dimanche 23 juin 2019

Donner et multiplier (Luc 9,10-17)



Luc 9 :
10 À leur retour, les apôtres racontèrent à Jésus tout ce qu'ils avaient fait. Il les emmena et se retira à l'écart du côté d'une ville appelée Bethsaïda.
11 L'ayant su, les foules le suivirent. Jésus les accueillit; il leur parlait du Règne de Dieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin.
12 Et le jour commença de baisser. Les Douze s'approchèrent et lui dirent: «Renvoie la foule; qu'ils aillent loger dans les villages et les hameaux des environs et qu'ils y trouvent à manger, car nous sommes ici dans un endroit désert.»
13 Mais il leur dit: «Donnez-leur vous-mêmes à manger.» Alors ils dirent: «Nous n'avons pas plus de cinq pains et deux poissons... Faudra-il que nous allions nous-mêmes acheter de la nourriture pour tout ce peuple.»
14 Il y avait en effet environ cinq mille hommes. Il dit à ses disciples: «Faites-les s'installer par groupes d'une cinquantaine.»
15 Ils firent ainsi et les installèrent tous.
16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça sur eux la bénédiction, en fit des morceaux, et il les donnait aux disciples pour les présenter à la foule.
17 Ils mangèrent et furent tous rassasiés; et l'on emporta ce qui leur restait des morceaux: douze grands paniers.



Prédication :
            Les disciples revinrent vers Jésus. Il les avait envoyés de par le monde pour proclamer la Bonne Nouvelle et faire des guérisons. Ce qu’ils firent. Et lui, le maître, pendant ce temps, ne faisait en somme rien de différent : proclamer, guérir…

