Marc 10
17 Et comme il sortait sur la route, un homme
accourut, et, se jetant à genoux devant lui, il lui demanda: Bon maître, que
ferai-je afin que j'hérite de la vie éternelle?
18 Et Jésus lui dit: Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul
n'est bon, sinon un seul, Dieu.
19 Tu sais les commandements: Ne commets point
adultère; ne tue point; ne dérobe point; ne dis point de faux témoignage: ne
fais tort à personne; honore ton père et ta mère.
20 Et répondant, il lui dit: Maître, j'ai gardé
toutes ces choses dès ma jeunesse.
21 Et Jésus, l'ayant regardé, l'aima, et lui dit:
Une chose te manque: va, vends tout ce que tu as et donne aux pauvres, et tu
auras un trésor dans le ciel, et viens, suis-moi.
22 Et lui, affligé de cette parole, s'en alla tout
triste, car il avait de grands biens.
23 Et Jésus, ayant regardé tout à l'entour, dit à
ses disciples: Combien difficilement ceux qui ont des biens entreront-ils dans
le règne de Dieu!
24 Et les disciples s'étonnèrent de ses paroles; et
Jésus, répondant encore, leur dit: Enfants, combien il est difficile d'entrer
dans le règne de Dieu!
25 Il est plus facile qu'un chameau passe par un
trou d'aiguille, qu'un riche n'entre dans le règne de Dieu.
26 Et ils furent excessivement surpris, disant entre
eux: Mais qui peut être sauvé?
27 Et Jésus, les ayant regardés, dit: Pour les
hommes, cela est impossible, mais non pas pour Dieu; car toutes choses sont
possibles pour Dieu.
28 Pierre se mit à lui dire: Voici, nous avons tout
quitté et nous t'avons suivi.
29 Jésus, répondant, dit: En vérité, je vous dis: il
n'y a personne qui ait quitté maison, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou
femme, ou enfants, ou champs, pour l'amour de moi et pour l'amour de
l'évangile,
30 qui n'en reçoive maintenant, en ce temps-ci, cent
fois autant, maisons, et frères, et sœurs, et mères, et enfants, et champs,
avec des persécutions, et dans le siècle qui vient, la vie éternelle.
Prédication :
Je ne peux pas méditer ce
texte sans que, à un moment de la méditation, me revienne à l’esprit quelques
phrases d’un opéra français – Francis Poulenc – Le dialogue des carmélites. L’histoire se passe en pleine période
révolutionnaire. Blanche de la Force, jeune femme de la noblesse, aspire à
devenir Carmélite, au moment où les révolutionnaires aspirent à supprimer les
Ordres religieux : retour consenti à l’état laïc, ou une condamnation à la
mort sur l’échafaud.
L’extrait auquel je pense
est celui qui rapporte la première rencontre de la jeune postulante Blanche de
la Force et de la très vieille Prieure du Couvent des Carmélites.
BLANCHE
Il doit être doux, ma Mère, de se sentir si avancée dans la voie du
détachement qu’on ne saurait plus retourner en arrière.
LA PRIEURE
Ma pauvre enfant, l’habitude finit par détacher de tout. Mais à quoi bon,
pour une religieuse, être détachée de tout, si elle n’est pas détachée de
soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ?
Etre détachée de soi-même,
c'est-à-dire de son propre détachement, c'est-à-dire détachée même du fait
d’être une Carmélite. C’est l’expression d’une forme extrême de l’engagement,
forme dans laquelle l’engagement lui-même est engagé, c'est-à-dire remis entre
les mains des hommes, et entre les mains de Dieu.
Dans le Dialogue des Carmélites, les religieuses
feront le vœu du martyre. Elles continueront à prier et à porter l’habit, contre
l’ordre des révolutionnaires, et quoi qu’il doive en découler. Blanche sera la
dernière à monter à l’échafaud.
En agissant ainsi, les religieuses ont-elles suivi
la suggestion de leur vieille Prieure en étant détachées d’elles-mêmes,
c'est-à-dire de leur propre détachement ? Nous laissons la question en
suspens. Et nous revenons à notre texte biblique, où il va être question
justement d’engagement, et de détachement.
L’homme qui s’approche de Jésus est, c’est le
moins qu’on puisse dire, engagé… Il sait les commandements et les garde. Il a
gardé, c'est-à-dire respecté, tous les commandements éthiques du Décalogue
pendant toute sa vie. Ce n’est déjà pas rien, et c’est même énorme. Cet homme est
irréprochable, et pressent pourtant que quelque chose lui manque. C’est
pourquoi Jésus l'aime, et le prend au sérieux. Le prenant au sérieux, Jésus lui
dit ce qui lui manque encore. Vous avez lu ce qu’il manque encore à cet homme
et comment il réagit.
