dimanche 21 avril 2019

Pâques, le délire et le refus de croire (Luc 24)

Aujourd'hui, je vous propose une très longue lecture, tout un chapitre, dont un seul verset servira de clé de lecture. Mais avant tout, aujourd'hui, je vous propose une photo, référencée, à la mémoire des 200 et plus... que les bombes ont tués, qui sont morts au Sri Lanka. Pâques d'amertume...
@Geeta_Mohan
Luc 24
1  et, le premier jour de la semaine, de grand matin, elles vinrent à la tombe en portant les aromates qu'elles avaient préparés.
2 Elles trouvèrent la pierre roulée de devant le tombeau. 3 Étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. 4 Or, comme elles en étaient déconcertées, voici que deux hommes se présentèrent à elles en vêtements éblouissants. 5 Saisies de crainte, elles baissaient le visage vers la terre quand ils leur dirent: «Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts? 6 Il n'est pas ici, mais il est ressuscité. Rappelez-vous comment il vous a parlé quand il était encore en Galilée; 7 il disait: ‹Il faut que le Fils de l'homme soit livré aux mains des hommes pécheurs, qu'il soit crucifié et que le troisième jour il ressuscite.› » 8 Alors, elles se rappelèrent ses paroles; 9 elles revinrent du tombeau et rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres. 10 C'étaient Marie de Magdala et Jeanne et Marie de Jacques; leurs autres compagnes le disaient aussi aux apôtres.
11 Aux yeux de ceux-ci ces paroles semblèrent un délire et ils ne croyaient pas ces femmes.
12 Pierre cependant partit et courut au tombeau; en se penchant, il ne vit que les bandelettes, et il s'en alla de son côté en s'étonnant de ce qui était arrivé.

13 Et voici que, ce même jour, deux d'entre eux se rendaient à un village du nom d'Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem. 14 Ils parlaient entre eux de tous ces événements.15 Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux; 16 mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. 17 Il leur dit: «Quels sont ces propos que vous échangez en marchant?» Alors ils s'arrêtèrent, l'air sombre. 18 L'un d'eux, nommé Cléopas, lui répondit: «Tu es bien le seul à séjourner à Jérusalem qui n'ait pas appris ce qui s'y est passé ces jours-ci!» - 19 «Quoi donc?» leur dit-il. Ils lui répondirent: «Ce qui concerne Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en action et en parole devant Dieu et devant tout le peuple: 20 comment nos grands prêtres et nos chefs l'ont livré pour être condamné à mort et l'ont crucifié; 21 et nous, nous espérions qu'il était celui qui allait délivrer Israël. Mais, en plus de tout cela, voici le troisième jour que ces faits se sont passés. 22 Toutefois, quelques femmes qui sont des nôtres nous ont bouleversés: s'étant rendues de grand matin au tombeau 23 et n'ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu'elles ont même eu la vision d'anges qui le déclarent vivant. 24 Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ce qu'ils ont trouvé était conforme à ce que les femmes avaient dit; mais lui, ils ne l'ont pas vu.» 25 Et lui leur dit: «Esprits sans intelligence, coeurs lents à croire tout ce qu'ont déclaré les prophètes! 26 Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela et qu'il entrât dans sa gloire?» 27 Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.

28 Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d'aller plus loin. 29 Ils le pressèrent en disant: «Reste avec nous car le soir vient et la journée déjà est avancée.» Et il entra pour rester avec eux. 30 Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna. 31 Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible. 32 Et ils se dirent l'un à l'autre: «Notre coeur ne brûlait-il pas en nous tandis qu'il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures?» 33 À l'instant même, ils partirent et retournèrent à Jérusalem;

ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons, 34 qui leur dirent: «C'est bien vrai! Le Seigneur est ressuscité, et il est apparu à Simon.» 35 Et eux racontèrent ce qui s'était passé sur la route et comment ils l'avaient reconnu à la fraction du pain. 36 Comme ils parlaient ainsi, Jésus fut présent au milieu d'eux et il leur dit: «La paix soit avec vous.» 37 Effrayés et remplis de crainte, ils pensaient voir un esprit. 38 Et il leur dit: «Quel est ce trouble et pourquoi ces objections s'élèvent-elles dans vos coeurs? 39 Regardez mes mains et mes pieds: c'est bien moi. Touchez-moi, regardez; un esprit n'a ni chair, ni os, comme vous voyez que j'en ai.» 40 À ces mots, il leur montra ses mains et ses pieds. 41 Comme, sous l'effet de la joie, ils restaient encore incrédules et comme ils s'étonnaient, il leur dit: «Avez-vous ici de quoi manger?» 42 Ils lui offrirent un morceau de poisson grillé. 43 Il le prit et mangea sous leurs yeux. 44 Puis il leur dit: «Voici les paroles que je vous ai adressées quand j'étais encore avec vous: il faut que s'accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes.» 45 Alors il leur ouvrit l'intelligence pour comprendre les Écritures,
46 et il leur dit: «C'est comme il a été écrit: le Christ souffrira et ressuscitera des morts le troisième jour, 47 et on prêchera en son nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. 48 C'est vous qui en êtes les témoins. 49 Et moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Pour vous, demeurez dans la ville jusqu'à ce que vous soyez, d'en haut, revêtus de puissance.» 50 Puis il les emmena jusque vers Béthanie et, levant les mains, il les bénit.

51 Or, comme il les bénissait, il se sépara d'eux et fut emporté au ciel.
Prédication
            Nous avons dans ce dernier chapitre de l’évangile de Luc une collection exhaustive des modes d’attestation de la résurrection et des modes d’apparition du ressuscité. Luc n’est guère original de ce point de vue. Notons que tous les évangiles procèdent à peu près ainsi, comme s’il était nécessaire que le ressuscité apparaisse pour sortir les disciples de leur effarement, et comme si la résurrection risquait de n’être pas attestée s’il n’apparaissait pas… En plus d’apparaître il parle, il enseigne, il mange… comme si l’attestation qu’il est vivant exigeait qu’il accomplisse publiquement un certain nombre de tâches familières et courantes. S’il fait tout ça, c’est qu’il est ressuscité, vraiment ressuscité comme le dit la liturgie.
            Mais quelle est la valeur de vérité de ce vraiment ? Pourrait-il être ressuscité autrement que vraiment ? A quoi tient la vérité de la résurrection ?
            Pour l’heure, il y a, dans ces versets, quelque chose qui n’appartient qu’à Luc et dont le commentaire va venir nourrir notre réflexion. Il s’agit des femmes, le nom de certaines sont citées, Marie de Magdala et Jeanne et Marie de Jacques ; elles racontent aux hommes ce qu’elles ont vu – et ce qu’elles n’ont pas vu. « 11 Aux yeux de ceux-ci ces paroles semblèrent un délire et ils ne croyaient pas ces femmes. » Nous allons insister sur ce dernier verset. 

            S’agissant donc des apôtres, les propos des femmes apparurent comme absurdité, conte, radotage, rêverie, invention, balivernes – synonymes selon les choix des traducteurs. Le choix le plus audacieux étant celui de la TOB qui – suivant la vulgate, vulg. – parle de délire. Nous approuvons ce choix, et nous allons même préciser qu’un délire est l’ « état d’une personne caractérisé par une perte du rapport normal au réel et un verbalisme qui en est le symptôme » (Robert). Avec les mots propres au récit des femmes – anges, pierre roulée, bandelettes, etc. – et sans doute leur excitation, nous avons le verbalisme symptomatique du délire. Avec l’ensemble de leur discours, nous avons le signe de leur perte du rapport normal au réel, car dans le réel, un mort, c’est mort, ça ne bouge plus et là où on l’a déposé, anges ou pas, il reste ! Ce que rapportent les femmes relève donc bien du délire.
            Deuxième partie du verset, « ils ne croyaient pas ces femmes ». Nous précisons que le grec utilise ici un verbe qui signifie nepascroire (en un seul mot), ou encore noncroire, en un seul verbe, à la voix active. Noncroire, c’est ici rejeter le témoignage des femmes. Comme nous l’avons suggéré déjà, un mort, c’est mort, à quoi il faut ajouter que, dans cette culture masculine, les femmes ne peuvent pas témoigner valablement, et encore moins rafraîchir la mémoire de ces messieurs après que leur propre mémoire ait été rafraîchie par des anges… Bref, fort raisonnablement et dans la culture qui est la leur, messieurs les disciples renvoient ces dames à la soumission et au silence qui sont culturellement et donc normalement les leurs.
Le bilan de ces douze premier versets est, on le voit, assez maigre pour ce qu’il en est d’une attestation de la résurrection. Et nous pouvons nous dire que si les diverses apparitions ultérieures du ressuscité lui-même n’avaient pas été rapportées, il resterait de la résurrection, quelque part perdues, des femmes hallucinées, et un Pierre totalement étonné, seul, et à jamais silencieux (exactement comme le sont les femmes à la fin de l’évangile de Marc)…
            Or, le bilan de ces versets est en fait un bilan extrêmement précieux, et qui tient justement à ces deux mots du verset 11 : délire, et noncroire.

