qu’il faut prendre telle qu’elle est, et tels que nous sommes.

            Oui, nous n’avons pas encore de foi. Et nous n’allons pas nous laisser écraser par cet état qui est le nôtre. Nous ne sommes, en somme, que des apprentis. Personne ne nous interdit de prier pour nous-mêmes. Personne ne  nous interdit de demander raison à Dieu. Et il est même une prière que chacun peut faire, plein de confiance ou plein de doute, enseignée par le Christ lui-même, et dont nous garderons qu’une demande, maintenant que ce sermon s’achève : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Amen