"Dieu est silence !" C'était pendant un cours du professeur G. qu'une étudiante avait énoncé cette phrase. Je ne parviens pas à me souvenir exactement des circonstances. Il me semble que c'était un cours portant sur la prédication, et peut-être même pendant un exercice oral, noté, de prédication. Le professeur, manifestement agacé par cette étudiante et son propos, lui avait répliqué que "Dieu est silence" est ce que disent ceux qui n'ont rien à dire de Dieu, et, avait-il ajouté, "ils feraient mieux de se taire". Effet de sidération, étudiante livide. Je n'ai même pas eu envie de rire. Mais la remarque est restée en moi.
Elle a pris diverses formes, dont celle d'une prière :
Devant
toi, nous nous présentons, ayant entendu que grâce nous est faite, il nous est
possible de le faire, sans crainte, tels que nous sommes.
Nous
voici :
- lorsque nous partons en guerre, nous te nommons ‘homme de
bataille’ ;
- lorsque nous sommes las de la guerre, nous te nommons ‘prince de
paix’ ;
- lorsque nous voulons qu’on nous aime, nous affirmons que tu es
‘amour’ ;
- lorsque nous avons un compte à régler, nous te nommons
‘vengeance’ ;
- lorsque nous voulons rabaisser quelqu’un, nous t’appelons ‘le Très Haut’ ;
- lorsque nous voulons qu’on s’occupe de nous, nous t’appelons
‘justice’ ;
- lorsque nous voulons qu’on nous obéisse, nous t’appelons ‘Loi’ ;
- lorsque nous voulons des serviteurs, nous te nommons ‘Seigneur’
- lorsque nous n’avons rien à dire de toi, nous disons que tu es
‘silence’
- et pour tromper notre peur de mourir, nous te nommons ‘Eternel’…
Ainsi,
pour que rien n’échappe à notre ambition, nous t’avons donné une multitude de
noms, que nous savons utiliser à notre convenance.
Oubliant,
bien volontiers ce qui nous fut depuis toujours commandé, « tu ne
prononceras pas mon nom en vain, pour justifier ce que tu désires »…
Devant
toi, nous le confessons, nous prononçons ton NOM à tort et à travers, pour
l’illusion qu’il nous donne de te connaître et de te posséder.
Pardonne-nous
tant de légèreté.
Ces noms de Dieu sont tous présents dans la Bible et d'aucuns affirmeront que oui, mais que la révélation de Dieu est progressive et que c'est en Jésus Christ qu'il se fait - enfin - parfaitement connaître, et qu'il est amour... Il me semble plutôt que la tradition biblique associée à l'apôtre Jean a éprouvé le besoin d'insister lourdement sur l'amour, dans un contexte de désamour flagrant. Et j'affirme que de ce que Jean a dit, lui et tous les autres auteurs bibliques, on ne peut rien déduire sur Dieu. Mais alors, Dieu, il est comment ?
Le romancier suédois Torgny LINDGREN (né en 1938) a posé cette question d'une belle manière dans son roman Bethsabée. Se prononcer sur Dieu ne peut être qu'une histoire qu'on raconte, un témoignage qu'on rend, et, si ça n'est pas cela, c'est un blasphème.
Dieu, il est comme ça ?
Marc 10
35 Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s'approchent de
Jésus et lui disent: «Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que
nous allons te demander.»
36 Il leur dit: «Que voulez-vous que je fasse pour vous?»
37 Ils lui dirent: «Accorde-nous de siéger dans ta gloire
l'un à ta droite et l'autre à ta gauche.»
38 Jésus leur dit: «Vous ne savez pas ce que vous demandez.
Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont
je vais être baptisé?»
39 Ils lui dirent: «Nous le pouvons.» Jésus leur dit: «La
coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être
baptisé, vous serez baptisés.
40 Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne
m'appartient pas de l'accorder: ce sera donné à ceux pour qui cela est
préparé.»
41 Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à
s'indigner contre Jacques et Jean.
42 Jésus les appela et leur dit: «Vous le savez, ceux qu'on
regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les
grands sous leur domination.
43 Il n'en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, si
quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur.
44 Et si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il
soit l'esclave de tous.