            Noncroire, c’est s’en tenir à ce qui est reçu, au bon sens, au réel qui fait consensus, aux bonnes manières. En somme, c’est ne pas sortir du cadre bien réglé des choses. Imaginons donc maintenant que le ressuscité apparaisse à des hommes. Ces messieurs, parce qu’ils sont hommes (et en particulier les deux disciples d’Emmaüs) peuvent témoigner valablement : ils seront crus. Ajoutez à cela la fraction du pain avec le ressuscité. Tous leurs propos sont étayés par des correspondances scripturaires reçues de la bouche même du ressuscité (il leur ouvre l’intelligence, il leur explique les Ecritures). Ajoutez le témoignage d’une apparition personnelle à Simon Pierre ; et vient une apparition à tous…. Et que se passe-t-il alors ? Il se passe que tout cela sera reçu,  de façon indiscutable, correspondant au réel et célébré pieusement dans des formes canoniques. En un mot, tout cela deviendra du dogme – au sens vulgaire du terme – et du noncroire : tout écart, tout témoignage vécu, toute autre formulation sera rejetée. Que restera-t-il alors de la résurrection en tant que puissance de vie et socle de toute espérance, que restera-t-il d’une joie, d’un élan ? Si tout est bien cadré, verrouillé, il n’en restera rien.
            Alors, lorsque Luc rapporte que le témoignage des femmes fut vu par les disciples comme un délire, il fait ce que font assez souvent les auteurs bibliques, il fait dire la vérité à ceux qui se trompent. Les disciples se trompent lorsqu’ils noncroient les femmes, mais ils disent la vérité en qualifiant de délire les propos de ces mêmes femmes.  Et ainsi Luc fait énoncer aux disciples malgré eux cette vérité : le noncroire est l’inverse du délire, et le mot délire va avec celui de résurrection, parce que la résurrection déborde, voire invalide, toutes les attestations scripturaires, tous les credo, toutes les convenances…
La résurrection est donc ce dont notre liturgie, prières et chants, fait mémoire, et célèbre consensuellement, raisonnablement ; elle est aussi l’élan de vie inépuisable et invincible, par-delà toute attente et au-delà, voire en dépit, de tous les énoncés par lesquels on parle d’elle.

            Et maintenant, il faudrait conclure. Mais nous ne pouvons pas conclure ; on ne peut pas conclure sur la résurrection. Ne pouvant pas conclure, nous pouvons tout de même nous souvenir de la résurrection de Jésus Christ et attendre la résurrection de la chair et la vie éternelle. Nous sommes – telle est notre situation – entre les deux. Et notre joie s’alimente aux deux : joie du souvenir, attente de l’avenir.  Une joie attentive, et une attente joyeuse. Nous nous demandions tout à l’heure à quoi tient la vérité de la résurrection. Nous tenons maintenant une réponse.

            Que le Seigneur veuille toujours nourrir ce temps et bénir cette joie. Amen