Marc 10
32 Ils étaient en chemin et montaient à Jérusalem,
Jésus marchait devant eux. Ils étaient effrayés, et ceux qui suivaient avaient
peur. Prenant de nouveau les Douze avec lui, il se mit à leur dire ce qui
allait lui arriver:
33 «Voici que nous montons à Jérusalem et le Fils de
l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes; ils le condamneront à
mort et le livreront aux païens,
34 ils se moqueront de lui, ils cracheront sur lui,
ils le flagelleront, ils le tueront et, trois jours après, il ressuscitera.»
35 Jacques et Jean, les fils de Zébédée,
s'approchent de Jésus et lui disent: «Maître, nous voudrions que tu fasses pour
nous ce que nous allons te demander.»
36 Il leur dit: «Que voulez-vous que je fasse pour
vous?»
37 Ils lui dirent: «Accorde-nous de siéger dans ta
gloire l'un à ta droite et l'autre à ta gauche.»
38 Jésus leur dit: «Vous ne savez pas ce que vous
demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du
baptême dont je vais être baptisé?»
39 Ils lui dirent: «Nous le pouvons.» Jésus leur
dit: «La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais
être baptisé, vous serez baptisés.
40 Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne
m'appartient pas de l'accorder: ce sera donné à ceux pour qui cela est
préparé.»
41 Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à
s'indigner contre Jacques et Jean.
42 Jésus les appela et leur dit: «Vous le savez,
ceux qu'on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir
et les grands sous leur domination.
43 Il n'en est pas ainsi parmi vous. Au contraire,
si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur.
44 Et si quelqu'un veut être le premier parmi vous,
qu'il soit l'esclave de tous.
45 Car le Fils de l'homme est venu non pour être
servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.»
Prédication :
Car le Fils
de l’homme est venu non pour être servi mais pour servir et donner sa vie en
rançon pour la multitude.
Je
voudrais, pour commenter ce verset, faire d’abord quelques remarques sur les
cultes, les fidèles et les Dieux du Proche Orient ancien. Je dis bien les
cultes, les fidèles et les Dieux, car il ne faut pas penser trop hâtivement que
‘les Hébreux’ ont toujours été extraordinairement originaux dans leurs
habitudes cultuelles. Par exemple, l’architecture de leurs temples n’avait rien
de particulier, et leurs manières de sacrifier des animaux n’étaient pas très
différentes de celles des peuples voisins. Il n’est même pas certain que la
lutte contre l’idolâtrie et le détournement de la religion ait été une
spécialité des Hébreux. Nous n’avons pas vraiment de raison de penser que les
gens d’Israël étaient foncièrement moins sots que leurs avoisinants, ni que
leurs avoisinants n’étaient pas autant qu’Israël menacés par des dérives
autocratiques et idolâtres.
Ce qui a différencié – mais
tardivement – Israël des autres peuples sémites qui se partageaient l’ancienne
Palestine, c’est d’avoir eu l’idée que son Dieu ne pouvait pas être représenté,
qu’il avait un nom imprononçable, et qu’il avait une manière totalement singulière
de mêler son destin à celui de son peuple. Cette idée, neuve entre toutes, n’a
pas reçu l’assentiment de tous. Et même aujourd’hui, parmi les foules qui se
disent chrétiennes, il n’est pas certain que tous reçoivent et accueillent une
certaine idée – celle du messie esclave – que nous allons tâcher de préciser
maintenant.
Donnons
encore quelques indications générales sur les Dieux. Les Dieux sont des
puissances qui ordonnent qu’on les serve, qui vous procurent prospérité et
longévité pourvu que vous accomplissiez le service qu’elles désirent. Ce
service pouvait anciennement être rendu dans de nombreux lieux de culte, qui connaissaient
à peu près tous le même rituel. La centralisation à Jérusalem (sous le roi
Josias, 2 Rois 22) de tous les lieux de cultes ne changea pas
grand-chose : il faut servir Dieu de la bonne manière ; un Dieu bien
servi est un Dieu content, et un Dieu content est un Dieu qui sait remercier
ses fidèles. Dieu aime être servi.
En cas de
guerre, en cas de péril majeur, mais surtout en cas de siège, l’exigence des Dieux
assiégés peut devenir extrême. Le sacrifice que réclament alors les Dieux pour que
l’ennemi cesse de vous assiéger, c’est le sacrifice du premier né du roi. Vous
savez, pour être lecteurs notamment du 22ème chapitre de la Genèse,
que le Dieu d’Abraham abhorre ce genre de sacrifice, et qu’il l’exige le
sacrifice d’Isaac juste pour mettre à l’épreuve la foi du patriarche. Mais vous
n’êtres pas naïfs, c’est Elohim qui parle au début du texte et IHVH à la fin.