45 Car le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais
pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.»
Ou bien comme ça ?
Prédication
Dieu, il est comment ? Avez-vous remarqué que, dans le
texte que nous venons de lire, il y a trois représentations de Dieu qui sont
mises en place, en très très peu de mots ?
Celle d’un dieu qui rétribue les
humains. Celle d’un dieu qui décide arbitrairement de leur sort. Celle d’un
dieu totalement donné aux humains. Bien sûr, nous pouvons nous demander, de ces
trois représentations, laquelle est la bonne… On pourrait poser cette question
pour chacune des représentations de Dieu qui sont présentes dans la Bible.
Nous allons
commencer par préciser quelles sont ces trois représentations.
La première
représentation qui apparaît ici, c’est celle d’un dieu qui rétribue. En fait,
cela fait un moment qu’elle apparaît. Car ils ne sont pas les premiers,
Jacques, et Jean, à interroger Jésus sur la vie à venir, ou la vie éternelle. Ils
ne sont pas les premiers à réclamer quelque chose pour eux-mêmes. Il y a eu
l’homme riche et sa question : « Que dois-je faire pour hériter de la
vie éternelle ? ». Il y a eu Pierre qui, entendant ce que Jésus
prescrivait à l’homme riche, a affirmé :
« Et bien, nous, nous l’avons fait ! ». Et il y a maintenant
Jacques et Jean. L’indignation des dix autres disciples masque fort mal que
l’image qu’ils sont tous de Dieu est bien la représentation d’un dieu qui
rétribue. Dieu comptabilise, Dieu récompense, Dieu punit… telle est cette première
représentation. Quelle est la deuxième ?
La deuxième
représentation de Dieu que nous avons sous les yeux se manifeste lorsque Jésus,
pour répondre à ceux qui lui réclament des places de choix, affirme que
« Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m’appartient pas de
l’accorder : ce sera donné à ceux pour qui cela a été préparé. » Il
faut bien comprendre que cette préparation est du fait de Dieu, qu’elle est
parfaite et perpétuelle. Autrement dit, cette seconde représentation de Dieu
est celle d’un dieu qui sait parfaitement, depuis toujours, quel sera le sort
de chaque être humain. Cela rend certes tout à fait vaine tout œuvre méritoire,
mais cela rend aussi tout à fait vain tout travail qu’un être humain pourrait
entreprendre sur lui-même ou sur le monde aux fins de le rendre meilleur. Tout
est déjà joué ; alors à quoi bon ?
La
troisième représentation de Dieu que nous avons sous les yeux apparaît lorsque
Jésus affirme que le Fils de l’homme est venu « pour donner sa vie en rançon
pour la multitude. » Ce qui apparaît alors, c’est la représentation d’un
dieu qui, abandonnant toute créance sur l’humanité, c'est-à-dire sur chaque
être humain, sauve indistinctement les uns et les autres, sans considération
aucune des immenses bontés et des affreuses horreurs dont ils auront été les
auteurs. Et ainsi, selon cette représentation, au banquet des noces de
l’agneau, bourreaux et victimes siègeront à la même table et revêtus de la même
robe blanche de ceux qui auront été sauvés…
Trois représentations
de Dieu, celui qui sauve sous conditions, celui qui sauve arbitrairement, celui
qui sauve inconditionnellement. Faut-il choisir entre ces trois
représentations ? Faut-il décréter que l’une est la bonne et que les
autres doivent être écartées ? Faut-il les invoquer selon l’intérêt du
moment ? Toutes les trois figurent explicitement dans le texte que nous
venons de lire, et on pourrait étayer chacune d’entre elles avec bien d’autres
références bibliques. On pourrait aussi repérer sans grandes difficultés que
telle représentation de Dieu a dominé telle période de l’histoire, ou encore
qu’elle prédomine dans la prédication de telle Eglise… avec des fluctuations,
selon les moments, les intérêts, ou l’humeur.
Il semble
bien que, selon les inquiétudes ou les intérêts qui sont les leurs, les humains
choisissent telle ou telle vertu, et en habillent une sorte de figure qu’ils appellent
Dieu. Ainsi Dieu est-il toujours à l’image de l’homme et des circonstances…
Il n’y a pas lieu,
fondamentalement, de s’en offusquer, parce que nous n’avons que nos mots, que
notre langage, et que nos traditions pour parler de Dieu. Mais s’il ne faut pas
s’en offusquer, il ne faut pas non plus s’en contenter.
