Deutéronome 26
1 Quand tu seras arrivé
dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, quand tu en
auras pris possession et que tu y habiteras,
2 tu prendras une part des prémices de tous les fruits de
ton sol, les fruits que tu auras tirés de ton pays, celui que le Seigneur ton
Dieu te donne. Tu les mettras dans un panier et tu te rendras au lieu que le Seigneur
ton Dieu aura choisi pour y faire demeurer son nom.
3 Tu iras trouver le prêtre qui sera en fonction ce
jour-là et tu lui diras: «Je déclare aujourd'hui au Seigneur ton Dieu que je
suis arrivé dans le pays que le Seigneur a juré à nos pères de nous donner.»
4 Le prêtre recevra de ta main le panier et le déposera
devant l'autel du Seigneur ton Dieu.
5 Alors, devant le Seigneur ton Dieu tu prendras la
parole: «Mon père était un Araméen errant. Il est descendu en Égypte, où il a
vécu en émigré avec le petit nombre de gens qui l'accompagnaient. Là, il était
devenu une nation grande, puissante et nombreuse.
6 Mais les Égyptiens nous ont maltraités, ils nous ont mis
dans la pauvreté, ils nous ont imposé une dure servitude.
7 Alors, nous avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos
pères, et le Seigneur a entendu notre voix; il a vu que nous étions pauvres,
malheureux, opprimés.
8 Le Seigneur nous a fait sortir d'Égypte par sa main
forte et son bras étendu, par une grande terreur, par des signes et des
prodiges;
9 il nous a fait arriver en ce lieu et il nous a donné ce
pays, un pays ruisselant de lait et de miel.
10 Et maintenant, voici que j'apporte les prémices des
fruits du sol que tu m'as donné, Seigneur.» Tu les déposeras devant le Seigneur
ton Dieu, tu te prosterneras devant le Seigneur ton Dieu
11 et, pour tout le bonheur que le Seigneur ton Dieu t'a
donné, à toi et à ta maison, tu seras dans la joie avec le lévite et l'émigré
qui sont au milieu de toi.
Prédication :
Pourquoi l’offrande des
prémices ? Pourquoi les premiers
fruits d’une récolte appartiennent-ils à Dieu et doivent-ils lui être
rendus ? Et pourquoi le texte insiste-t-il sur le fait que cela aura lieu
« lorsque tu seras arrivé dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne
comme patrimoine, quand tu en auras pris possession » ?
Pour essayer de répondre à ces
questions, je partage avec vous un souvenir. Pendant les cinq années de mon
ministère à Lyon, j’ai participé à un groupe qui s’appelait Salaam – Paix –
Shalom, un groupe qui réunissait régulièrement imam, rabbin, pasteur et prêtre,
pour des discussions publiques franches et fraternelles… L’une de nos séances a
un jour été consacrée à la conversion. Le rabbin était pour l’occasion
accompagné à la tribune par l’un de ses fidèles, fort instruit, et qui s’était
converti. Il était juif de naissance, mais avait vécu d’une manière totalement
assimilée, sans prière, sans casherout, sans étude, sans shabbat… jusqu’à ce
que, trentenaire, il retrouve la pratique et la foi de ses pères. Le rabbin
donc, parlant de l’assimilation comme d’un fléau pour le judaïsme, parle de la
conversion, et publiquement de la conversion de son fidèle qui est justement là
à ses côtés. Or le fidèle, après avoir poliment laissé parler son rabbin, lui
répond publiquement, et avec une certaine sévérité. « Monsieur le rabbin,
pardonnez-moi de vous dire que vous venez de vous rendre coupable d’une grande
faute : on ne rappelle jamais à un juif, et surtout pas publiquement,
qu’il est un guér. » Et nous
avons tous vu le rabbin rentrer sa tête dans ses épaules… Je laisse la suite du
récit à votre imagination.
On ne rappelle jamais à un juif, et
surtout pas publiquement, qu’il est un guér.
La petite histoire que je vous ai
racontée laisserait à penser qu’un guér
est un converti. Mais cela n’est pas si simple, parce que, par exemple, le fidèle
du rabbin était déjà juif, de naissance, et que le judaïsme connaît fort peu de
conversions au sens où nous l’entendons, nous autres chrétiens. Ce n’est pas
identiquement vrai pour toutes les composantes du judaïsme contemporain, mais c’est
de toute manière au terme d’un long enseignement, et parfois au terme de longs
examens, que l’on peut être converti au judaïsme... Mais l’homme dont nous
parlons était né juif. Avait-il cessé d’être juif parce qu’il n’était pas
observant ? Et est-il devenu, ou redevenu juif en devenant
observant ? D’autres questions surgissent. Est-ce seulement la pratique
visible qui fait le juif (ou le croyant) ? Le retour à la pratique visible
signe-t-il la fin de la conversion ? La phrase que le fidèle avait
prononcée est bien au présent : on ne rappelle jamais à un juif qu’il est
un guér. Il ne s’agit sans doute pas
de rappeler à un juif particulier qu’il s’est un temps détourné de sa foi avant
d’y revenir. On dirait alors qu’il était un guér.
Il s’agit plutôt de dire, d’affirmer que tout juif est un guér.
