dimanche 16 septembre 2018

La Tentation et les signes du ciel (Marc 8,11-12)

(1) Signes du ciel, voix du ciel, autant de périphrases pour ne pas dire Dieu, pour ne pas prononcer le nom imprononçable, le nom qu'on ne doit pas prononcer pour rien. La liste Dimanche et fêtes poursuit à grands pas sa traversée de l'évangile de Marc. Et je poursuis ma propre traversée, à pas plus mesurés.
(2) J'enjambe cependant le second récit de multiplication des pains et quelques autres actes de puissance. Jusqu'à arriver à ceci, dont je vous donne deux traductions :

Marc 8

11 Les Pharisiens vinrent et se mirent à discuter avec Jésus; pour lui tendre un piège, ils lui demandent un signe qui vienne du ciel.
12 Poussant un profond soupir, Jésus dit: «Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe? En vérité, je vous le déclare, il ne sera pas donné de signe à cette génération.»


11 Les Pharisiens vinrent et se mirent à discuter avec Jésus pour demander, tout spécialement de lui, un signe venant du ciel ; pour le tenter.
12 Poussant un profond soupir, Jésus dit: «Pourquoi cette engeance demande-t-elle un signe? En vérité, je vous le déclare, il ne sera pas donné de signe à cette engeance.»
Prédication
            Laissez-moi vous raconter une histoire de Rabbins. Je vous la raconte à peu près telle qu’Elie Wiesel l’a rapportée dans ses Célébrations talmudiques.

            « Dans la célèbre Académie de Yavné, un débat violent sur un point de droit plutôt compliqué opposa Rabbi Eliézer à ses collègues. Il s’agissait d’un fourneau en grès spécial (…) dont on se demandait s’il fallait le considérer pur ou impur. Rabbi Eliézer ne voyait pas de raison de douter de sa pureté. Quant aux autres sages, ils invoquèrent toutes les raisons du monde pour le déclarer impur. Seul contre tous, Rabbi Eliézer défendit sa position avec acharnement et fermeté. En vain : imperturbables, ses adversaires refusèrent en bloc de changer d’avis. Ayant épuisé les arguments rationnels, Rabbi Eliézer se tourna vers le surnaturel et s’écria : « Si la Loi est telle que je la conçois, que ce caroubier nous en fournisse la preuve ! » Et l’arbre, brusquement déraciné, se déplaça de deux cents mètres. Nullement impressionnés, les Sages répondirent : « Le comportement d’un végétal ne constitue guère une preuve. – Si la Loi me donne raison, dit Rabbi Eliezer, que cette rivière en fasse la preuve ! » Et la rivière se mit à couler à l’envers. Toujours inébranlables, les Sages dirent : « Une rivière ne prouve rien. » Alors Rabbi Eliézer déclara : « Si j’ai raison, que les murs de cette maison d’étude le confirment ! » Et les murs se mirent à s’incliner ; ils allaient s’écrouler, mais Rabbi Yeoshoua réprimanda les murs eux-mêmes : « Si ceux qui étudient la Loi se disputent sur son interprétation, cela ne vous regarde pas ! » Par respect pour Rabbi Yeoshoua, les murs ne s’effondrèrent pas ; mais par respect pour Rabbi Eliézer ils ne se redressèrent pas. Ils restèrent inclinés mais debout. Excédé, Rabbi Eliézer s’exclama : « Si la Loi est conforme à mes vues, que le ciel le proclame ! » Et une voix se fit entendre du ciel : « Qu’avez-vous donc à tourmenter Rabbi Eliézer ? Ne savez-vous donc pas que, dans un débat sur l’interprétation de la Loi, sa décision prime toutes les autres ? » Là-dessus, Rabbi Yeoshoua tonna : « La Loi n’est pas au ciel, nous enseigne la Bible. Qu’est-ce que la Bible veut nous enseigner par là ? » Rabbi Yrmia répondit : « Cela veut dire qu’il ne nous incombe plus d’écouter les voix du ciel, mais de suivre la majorité. Et la majorité est contre Rabbi Eliézer. »
            Pourquoi cette histoire ? Elle illustre à quel point il est facile d’instrumentaliser Dieu, et combien il est difficile de résister à la tentation de l’instrumentaliser. Les plus grands peuvent faillir. C’est pour lutter contre ce risque que de la tradition orale on est passé à la tradition écrite. Ainsi la lecture collective suivie d’un vote a pris plus de poids que la parole personnelle d’un seul expert. Cela n’est pas sans inconvénients : les majorités écrasantes ne défendent pas toujours un point de vue raisonnable… Et puis le texte lui aussi peut être instrumentalisé. Mais chacun peut revenir au texte.  

Rabbi Eliézer fut disqualifié à la suite de cette affaire, et l’on proposa même qu’il fût excommunié. Pour quelle faute ? Certainement pas la faute d’avoir été minoritaire. La très grande faute de Rabbi Eliézer a été de profiter de son statut d’immense autorité pour ordonner au ciel lui-même de défendre son point de vue personnel. A quelle tentation Rabbi Eliezer a-t-il succombé ? La plus grande, la plus grave de toutes… Se mettre à la place de Dieu, se faire Dieu, tout seul, seul sans personne, seul sans la reconnaissance de personne, sans la contestation de personne...

