dimanche 16 novembre 2014

Ce qu'on a fait de tant de grâces... (Matthieu 25,13-30) Pour la mémoire de Peter Kassig


"I guess I am just a hopeless romantic, and I am an idealist, and I believe in hopeless causes."

Pour la mémoire de Peter Kassig et des 18 soldats irakiens assassinés mais dont les noms nous sont inconnus.


Matthieu 25
14 «En effet, il en va (du Royaume des cieux) comme d'un homme qui, partant en voyage, appela ses esclaves et leur donna ses biens.
 15 À l'un il donna cinq talents, à un autre deux, à un autre un seul, à chacun selon ses capacités; puis il partit. Aussitôt
 16 celui aux cinq talents s'en alla travailler et en gagna cinq autres.
 17 De même celui des deux talents en gagna deux autres.
 18 Mais celui à un (talent) s'en alla creuser un trou dans la terre et y cacha l'argent de son maître.
 19 Longtemps après, le maître de ces esclaves revient, et il discute avec eux.
 20 Celui aux les cinq talents s'avança et en apporte cinq autres, en disant: ‹Maître, tu m'avais donné cinq talents; voici cinq autres talents que j'ai gagnés.›
 21 Son maître lui dit: ‹C'est bien, esclave bon et confiant, tu as été confiant sur peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.›
 22 Celui des deux talents s'avança à son tour et dit: ‹Maître, tu m'avais donné deux talents; voici deux autres talents que j'ai gagnés.›
 23 Son maître lui dit: ‹C'est bien, esclave bon et confiant, tu as été confiant sur peu de choses, sur beaucoup je t'établirai; viens te réjouir avec ton maître.›
 24 S'avançant à son tour, celui à un talent dit: ‹Maître, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes où tu n'as pas semé, tu ramasses où tu n'as pas répandu ;
 25 par peur, je suis allé cacher ton talent dans la terre: le voici, tu as ce qui est à toi.›
 26 Mais son maître lui répondit: ‹Mauvais esclave, timoré ! Tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé et que je ramasse où je n'ai rien répandu.
 27 Il te fallait donc placer mon argent chez les banquiers : à mon retour, j'aurais recouvré ce qui est à moi, avec un intérêt.
 28 Retirez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents.
 29 Car à tout homme qui a, l'on donnera et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré.
 30 Quant à cet esclave inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors: là seront les pleurs et les grincements de dents.›

On pourra lire, tout à la suite, les versets suivants, même s'ils sont rappelés au début de la prédication...


Prédication :
            Concernant le Royaume des cieux, l’enseignement que Jésus donne ne s’arrête pas à cette fort triste histoire, puisque, toujours au sujet du jour du Fils de l’homme, c'est-à-dire toujours au sujet de la fin des temps et du jugement dernier, il enchaîne avec le fait que les justes hériteront du royaume préparé pour eux dès avant la fondation du monde. Et ces justes découvriront leur propre justice seulement le jour du jugement. Ils en découvriront le caractère fortuit, gratuit et minuscule… « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire? » Et le Seigneur répond : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait ! »
            Laissons en réserve pour l’instant le caractère finalement fortuit, gratuit et minuscule de la justice qui justifie, et méditons sur l’histoire de ces esclaves qui, au départ de leur maître, virent soudain entre leurs mains des sommes d’argent tout à fait colossales, eux qui n’étaient que des esclaves, sans fortune ni rétribution aucune, qui firent de cela ce qu’ils purent... et que se passa-t-il, lorsque le maître, incidemment, revint ?

            Cette histoire n’est pas une histoire simple… elle n’est pas simple comme une histoire de d’actionnaire et de gestionnaires, elle n’est pas si simple qu’une histoire de boutique et de profit.
C’est que, pour commencer, certains traducteurs suggèrent que le maître confia ses biens, remit telle et telle somme, que les esclaves s’en allèrent commercer et qu’il allait falloir rendre des comptes. C’est une traduction possible. Mais d’autres traducteurs orientent l’affaire tout à fait différemment. Le maître transmit ses biens, les donna donc dans une perspective tout à fait définitive et s’en alla, pour toujours. Et donner, c’est donner ! Et à qui l’on donne pour de vrai on ne demande jamais de comptes. On se dit alors qu’un esclave s’étant vu donner de telles sommes par son maître sur le départ pour toujours, devrait agir en homme libre… Alors, celui qui avait reçu cinq talents s’en alla travailler. Et lorsqu’incidemment le maître revint, il s’entretint simplement avec ces hommes, comme on se raconte, lorsqu’on ne s’est pas vu depuis longtemps... Et ces hommes de lui raconter.
En lisant donc finement plusieurs traductions, nous pouvons émettre un doute quant à l’aspect nécessairement marchand de cette histoire.
Nous pouvons aussi émettre un doute sur l’aspect marchand de cette histoire parce qu’il s’agit finalement d’une histoire d’Evangile, de miséricorde, de royaume, de grâce divine, toutes affaires fort belles qu’il advient qu’on reçoive sans les avoir autrement méritées, et qu’il ne sied pas de considérer comme un fonds de commerce.
Et pour nourrir encore ce doute, nous ajoutons que, lecteurs de l’Evangile de Matthieu, nous savons que le bilan final de Jésus lui-même est commercialement désastreux : il finit sur la croix, sans fortune, seul, sans disciples, avec seulement quelques proches, impuissants et effarés.