Il y a une hésitation sur Dieu et sur ce qu’il demande. Vous savez aussi que
Jephté promit inconsidérément à Dieu, puis dût lui sacrifier sa fille unique
(Juges 11,28 ss.). Vous savez que le roi Achaz fit passer ses propres fils par
le feu (2 Chroniques 28) et que le roi de Moab (2 Rois 3,26 ss.), assiégé dans
sa cité, vint égorger sur la muraille son fils le prince héritier, ce qui
provoqua un tel écœurement chez les assiégeants qu’ils levèrent le siège. Bref,
IHVH a peut-être horreur des sacrifices humains, mais ces sacrifices exercent
sur certains auteurs bibliques une bien étrange fascination.
Toutes ces
remarques parlent des Dieux proche-orientaux et de leurs adorateurs. Le peuple
hébreu que nous connaissons n’échappe guère à ces remarques. Ces remarques,
nous allons maintenant les résumer : …car les dieux existent non pour
servir mais pour être servis, et ils exigent le sacrifice de vies innocentes
comme rançon des peuples qui les adorent.
Cette
dernière phrase doit vous rappeler quelque chose. Elle vous rappelle très
précisément Marc 10:45 : …car le Fils de l’homme est venu non pour être
servi mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. En
mettant ces deux phrases en vis-à-vis, nous voyons qu’elles sont très
exactement le contraire l’une de l’autre. Ainsi, sous la plume de l’évangéliste
Marc, sous nos yeux, en une seule phrase, il y a la proposition d’un
retournement absolu de la perspective religieuse.
Dans toute perspective religieuse,
il y a le paysage théologique (Dieu, il est comment ?) et le paysage
anthropologique (l’adorateur de Dieu, il est comment ?) Tel Dieu, tel
adorateur ! Ou, tel adorateur, tel Dieu… Il est difficile, dans une
réflexion comme celle que nous menons, de décider par avance si ce sont les
hommes qui font Dieu à leur image, ou si c’est Dieu qui fait les hommes à son
image. Les lecteurs du philosophe américain Alfred North Whitehead se
souviennent souvent de ceci : « Il est aussi vrai de dire que c’est
Dieu qui fait l’homme que de dire que c’est l’homme qui fait Dieu. » Je me
souviens aussi d’avoir, au cours d’une rencontre universitaire, après la
lecture de plusieurs textes de théologiens américains, avoir remarqué que le
Dieu que ces auteurs, tous américains, mettaient en scène dans leurs textes
avait toujours l’allure d’un business man à succès dont les fidèles étaient des
associés…
Tel adorateur, tel Dieu. Et en Marc
10 ? Il y a deux paysages possibles : des disciples qui se
préoccupent d’être le plus grand, le plus balaise, le mieux récompensé, serviteurs
d’un Dieu boutiquier, exigeant, lointain, et invulnérable ; dans l’autre
paysage, il y a un Dieu qui s’approche, qui enseigne, qui se donne, sera
atteint et même détruit ; quels sont – ou quels devraient être – les
adorateurs de ce Dieu ? C’est simplement écrit (v.43 et 44) :
« Si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur. Et
si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de
tous. » Parole du Fils de l’homme – autant dire, sans se faire de nœuds au
cerveau – parole de Dieu. Qui veut de cette parole, de cette discipline et de
ce Dieu ?
Qui veut de
cela ? Le texte que nous méditons maintenant est l’avant dernier épisode
de l’évangile de Marc avant la Passion. Il est complété par un récit de
guérison – celui de l’aveugle Bartimée, que nous méditerons en fin de semaine
prochaine pour le culte de la Réformation. Mais disons tout de suite que, dans
ce texte, c’est Jésus qui se fait serviteur, si ce n’est esclave, de l’aveugle
Bartimée en lui demandant : « Que veux-tu que je te
fasse ? »
Si nous
voulons aujourd’hui, répondre à la question « Qui veut de
cela ? », il nous faut remonter de quelques lignes dans le texte
biblique, et constater que les disciples de Jésus ne sont guère à leur place
dans la perspective religieuse que leur maître leur propose. Ils se querellent
entre eux pour savoir qui est le plus grand, ils chassent des gens venus vers
leur Maître avec des enfants, ils demandent des rétributions spéciales, se
querellent de nouveau, etc. Ils ont peur, nous dit-on. Les disciples de Jésus
ont peur et ils se raccrochent à ce qu’ils ont l’habitude de savoir. Mais ils constatent,
en entendant parler leur Maître, que tout s’écroule. D’où leur violence…
Aurions-nous fait mieux,
avons-nous fait mieux ? Ne répondons pas trop vite, ni positivement, ni
négativement. Puissions-nous croire au Fils de l’homme, « car le fils de
l’homme est venu non pour être servi mais pour servir, et donner sa vie en
rançon pour la multitude. »
Puissions-nous vivre dans la
perspective ouverte par cette déclaration. Qu’Il nous soit en aide. Amen