Et voici la dernière des béatitudes du 5ème chapitre de l’évangile de Matthieu, deux longs versets qui évoquent la persécution dans toute sa hideur et qui promettent aux persécutés une grande récompense dans les cieux. L’ensemble est couronné d’un impératif soyez dans la joie et dans l’allégresse ! Nous voici bien embarrassés. Car il existe bien des endroits où des chrétiens sont persécutés à cause de leur foi. Nous pouvons bien sûr prier pour eux, nous pouvons aussi les aider via des organisations de soutien. Mais nous n’allons certainement pas leur dire, tout de go, Bienheureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute et qu'on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Nous n’allons pas leur dire Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux; c'est ainsi en effet qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.
La présence de ces deux versets dans l’évangile de
Matthieu nous donne à penser que, dès le commencement, lorsqu’il n’existait que
de petits groupes de fidèles, juifs ayant reconnu en Jésus leur Sauveur et
Maître, ces petits groupes furent persécutés, leurs membres dénoncés comme
hérétiques, comme apostats… Il s’agissait de dénonciations entre frères, entre
plus proches cousins. La terre d’Israël était une terre de passion, ce qu’elle
est encore aujourd’hui.
En temps de persécution,
comment peut-on donner sens à ce qu’on subit ? Matthieu insiste plus que
tous les autres évangiles sur les Saintes Écritures, et il connaît aussi fort
bien les traditions extrabibliques. Il propose à ses premiers lecteurs de se
souvenir des prophètes et de ce que les prophètes ont subi (on relira ici par
exemple 1 Rois 15, et 2 Chroniques 24). Traditions bibliques (par exemple 1
Rois 13) ou extrabibliques, l’histoire des prophètes est l’histoire de la
vérité, de la liberté de parole, et du prix de cette liberté. Les prophètes,
avec audace et librement, disent la vérité, leurs quatre vérités, aux princes,
aux prêtres, aux rois, au peuple. Ils
paient cette audace d’un prix de solitude, et parfois du prix de leur
vie. Sont-ils récompensés ? Ici-bas ? Dans l’au-delà ? Le récit
de la transfiguration de Jésus, en mettant en scène Moïse et Élie en gloire,
suggèrent que ces deux là au moins bénéficient d’un certain statut dans
l’au-delà. Mais s’agissant de la nuée des autres prophètes, et de ceux qui sont
persécutés à cause de Jésus, nous n’avons que la promesse que fait Jésus, celle
d’une grande récompense dans les cieux.
Quant à la nature de la récompense, nous ne pouvons imaginer que la béatitude,
un repos, conscient, paisible.
Mais nous n’avons pas vu
de prophète, ni l’un des lecteurs de Matthieu, réclamer cette récompense. Élie,
peut-être le plus grand de tous les prophètes, traversant un jour un profond
découragement, demande à Dieu de lui prendre sa vie (1 Rois 19:4). Et Dieu ne
l’exauce pas. Au contraire, Dieu le console, et le renvoie à sa vie d’homme, à
sa tâche de prophète. C’est entre Élie et Dieu que cela se passe, dans leur
intimité. Et nous, lecteurs, nous sommes introduit, sans discrétion aucune,
dans cette intimité. Nous voyons bien que Dieu répond, mais que savons-nous, réellement,
de la réponse de Dieu ?
Alors, pour revenir à
cette dernière béatitude, il nous faut la comprendre, plus que toutes les
autres béatitudes, comme un témoignage rendu sur quelque chose qui doit arriver
absolument, une joie peut-être, une intime espérance, inscrite dans le cœur de
chacun.