dimanche 11 octobre 2015

Ce qui reste (Marc 10,17-31)

Marc 10
17 Comme il se mettait en route, quelqu'un vint en courant et se jeta à genoux devant lui; il lui demandait: «Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage?»
18 Jésus lui dit: «Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul n'est bon que Dieu seul.
19 Tu connais les commandements: Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère.»
20 L'homme lui dit: «Maître, tout cela, je l'ai observé dès ma jeunesse.»
21 Jésus le regarda et se prit à l'aimer; il lui dit: «Une seule chose te manque; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi.»

22 Mais à cette parole, il s'assombrit et il s'en alla tout triste, car il avait de grands biens.

23 Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples: «Qu'il sera difficile à ceux qui ont les richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu!»
24 Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète: «Mes enfants, qu'il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu!
25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu.»
26 Ils étaient de plus en plus impressionnés; ils se disaient entre eux: «Alors qui peut être sauvé?»
27 Fixant sur eux son regard, Jésus dit: «Aux hommes, c'est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu.»

28 Pierre se mit à lui dire: «Eh bien! nous, nous avons tout laissé pour te suivre.»
29 Jésus lui dit: «En vérité, je vous le déclare, personne n'aura laissé maison, frères, soeurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l'Évangile,
30 sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, soeurs, mères, enfants et champs, avec bien des poursuites, et dans le monde à venir la vie éternelle.

31 Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers.»

Dialogue des Carmélites 
Opéra de Francis Poulenc ; livret d'après Georges Bernanos
(extrait)
(La Prieure et Blanche se parlent de part et d’autre de la double grille. Madame de Croissy, la Prieure, est une vieille femme, visiblement malade. Au lever du rideau, elle essaie maladroitement de rapprocher son fauteuil de la grille.)
LA PRIEURE
N’allez pas croire que ce fauteuil soit un privilège de ma charge, comme le tabouret des duchesses ! Hélas ! par charité pour mes chères filles qui en prennent si grand soin, je voudrais m’y sentir à mon aise. Mais il n’est pas facile de retrouver d’anciennes habitudes depuis trop longtemps perdues, et je vois bien que ce qui devrait être un agrément ne sera jamais plus pour moi qu’une humiliante nécessité.
BLANCHE
Il doit être doux, ma Mère, de se sentir si avancée dans la voie du détachement qu’on ne saurait plus retourner en arrière.
LA PRIEURE
Ma pauvre enfant, l’habitude finit par détacher de tout. Mais à quoi bon, pour une religieuse, être détachée de tout, si elle n’est pas détachée de soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ?

Prédication : 
         Pierre a tout quitté, et l’homme riche n’a rien quitté. De ce point de vue, ils semblent tout à fait différents l’un de l’autre. Pourtant, il y a quelque chose qui fait que l’un et l’autre sont extraordinairement ressemblants. Nous allons nous mettre en quête de cette chose.

Nous nous intéressons au 21ème verset. Jésus dévisagea l’homme qui était venu pour l’interroger, et l’aima ; il lui dit « Une seule chose te manque… » Sans doute avons-nous toujours lu que quelque chose manquait à cet homme ; presque tous les traducteurs le comprennent ainsi. Manquer, cela signifie qu’il y a quelque chose en moins, un vide, et une autre chose qu’on ajouterait viendrait combler ce vide. Et nous savons ce qu’il conviendrait que cet homme ajoute à sa vie.
            Si cet homme, dont la liste des bonnes actions est déjà considérablement longue, ajoutait à cette liste le fait de tout vendre, de tout donner aux pauvres, et de suivre Jésus, il atteindrait dès ici-bas cette forme de béatitude à laquelle il n’aspire pourtant que pour l’au-delà. Cet homme deviendrait alors le modèle parfait du disciple de Jésus Christ, un modèle qu’il nous faudrait suivre, qu’il nous faut suivre, pour notre bonheur, présent, et à venir.

            C’est assez tentant, n’est-ce pas, de le prendre ainsi. Mais cela pose deux problèmes.
Le premier, c’est que ce modèle de pauvreté volontaire n’est pas celui que nous avons suivi. Nous ne sommes pas devenus pauvres, pèlerins et vagabonds sur la terre à cause de Jésus Christ Fils de Dieu ; nous sommes restés propriétaires de nos maisons, de nos autos, nous touchons nos salaires et nos pensions et nous sommes sédentaires. Pour la vie éternelle, nous sommes déjà fichus…
Le second problème, c’est que les disciples de Jésus, et Pierre, l’ont fait, ils ont tout laissé et que, s’agissant au moins de Pierre, cela produit une sorte de « Nous nous l’avons fait-euh, nananère ! » qui est du plus mauvais aloi. Il laisse à présager un « nous nous l’avons fait » qui servira tôt ou tard de fondement à des exigences considérables, « vous, vous devez le faire, sinon vous ne serez jamais sauvés, ni estimés, ni reconnus… ».
L’homme qui interroge Jésus en a encore trop, c’est bien ce qu’on entend dire, mais rien ne dit que s’il laissait tout il n’en aurait pas encore de trop ; nous voyons bien que Pierre qui a tout laissé, en a manifestement encore beaucoup trop en trop. Pierre et l’homme riche en sont, de ce point de vue, exactement au même point.