            Il est d’ailleurs bien étonnant que le ciel se laisse faire par Rabbi Eliézer. Le ciel – Dieu – se laisse faire, au point qu’il faut que Rabbi Yeoshoua et Rabbi Yrmia interviennent pour que les choses rentrent dans l’ordre, Dieu à la place de Dieu, et l’homme à la place de l’homme. Le ciel se laisse parfois faire, mais nous ne commentons pas cela aujourd’hui. Ce sera l’objet d’un autre sermon, peut-être.

            Revenons à l’évangile de Marc dans lequel il y a plus d’une voix céleste. Lors du baptême de Jésus : « Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé, en qui j’ai trouvé toute ma joie. » Et ça continue ainsi : «  12 Aussitôt l'Esprit pousse Jésus au désert. 13 Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. »
L’identité de Jésus est dévoilée par le ciel lui-même. Personne n’a ordonné à cette voix de parler. Mais que se passe-t-il ? Vient la tentation, le désert, tentation dont l’objet est très explicitement décrit : Jésus était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient. Jésus, Christ, Fils de Dieu, tout seul, pénard, tranquille, ne manque de rien… Le Fils de Dieu est aux abonnés absents. N’aurait-il pas cédé à la même tentation que Rabbi Eliézer ? Se faire Dieu tout seul, sans l’appui de personne, sans l’opposition de personne, sans faire l’expérience de l’humanité, en se coupant d’elle ? Peut-être bien. Et nous, nous disons : « Qu’avons à faire d’une voix du ciel qui désigne le Fils de Dieu si ce Fils de Dieu n’y est pour personne ? » 

            Passés 40 jours, et après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée et il commence son ministère de prédication et de guérison… Au cours duquel la tentation reviendra vers lui.
La tentation revient lorsque les Pharisiens demandent à Jésus qu’il produise, tout de suite et là devant eux, un signe du ciel. Et à cet instant, Jésus se trouve exactement dans la situation de Rabbi Eliézer. S’il prouve à l’instant sa puissance en convainquant le ciel, il se place au-dessus du ciel, il se place au-dessus de Dieu. Et alors pour ses adversaires, il est un blasphémateur. Mais s’il refuse, ou échoue, il est alors un imposteur, ou un incapable. Vous avez bien lu qu’après un profond soupir, le soupir d’un homme de bien désespéré par la profondeur de la bêtise humaine, Jésus refuse simplement de rentrer dans ce jeu...

            La messianité de Jésus Christ Fils de Dieu ne tient pas aux voix du ciel prononcées lors de son baptême et lors de la transfiguration ; sa messianité ne tient pas aux actes de puissance et autres miracles qu’il accomplit ; elle ne tient pas non plus à ses enseignements extraordinaires et souvent énigmatiques… Oui, Jésus fait tout cela, mais la messianité de Jésus tient, d’une manière essentielle, à sa résistance à la tentation. Jésus résiste à la tentation dans l’extrait que nous avons lu, mais il résiste aussi à la tentation lorsqu’il sort de son bienheureux séjour au désert pour se lier avec ses semblables, et pour épouser la condition des humains.
On sait jusqu’à quelle extrémité tragique Jésus épousera la condition humaine. On sait jusqu’à quel point ira son engagement ! Nul ne peut être plus engagé envers ses semblables. Il s’engage en guérissant, en enseignant, en nourrissant… Autant d’actes de puissance dans lesquels il se livre à l’humanité. Et il se donne aussi totalement en se donnant à manger et à boire. Lorsque, ayant été mangé et bu, c'est-à-dire consommé, ses disciples le trahiront, Jésus ira jusqu’au bout, jusqu’à la pire extrémité de l’expérience humaine, la croix.
            Mais rien de tout cela n’est destiné à prouver qu’il est Christ. Jésus ne cherche aucunement à prouver qu’il est Christ… Et s’il est bien Christ Fils de Dieu, c’est seulement parce qu’il est reconnu comme tel par ces humains avec qui il s’est si profondément, si totalement, lié… et dont certains, disciples attitrés ou purs anonymes se sont aussi lié à Lui.
            Pour eux – mais pour eux seulement – tous les actes de puissance de Jésus peuvent être autant de signes du ciel, signes qu’ils n’ont pas exigés, mais qui leur ont été simplement donnés, et qu’ils ont non moins simplement reçus. Les signes du ciel n’arrivent qu’à ceux qui ne les réclament pas, ne les attendent pas, et ne les accaparent pas. Ils ne sont pas la récompense de la foi, pas la condition de la foi, ni le remède du doute. Dans l’évangile de Marc, où croire, où vivre l’évangile, c’est se lier à ses semblables, les signes du ciel ne viennent d’ailleurs ni avant qu’on croie, ni après qu’on aura cru, mais ils sont le regard de la foi. La foi grandit. Les signes du ciel sont là.
            Et même lorsque les signes du ciel lui ont été donnés, celui qui croit continue de chanter et de prier : « Ouvre mes yeux, Seigneur, aux merveilles de ton amour. »