Nous pouvons donc écarter l’aspect marchand de cette histoire, écarter l’idée que le Royaume des cieux, ou l’Evangile, serait une sorte de capital qu’il s’agirait de faire fructifier pour le profit d’un actionnaire gourmand. Ecartons résolument cette perspective.

Pourtant, nous n’en avons pas fini. Car si l’on écarte l’aspect marchand de ce texte, il reste que ces esclaves à qui rien n’était dû reçurent un jour par pure grâce quelque chose de colossal, et qu’il arriva, plus tard, qu’ils eurent l’occasion de s’interroger sur ce qu’ils en avaient fait. Alors, la question qui se pose au lecteur de ce texte est donc tout à fait simple : qu’as-tu fait de ce que tu as reçu par pure grâce ?
Qu’avons-nous fait de l’Evangile ? Bien entendu, nous pourrions nous demander si nous l’avons fait connaître et combien d’âmes nous avons amenées à Christ. Mais avons-nous en l’espèce des obligations de résultat ? Nous pouvons seulement nous demander quand et à qui nous avons parlé de notre espérance et de notre foi. Ce ne sont pas là des questions tout à fait simples, mais nous pouvons toujours nous les poser. Nous pouvons toujours nous tenir prêts à nous expliquer sur ce que nous professons. Mais le texte biblique, Jésus lui-même, nous invite plutôt à nous poser des questions beaucoup plus simples encore, autour des réalités toutes simples de la vie : la faim, la soif, le fait d’être étranger, d’être nu, ou malade, d’être empêché d’aller et venir. Et l’Evangile dont Jésus parle à ce moment-là devient tout simple puisqu’il rappelle qu’on a été nourri, abreuvé, accueilli, vêtu, soigné et visité, et qu’on y était pour rien, qu’on ne le méritait pas, qu’on n’était pas en mesure de le réclamer, et pourtant quelqu’un a pris soin de nous, comme ça, par pure grâce. Jésus alors interroge en demandant : de cette grâce, de ces simples grâces, qu’avez-vous donc fait ?
Alors, bien entendu, le verre d’eau qu’on a bu ne peut pas être rendu avec intérêts à celui qui nous l’avait donné. Par contre, le verre d’eau qu’ensuite on offre vient s’additionner à celui qu’on avait reçu. Cela fait deux verres d’eau là où il n’y en avait qu’un, tout comme cela fit dix talents là où il n’y avait que cinq talents ; mais comme il s’agit de verres d’eau, on n’y pense même pas, et l’on ne pense même pas qu’offrir un verre d’eau mérite quoi que ce soit.
Pourtant, de cette manière, le Royaume des cieux résulte du banal, du commun, du minuscule, de l’insignifiant qu’on partage, qu’on transmet sans même y penser. Ainsi aussi celui qui n’a apparemment rien à donner n’est pourtant pas pauvre, parce qu’un sourire, ce presque rien qu’est un sourire donné, contribue tout autant au Royaume des cieux que les plus grands et impossibles engagements.

            Quelle est donc finalement la perspective ouverte par l’histoire des talents ? Seuls se perdent ceux qui ont pensé que, s’agissant du Royaume des cieux, il n’est dû qu’à ceux qui rendent à leur maître un compte d’exploitation positif. Pour tous les autres, le simple et insouciant travail du partage des simples dons de la vie suffit à faire de vous le plus riche des humains. Et l’on peut bien alors imaginer qu’un des esclaves de la parabole des talents revienne les mains vides, humblement, tout tremblant, riche seulement du partage qu’il aurait fait des richesses qui lui avaient été données ; et il serait accueilli joyeusement par son maître. Accueilli joyeusement par son maître parce que, tout comme les deux autres, il aurait agi sans rien dissimuler de la grâce, et dans une confiance qui permet de risquer de tout perdre, une confiance qui permet surtout de tout recevoir.