En reprenant le fil de ce blog, je pense à Khaled Assad, assassiné à Palmyre le 18 août dernier. J'ai pensé à lui, dont nous savons le nom, dont nous connaissons le parcours, l'histoire, la famille... J'aurais aimé pouvoir donner les noms d'autres victimes de EI. J'ai très vite abandonné l'idée d'illustrer ces pages avec quelques photos de Palmyre ravagée. Cette photo de Khaled Assad sera ici l'icône des humains qui manquent cruellement à l'appel des vivants.
J'ignorais l'existence de Khaled Assad, comme j'ignorais celle des anonymes massacrés, et comme j'ignore le nom de ceux qui les ont tués. Entre les uns et les autres cependant, une différence considérable. Le lent travail de ceux qui ont oeuvré pour que soient conservées et comprises les ruines de Palmyre n'a jamais été projeté à la face du monde avec puissance d'horreur. Il relevait pourtant de la puissante conviction de quelques-uns, d'une communauté d'archéologues. Et cette puissante conviction était d'abord discrète, puis construite, discutée, amendée, reprise... Autre puissante conviction, celle des membres d'EI qui, elle, se prétend massive, intemporelle, et croit devoir être imposée, et s'expose, par tous les moyens que nous savons. Les mouvements de ces deux puissantes convictions sont exactement le contraire l'un de l'autre.
Pourquoi la planète entière doit-elle être informée des convictions d'EI? Je me dis que les convictions d'EI seraient insignifiantes si les médias dont nous disposons n'étaient pas là pour les relayer, et que l'appétit de montrer de EI est à la mesure de notre appétit de voir. Le monde du spectacle n'existe pas sans spectateurs. Va-t-on éteindre les écrans? L'horreur qu'on ne voit pas est une horreur qui n'existe pas. Et l'on ne peut pas aller plus loin. Il n'y a pas de Brigades internationales en Syrie et, s'il y en avait, irais-je moi-même combattre ? Reste à interroger le regard porté sur l'image. Et l'intime conviction qui nous porte. A un mouvement centrifuge, qui fait de l'individu et de son intime conviction un universel à exposer et à imposer, j'oppose un mouvement centripète, celui du particulier, de l'intime, de l'enfouissement. Mon intime conviction ne mérite pas de publicité et disparaisse avec moi ce en quoi je crois.
Deux mouvements contraires sont donc possibles, celui qui, partant du cœur de l'homme, entend devenir grande histoire, et celui qui, partant de la grande histoire, vient interroger le cœur l'homme.
Esaïe 63
1 Qui est donc celui-ci qui vient d'Edom, en habits rouges, de Bosrah, bombant le
torse sous son vêtement, arqué par l'intensité de son énergie ?
- C'est moi
qui parle de justice, qui accuse et
polémique, pour sauver.
2
- Pourquoi y a-t-il du rouge à ton vêtement, pourquoi tes habits sont-ils comme
ceux d'un fouleur au pressoir ?
3
- La cuvée, je l'ai foulée seul ; parmi les peuples, personne n'était avec
moi ; alors je les ai foulés, dans ma colère, je les ai talonnés, dans ma
fureur ; leur jus a giclé sur mes habits et j'ai taché tous mes vêtements.
4
Dans mon coeur, en effet c'était jour de vengeance, l'année de mes rachetés était venue.
5
J'ai regardé : aucune aide ! Je me suis désolé : aucun soutien !
Alors mon bras m'a sauvé et ma fureur a été mon soutien.
6
J'ai écrasé les peuples, dans ma colère, je les ai enivrés, dans ma fureur ;
leur prestige je l'ai fait tomber à terre !
Méditation :
Pensez d’abord un instant à Jacob
et à Esaü ; Jacob, dit Israël, qui engendre tout le peuple hébreu, et Esaü
le roux, le rouge, qui engendre, à ce qu’on lit, le peuple d’Edom. Nous avons
deux fils légitimes d’un même grand ancêtre. C’est une mythologie de la filiation,
du droit d’aînesse, de l’usurpation et de la légitimité…
Voici Esaïe, chapitre 63. Qui
donc est celui-ci qui vient d’Edom, de Bosrah (capitale d’Edom), en habits rouge.
Edom, descendance d’Esaü le roux, c’est rouge. Autrement dit, qui est-ce qui s’habille
en Esaü, qui est-ce qui fait le beau en se parant de la légitimité de l’aîné ?
Edom, dans la littérature
biblique, c’est globalement au sud de la Palestine, en gros l’actuelle
Jordanie. Les Edomites anciens sont sémites, comme les hébreux. La zone
d’influence d’Edom varie, au grès du temps. Dans la Bible, suivant les époques,
suivant les contextes et les intentions des auteurs, c’est ami ou ennemi, c’est
frère, ou cousin, mais assez souvent avec une sorte de défiance, voire de
répulsion, de ce genre de répulsion qu’on ne peut éprouver qu’envers ceux qui
nous sont généalogiquement et culturellement très proches. Ceux-là, ils nous
dégoûtent ; les autres, on les ignore. Israël face à Edom c’est,
symboliquement, Jacob face à Esaü… Ce texte va donc interroger la filiation, la
légitimité, la fidélité, sous le regard de l’histoire ancienne, et surtout,
comme un vrai texte prophétique, au regard d’une identité d’adorateurs de Dieu.