            Est-il approprié de parler de manque lorsqu’on en a encore tant en trop ? Peut-on parler de manque, lorsque ceux qui accomplissent toutes les prescriptions, même les plus abrasives, ont encore manifestement quelque chose en trop ? Peut-on parler de manque si chaque bonne action accomplie charge son auteur d’un poids supplémentaire de satisfaction orgueilleuse ? Si l’homme qui interroge Jésus accomplissait ce que Jésus lui commande, vendre, donner, partir, il en aurait certes beaucoup moins, mais il en aurait encore de reste, de ce même reste qui encombre Pierre.

            Que faut-il conclure ? En nous appuyant sur ce qui précède, en nous appuyant aussi sur la langue grecque de l’évangile, nous relisons le 21ème verset, celui par lequel nous avons commencé. 

            Jésus le regarda et se prit à l'aimer; il lui dit : «Après (tout cela) il reste une chose ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi.» Il reste une chose. Et nous allons méditer sur ce reste.
Quel est ce reste, qui concerne finalement autant Pierre que l’homme qui interrogeait Jésus ? Quel est ce reste dont la disparition du bagage de cet homme, serait le commencement réel si ce n’est de la vie éternelle du moins d’une certaine félicité (celle que Jésus appelle Royaume de Dieu) ? S’agissant de cet homme, le reste est assez évident, et même colossal : ses biens ! Mais nous avons vu que, même après avoir laissé ses biens, s’agissant de Pierre, il y a encore du reste, un reste sans doute immatériel, puisque Pierre et les autres disciples ont déjà tout laissé, mais un reste tout de même.
Ce qui caractérise ce reste, c’est que Pierre se met en avant ; il se met en avant comme quelqu’un qui a fait quelque chose, commandé par Jésus, quelque chose que les autres, l’homme riche, les riches, auraient dû faire, et n’ont pas fait. Cette chose ? Souvenons-nous de l’appel des disciples… oui, sur un appel de Jésus, ils ont laissé leurs filets, tout ce qu’ils avaient, et l’ont suivi. Mais ce choix, et la manière de vivre qui va avec ce choix, peut-il être mis en avant, par celui qui l’a fait, comme un choix supérieur, voire le seul choix possible ? L’appel à une vie particulière, que Jésus adresse à tel ou tel, peut-il être mis en avant par celui qui l’entend et y répond, comme seul appel possible à la seule vie bénie possible ?
L’appel du Christ est adressé à chacun par le Christ, et il appartient à chacun d’y répondre, ou de ne pas y répondre. S’agissant de Pierre, c’est un appel au détachement, à un détachement radical. Jusqu’où ce détachement doit-il aller ? Lorsque Pierre met en avant son détachement, il rend évident qu’il est détaché de tout, sauf de son détachement. Son détachement est encore ce qu’on pourrait appeler une œuvre, quelque chose dont il se prévaut. Alors nous nous disons au sujet de Pierre : A quoi bon être détaché de tout, si l’on met ainsi en avant son propre détachement ? Oui, en reprenant Bernanos, « à quoi bon, pour un disciple de Jésus Christ, être détaché de tout, s’il n’est pas détaché de soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ? »
Ce qui apparaît clairement, c’est que ce détachement parfait porte, dans le texte que nous méditons, les superbes noms de « trésor dans le ciel »,  et de « vie ». Mais est-il possible aux êtres humains de gagner eux-mêmes ce trésor, d’atteindre ce détachement par leurs propres forces ? Pour Pierre, à l’évidence, ça n’est pas gagné. Pour Jacques et Jean, qui vont, quelques instants plus tard, réclamer à Jésus des places de faveur, ça n’est pas gagné non plus. Tant qu’un disciple de Jésus Christ accomplit quoi que ce soi, au titre de sa foi, en espérant de ce qu’il accomplit une quelconque rétribution personnelle, ça n’est pas gagné. Tant qu’il ne remet pas entièrement et totalement à Dieu le fruit de ses actes, ça n’est pas gagné.
Est-ce jamais gagné ? En a-t-on jamais fini avec ce reste ? Lorsque le crucifié crie son désespoir et son abandon vers le ciel, ça n’est pas gagné. Jésus Christ est un homme et, comme nous le lisons, aux hommes cela est impossible… aux hommes cela est impossible et pourtant cela est possible, car à Dieu cela est possible.

Qu’est-ce donc que ce reste dont nous parlons, qui reste à Pierre et qui semble bien devoir toujours rester ? C’est le contraire de la foi, ce que parfois les textes bibliques appellent la « non-foi », dont nous lisons ici que cela colle si fort à la pâte humaine qu’il est impossible à un être humain de s’en débarrasser par ses propres forces. « Aie pitié de ma non-foi ! », criera à Jésus l’homme dont le fils allait si mal, ce fils que nul n’avait pu soulager.
Nous n’allons pas dire que seule la mort délivrera un être humain de ce reste. L’on ne sait rien de la suite de la vie de l’homme riche. Et presque rien de la suite de la vie de Pierre. Qui un jour a refusé de suivre Jésus Christ choisira peut-être de le suivre demain. Qui a un jour mis en avant sa personne et ses mérites demain peut-être n’en fera plus aucun cas. Le Dieu qui peut tout ne laissera pas sans soutien un cœur qui, dans un élan, un moment, ne fut-ce qu’un instant, de foi, se tournera vers lui. Et il se peut, le Seigneur venant à notre secours, nous prenant en pitié, qu’il nous soit donné, de notre vivant, de nous en remettre totalement à lui.
Que le Seigneur nous fasse cette grâce. Amen