Mais, au fond, un guér, qu’est-ce que c’est ? Le mot
est sous vos yeux, par deux fois, dans le texte que nous avons lu. Mais vous ne
l’avez pas vu en tant que tel parce qu’il est traduit par émigré. Or, au v.5, en hébreu, ce n’est ni un nom, ni un adjectif,
mais un verbe. Etre émigré, être un guér,
cela devrait donc être explicité par des verbes. Voici trois verbes : se
connaître, penser et vivre. Le juif – et nous allons oser dire celui qui croit
en Dieu – avec encore un peu plus d’audace nous allons dire un chrétien – c’est
celui qui a une certaine manière de se connaître, de penser et de vivre. Et
cela est assez précisément décrit dans le rituel de l’offrande des prémices.
Se
connaître
Dans cette manière de se connaître, il y a
bien entendu la mémoire de la servitude en Egypte et de la prodigieuse
libération dont on fut bénéficiaire, et de la non moins prodigieuse offrande
reçue des mains de Dieu : un pays où ruissellent le lait et le miel. Cette
élection et cette distinction toutes particulières ne doivent pourtant pas
effacer une sorte d’avant-mémoire que le texte vient raviver : mon père
était un Araméen errant. Mais était-il vraiment et seulement errant ? Il
était même moins qu’errant : il était au bord du néant, de la disparition,
de l’extinction... Son existence ne tenait qu’à un fil. Cela a-t-il pris fin du
fait d’avoir migré, et d’avoir été émigré en Egypte ? Mon père était, et
reste un Araméen errant, même en Egypte, même sauvé de la disparition par la
fertilité égyptienne, même asservi et même libéré de la servitude par la main
de son Dieu, même lorsqu’il sera devenu sédentaire, dans un pays fertile qu’il
possédera, mon père, qui était un Araméen errant, qui était proche de
l’anéantissement, reste un Araméen errant, qui n’existe que par chance et ne
subsiste que par grâce.
Penser
Cela, c’est pour l’avant-mémoire et pour la
mémoire. L’avant-mémoire, la mémoire et le présent sont en étroite
intrication. Ce que fut mon père, je le suis. Autrement dit, celui qui se
réclame de Dieu ne peut s’en réclamer que parce que Dieu lui-même l’a réclamé,
distingué, élu, libéré… Même son cri vers son Dieu n’est rien sans son Dieu. Je
suis un Araméen errant. Et la migration, l’effort de ma vie tendu vers la
survie et vers la prospérité risque toujours de dégénérer en servitude et de le
ramener à cette errance, à l’extinction par satiété et par oubli. Le risque
d’ailleurs est un double risque, l’un qui vient du dehors, l’autre qui vient du
dedans.
Le risque qui vient du dehors,
c’est, d’une manière imagée, ces Egyptiens qui asservissent ceux qui étaient
venus vers eux juste pour survivre. Les moyens de la survie peuvent toujours
devenir les instruments de la servitude. On peut dire ainsi que l’argent est un
bon serviteur, mais un mauvais maître, un bon instrument mais une mauvaise
finalité… on peut dire cela d’à-peu-près tout ce qui procure satisfaction,
satiété, plaisir ou pouvoir… Et il y a des servitudes dont se défaire paraît si
extraordinairement impossible que crier vers Dieu est, au commencement, tout ce
qu’il vous reste. Croire, se réclamer de Dieu, c’est ici se penser comme
asservi, libérable, et libéré.
Mais le risque de servitude vient
aussi du dedans. Notre texte ne fait pas mention des grommellements des Hébreux
au désert, de leurs regrets du temps de l’Egypte, asservis mais nourris… Le
texte que nous méditons évoque une autre forme de la servitude, celle qui
guette celui qui est arrivé, qui croit qu’il est arrivé : « quand tu
seras arrivé dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine,
quand tu en auras pris possession et que tu y habiteras… » Là, le risque
de servitude devient maximum, c’est le risque de l’oubli, le risque d’oublier
que guér, étranger, émigré, presque
moins que rien, on ne cesse jamais de l’être, parce que jamais on ne devient
propriétaire de ce que Dieu a donné et ne cesse jamais de donner : la
terre, la vie, la grâce.
Vivre
et célébrer
Tant qu’on n’a pas fini de vivre on
n’a pas fini d’apprendre et de découvrir les infinies implications de tout cela.
La conversion, le retour à Dieu, ou encore donner sa vie à Jésus, comme on dit
parfois, ce n’est pas seulement le moment où l’on se détourne d’un passé. C’est
un rapport au passé, dont les maîtres mots sont errance et miséricorde, qui
commande un rapport à la vie dont les maîtres mots sont aussi errance et
miséricorde. Mais si le passé pouvait avoir été marqué par une certaine
passivité, voire par une certaine complaisance, c’est dans la perspective
active du repentir et de l’humble gratitude que se vit le présent de la foi.
C’est dans cette perspective que les
prémices, premiers fruits d’une saison, reviennent à Dieu. L’offrande des
prémices est une offrande symboliquement très forte. Car des premiers fruits d’une
saison on ne sait jamais s’ils seront suivis de seconds fruits. En les
remettant à Dieu, on remet donc toute la saison à Dieu, on le sert le premier,
avant même de se servir soi-même, et sans aucunement savoir si l’on sera payé
en retour. On remet donc tout à Dieu en lui offrant les prémices, ce qui signifie que, s’agissant de Dieu, de la grâce de Dieu, de la connaissance même
de Dieu, on n’a jamais que les prémices et que tout reste toujours encore à recevoir.
Puissions-nous vivre
ainsi. Que Dieu nous soit en aide. Amen