« Et (l’homme), affligé par cette parole,
s’en alla tout triste car il avait de grands biens. » C’est une gentille
traduction. En voici une autre possible pour la même phrase : « Heurté
par cette parole, l’homme s’en alla outré, parce qu’il avait de grands
biens. » Il y a de la colère rentrée dans cette traduction, comme si
l’homme n’avait pas osé crier à la face de Jésus : « Mais qu’est-ce
que tu veux de plus, à la fin ? »
L’homme était riche, nous avons l’habitude de le
considérer comme tel. Mais en scrutant un peu finement le texte, versets 22 et
23, nous tombons sur une précision quant aux richesses que possédait cet homme.
Il avait de grands biens, est-il écrit, et nous imaginons de l’argent, des
propriétés, toutes sortes de choses qui ont une valeur matérielle. Mais le
texte suggère en plus une autre chose. L’homme avait de la fortune, soit, mais,
dans la langue grecque sa fortune est qualifiée d’incessible. C’est le sens du
dernier mot du verset 22, et ce même mot est repris tout de suite au verset 23.
Et voici un verset 23 légèrement corrigé : « Combien difficilement
ceux qui auront des richesses incessibles entreront-ils dans le règne de
Dieu. »
Que sont ces richesses incessibles ? Elles
peuvent être matérielles : et ne les cédera jamais à personne. Mais ces
richesses peuvent aussi être immatérielles : elles sont alors ce sur quoi
l’on ne cédera jamais. Dans le texte que nous avons sous les yeux, nous avons un
exemple flagrant de richesse immatérielle incessible, incessible pour l’homme
qui vient interroger Jésus, et incessible aussi – à ce moment-là – pour les
disciples de Jésus.
De quoi s’agit-il ? De l’idée que pour
hériter de la vie éternelle, il faut avoir fait telle et telle et telle chose…
Certitude incessible pour l’homme qui interroge Jésus. Certitude incessibles
aussi pour les disciples de Jésus qui, entendant leur maître, en déduise que
personne ne peut être sauvé. Certitude incessible, une seconde fois pour les
disciples, qui mettent en avant qu’ils ont, eux – et pas l’homme – tout quitté
et suivi leur maître. Il y a même une gradation régulière dans ce texte. Pour
l’homme qui est venu vers Jésus, il est impossible de se détacher, tout court,
trop alourdi qu’il est par ses biens et ses convictions. Pour les disciples de
Jésus, il y a un détachement des biens qui peut aller jusqu’à un réel
détachement de tous leurs biens, mais pas de leur certitude. En mettant en
avant qu’ils ont vraiment tout quitté, ils montrent bien qu’ils se sont
détachés de tout, mais pas de leur propre détachement.
Et pour nous autres ? C’est, somme toutes,
assez simple. Et nous pensons qu’il ne s’agit au fond que de passer d’une
théologie des œuvres à une théologie de la grâce. C’est sans doute vrai. Mais
il nous faut pourtant prendre bien garde, dans toute cette affaire, de ne pas trop
mettre en avant notre connaissance d’un salut par pure grâce… C’est une belle
doctrine et une chaude conviction que ce salut par pure grâce. Mais le mettre
en avant comme une richesse ou un bien propre manifesterait derechef que ce
salut est pour nous une richesse immatérielle incessible. Nous serions donc
peut-être bien détachés de l’idée d’une rétribution, mais pas encore détachés
de notre propre détachement.
Mais jusqu’à quel point pouvons-nous, et devons-nous,
prolonger cette réflexion ? Jusqu’à quel point devons-nous interroger nos
convictions les plus profondes ? Il me semble jusqu’au point où nous prend
cette sorte de vertige qui nous fait déclarer, à l’instar des disciples :
« Mais qui peut être sauvé ? » Et comprenons bien cette
question : « Mais qui pourrait par ses propres œuvres être
sauvé ? » Comprenons que nous devons à cette étape poser cette
question en désespérant d’une quelconque réponse et que nous ne pouvons que
déposer cette question au pied du maître dans l’espérance d’un commencement de
réponse.
Impossible aux hommes, mais non pas pour Dieu…
Attention ! Une fois encore ceci ne peut pas être une réponse tonitruante,
mais bien plutôt un murmure, une discrète espérance, un presque rien, un
soupçon de foi.
Ce soupçon de foi, nous le remettons à notre
Seigneur, en le priant de nous donner juste confiance en Lui. Amen