            Je me souviens des jours de lessive chez ma grand-tante, des souvenirs de plus de cinquante ans. Dans le milieu des années 60, j’avais au plus cinq ans, on continuait chez elle à faire bouillir le linge blanc dans des lessiveuses chauffées par un feu de charbon posé à même le sol. Le rinçage final se faisait à l’eau de pluie, eau qu’il fallait puiser dans une grande citerne située sous la buanderie : un seau de 20 litres dont l’anse était reliée à une chaîne devait être lancé dans l’eau puis hissé à la force des bras ; toutes les lavandières n’ayant pas la force nécessaires, elles s’y mettaient à deux, mais on faisait aussi parfois appel à Alfred le jardinier. On ne pratiquait plus le blanchiment sur pré ; le linge était mis à sécher sur un étendage, au second étage de la grande maison. La buanderie étant en rez-de-jardin, le linge mouillé était transporté dans d’immenses paniers d’osier. Une fois encore, une seule personne ne suffisait pas…
Lorsqu’un jour on raconta aux enfants comment Jésus avait multiplié les pains, et qu’il y avait eu douze paniers de restes, l’un des enfants demanda de quelle taille étaient les paniers. Comme ceux de la buanderie ? Oui, comme ceux de la buanderie. C’est ainsi que, depuis toujours, je me représente les paniers d’osiers dans lesquels furent recueillis les restes de la multiplication des pains : immenses, tellement immenses que je pourrais tenir tout entier dedans.
Les restes du repas furent ainsi en quantité considérable. Même après plusieurs dizaines d’années,  mon étonnement demeure. Comment les restes d’un repas peuvent-ils excéder les quantités initialement apportées ? Comment une quantité si négligeable de nourriture put-elle rassasier autant de monde et produire autant de surplus ? Cette histoire nous parlait, à nous les enfants, parce que, dans la grande maison, nous étions toujours fort nombreux à table. Bien moins que 5000, mais, tout de même, toujours plusieurs dizaines, et nous voyions bien que les plats qui arrivaient bien chargés de nourriture repartaient toujours vides.
Dieu voulant, cette multiplication advint, et pas qu’une fois dans les évangiles. Cela advint aussi lorsque des prophètes s’invitaient en temps disette chez des femmes étrangères ; avec Elie, et avec Elisée, des cruches d’huile et de modestes réserves de farine ne s’étaient pas épuisées pendant tout le temps que duraient les famines.
Peut-être que pendant que la femme qui hébergeait le prophète survivait avec lui, on mourrait de faim autour d’eux. Et peut-être que pendant que Jésus multipliait les pains pour 5000 hommes, d’autres hommes, dans les environs, périssaient dénutris. Ceci nous suggère que la première interprétation de cette histoire de multiplication des pains doit être une interprétation pratique. Nous voyons des camions qui transportent des sacs de riz, et des humains faméliques qui attendent. Nous voyons d’autres humains, apparemment bien nourris, qui distribuent de la nourriture… miracles certainement pour les affamés, 800 millions sur notre planète, aujourd’hui. Oui, la foi se doit d’être pratique.
Mon stock de nourriture est-il suffisant ?
             La foi de Jésus est aussi une fois pratique. Il enseigne et agit conformément à ce qu’il enseigne. A ces gens qui sont venus il parle du règne de Dieu. Il guérit ceux qui en ont besoin. Et il nourrit. Cela fait trois activités, avec une différence notable entre les deux premières activités et la troisième. Autant Jésus semble n’avoir besoin de rien pour enseigner et pour guérir, autant, pour nourrir, il semble avoir besoin d’un apport humain. Cela devrait nous faire nous ressouvenir de la première tentation que lui infligea le diable : « Si tu es Fils de Dieu, dis à cette pierre de devenir du pain. » Nous avons en d’autres temps commenté les tentations. Et nous avons affirmé que, en résistant à la première des trois tentations, Jésus refuse de se désolidariser des humains. Or ce refus a une conséquence : sans la solidarité, sans l’engagement des humains, Jésus ne fera rien. Jésus ne fait rien pour ceux qui ne font rien pour les autres… Nous pourrions même oser dire qu’il ne veut ni ne peut rien faire pour ceux qui ne font rien pour les autres. Et que, par conséquent, la foi chrétienne n’a de consistance, de pertinence, qu’en tant qu’elle est ordonnée à la diaconie – nous l’avons dit déjà – mais aussi qu’elle n’a de consistance et de pertinence que communautaire qu’en tant qu’elle est ordonnée à la vie communautaire.
            Et de cette vie communautaire, nous pouvons dire qu’elle a le don pour point de départ. « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » Or les disciples n’ont presque rien, et de ce presque rien c’est la totalité qui leur est réclamée par Jésus. Ainsi la foi exige-t-elle un don sans reste, et c’est seulement ce don sans reste que notre Seigneur multiplie au point que les restes excèdent le don.
Et les 12 disciples qui, tous ensemble avaient donné à Jésus tout ce dont ils disposaient, repartirent chacun avec un grand panier de restes.
            Voici que nous sommes que nous sommes disciples de Christ. Où en sommes-nous de ce don sans reste ? Donne-t-on chez nous ainsi sans reste, ou se consacre-t-on ainsi sans restes à l’Évangile de Jésus Christ ? La communauté pourrait être amenée à répondre, ce qui laisse à supposer que chacun aussi devrait répondre pour lui-même. Que chacun s’examine, disons-nous toujours, et que chacun aussi poursuive au-delà de Luc 9 sa lecture de l’évangile. L’injonction à tout donner ne cesse de rebondir, d’un chapitre à l’autre. Toutes sortes de gens s’approchent de Jésus, et souvent s’en éloignent, parce que tout donner, c’est trop. Même les disciples de Jésus, qui ont pourtant tout abandonné pour le suivre, persistent à se demander qui d’entre eux est le plus grand, persistent à affirmer que oui, que bien sûr, ils le suivront toujours et jusqu’au bout… Nous savons bien ce qu’il en est de la fin de l’évangile... Pour les disciples de Jésus, avoir tout donné était encore trop peu : du reste à donner leur demeurait encore.
           
Quant à Jésus, il persiste et persistera à se donner, opérant pour ses disciples d’abord et pour l’humanité entière le don entier de lui-même. Il se donnera lui-même à manger, il se livrera totalement, corps et âme, gestes et paroles, sans reste. L’homme ne vivra pas de pain seulement, dit-il au commencement de l’évangile. Le fils de l’homme ne vivra pas autrement que par les hommes et pour les hommes, c’est ce qui se dessine tout au long de l’évangile, et s’accomplit à la croix.

            Et après ? Après la croix, la mesure est prise et de l’engagement de Jésus – tout est donné – et de ce que sont les humains, tous, même ses disciples, et même nous. Le don que Jésus fait de lui-même est sans réserve et sans reste. C’est à partir de ce don ultime que la résurrection advient, qui rend le fils de l’homme à la vie, et qui est promesse de vie pour tous les hommes. Amen