Esaïe 63 c’est, nous diront les
commentateurs et historiens, une confrontation. L’exil d’Israël à Babylone
avait laissé de la place libre, alors la zone d’influence d’Edom s’était
naturellement étendue sur la partie sud de la Palestine. Aussi, lorsque les
élites exilées reviennent de Babylonie et veulent de nouveau administrer le
pays, elles trouvent d’autres élites, une autre administration, Edomite. Conflit
inévitable, politique, mais un conflit inévitablement paré de motifs liés à la
filiation, à la religion, aux mythologies et à la théologie. Puis la zone
d’influence d’Edom se rétrécira. Est-ce du fait d’une puissante reconquête par Israël ?
Est-ce du fait de l’intervention de Dieu en faveur d’Israël, parce que la
légitimité d’Israël était indiscutable, et celle d’Edom usurpée ? Ne
soyons pas crédules. La période de réaffirmation de la souveraineté d’Israël
sur le sud palestinien correspond à l’effondrement d’Edom sous les coups de la fraiche
puissance des Nabatéens.
Esaïe 63 interroge donc ces
grandes marées de l’histoire, ces flux et ces reflux qui déplacent et replacent
les peuples et qui mettent à mal les « jamais » et les « toujours ».
La possession des territoires et la pérennité des institutions ne sont jamais
acquises. Même les pierres sont inconstantes. Cela s’est vu, cela se voit. Et
pour ce qui ne se voit pas ? Qu’en est-il de la constance des cœurs ?
Plus encore, s’agissant d’un peuple qui se réclame de Dieu, qu’en est-il de la
constance de sa foi en Dieu ? L’on imagine un Edom momentanément gonflé
d’orgueil et attribuant sa puissance du moment à ses propres mérites, et à la
bienveillance de son dieu. On imagine tout autant Israël, son tour étant venu,
ou revenu, dans les mêmes dispositions d’esprit.
La foi d’un peuple, qu’est-ce que
d’autre que les justifications que lui donnent ses élites ? Interroger la
foi d’un peuple est chose facile. Un peuple radicalise sa foi, exige plus de son
dieu puis en change lorsque les temps se font insupportablement difficiles ;
un peuple oublie son dieu lorsque les temps sont doux. Interroger la constance,
la sincérité… de la foi des personnes, c’est autrement plus difficile.
Interroger la foi en Dieu d’untel est possible, mais souvent indélicat. Il
reste à interroger, pourvu que l’on y consente, sa propre foi.
Dans le 63ème chapitre
d’Esaïe, le rouge qu’arborent certains arrogants, comme s’il était la marque de
leur incontestable légitimité, est le rouge, le même rouge, celui du sang, que
les revers de l’histoire ont abondamment répandu et qui a éclaboussé ceux qui
ont eu l’insigne chance de survivre. Ces survivants, ont-ils tué ? Ou
sont-ils au bénéfice de morts qu’ils n’ont pas provoquées ? Le sang sur
les vêtements rouge, c’est du rouge sur du rouge, et ça ne se voit pas trop.
Mais pour qui veut bien s’interroger sur sa propre destinée, ça revient à se
demander si le malheur qui arrive à autrui est le signe de son indignité et le
gage de ma légitimité. Plus profondément encore, pour celui qui se réclame du
Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob – et de Jésus Christ – cela revient à
s’interroger sur son rapport à ce Dieu, son rapport à l’histoire, son rapport
au temps présent, et l’horizon imaginaire de sa destinée. Cela revient à
interroger tout en même temps sa mémoire et son espérance.
La perspective ouverte par cette
interrogation, au regard de l’histoire et au regard de la foi est la suivante,
dans la guerre comme dans la paix, dans la détresse comme dans la tranquillité :
devant Dieu, nulle légitimité, devant l’histoire, aucune pérennité, rien qui
tienne, si ce n’est la miséricorde et la grâce, comme il est écrit :
« Il est pour eux un sauveur ; dans toutes leurs détresses, à lui la
détresse ; ni un messager, ni un ange, lui-même les sauve en son amour et
sa compassion ; il les rachète, il les soulève et les porte, tous les
jours, à toujours. » (v.9)
En même temps qu’une promesse,
cette perspective est à la fois une brûlante interpellation et une exigence.
Brûlante interpellation parce que nos cœurs – mon cœur – ne cessent de
s’inventer quelques mérite et une légitimité. Exigence, parce que la foi en
Dieu appelle à chaque instant une obéissance simple et dépouillée. Qu’est-ce
qui peut changer et purifier nos cœurs ? Il y a là à dire que nous devons
y travailler, mais que c’est sur Dieu seul que nous devons compter pour que nos
cœurs changent. Puisse Dieu faire que nous ayons foi en Lui.
Aucun commentaire:
La publication de nouveaux commentaires n'est pas autorisée.