Nous
croyons en Dieu, et il nous faut parler de Dieu. Nous avons à parler de Dieu en
connaissant les limites de notre parole, et en tâchant toujours d’évaluer ce
que nous en disons. Ce n’est évidemment pas toujours simple. Mais nous avons au
moins un guide, pour éprouver notre capacité à évaluer ce qui est dit sur Dieu,
un très bon guide pourvu que nous consentions à le suivre. Or, jusqu’à présent,
ce matin, nous ne l’avons pas encore suivi très sérieusement. Pas très
sérieusement, parce que nous avons bien repéré trois représentations de Dieu,
mais nous les avons présentées presque isolées les unes des autres, alors
qu’elles sont finement articulées, et que la troisième vient bouleverser les
deux précédentes.
« Le
Fils de l’homme est venu pour (…) donner sa vie en rançon pour la
multitude. » Cette phrase, nous l’avons comprise comme la représentation
d’un dieu qui renonce à toute créance sur les humains et qui sauve
inconditionnellement chaque être humain.
Pour comprendre cela, il a fallu
que nous imaginions que le Fils de l’homme, Jésus, est Dieu. Que l’évangile de
Marc le dise d’emblée Fils de Dieu, et que nous, de part notre tradition, nous
le fassions Dieu va totalement de soi. Mais cela mérite pourtant d’être
interrogé… d’autant que la phrase complète suggère bien plus que cette
identité.
« Le Fils de l’homme est
venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la
multitude », cela fait référence d’abord, et sans doute essentiellement,
au ministère de Jésus, à son activité, dans son monde. Le Fils de l’homme,
Jésus, osons dire Dieu à travers lui, est au service des hommes ; il guérit,
il nourrit, il enseigne, et dans son enseignement, il dénonce les dominations
et les usages serviles et asservissants que les humains de son temps font de
leur pouvoir et du nom de Dieu. Il paye par son enseignement, il paye par sa
vie, la rançon, c'est-à-dire le prix de la liberté, une liberté par rapport
justement à tout ce qu’on fait subir aux humains au nom des représentations de
Dieu. Il paye la rançon en montrant comment on peut vivre avec Dieu, devant
Dieu, mais sans se réclamer personnellement, en quelque manière que ce soit,
d’une représentation particulière de Dieu. Il paye la rançon, le prix de la
liberté, la sienne, en servant Dieu et les humains, sans aucunement se servir
des humains ni de Dieu. Ainsi paye-t-il la rançon, la sienne, le prix de sa
liberté.
Mais nous avons lu que cette
rançon est pour la multitude. Comment peut-elle l’être pour la multitude, et
comment peut-elle l’être sans devenir une représentation de plus de Dieu ?
Comment la liberté de Jésus peut-elle
être la nôtre, et celle de tous les autres ? Elle ne le peut que pour une
seule raison, et que d’une seule manière.
La seule raison pour laquelle la
liberté de Jésus peut être la nôtre sans devenir une représentation de plus de
Dieu est qu’elle est donnée. Tout en Jésus Christ Fils de Dieu n’est que donné,
toujours et encore donné, sa liberté, sa vie, son enseignement, sa mort, et sa
résurrection. La liberté de Jésus, sa vie, est donnée, en rançon, à la
multitude, c'est-à-dire à chacune, à chacun. Et parce qu’elle est donné, par
Lui, elle n’a jamais été ni ne sera jamais la propriété de personne. Elle peut
ainsi devenir nôtre, mienne… chacun peut la faire sienne.
On peut évidemment préférer la
servitude. Mais lorsque quelqu’un choisit de faire sienne la liberté de Jésus
Christ, elle demeure néanmoins toujours donnée. De le savoir, de le recevoir,
de ne jamais l’oublier est la seule manière qu’elle soit sienne, et qu’elle demeure toujours donnée, sans jamais
devenir une représentation de plus de Dieu.
Puissions désirer cela, et puisse
cela nous advenir. Amen