Après quelques mois de repos que je ne dirai pas bien mérité, car tout est grâce, je reprends pour mes chers lecteurs le fil de ce blog, qui est le fil de mes prédications, et des méditations que, parfois, on me demande de donner au commencement de telle ou telle réunion institutionnelle.
Aujourd'hui, vous pourrez lire tout le chapitre 18 de l'évangile de Matthieu - mais je ne le fais pas figurer ici dans son intégralité.
Matthieu 18
1 À cette heure-là, les
disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent: «Qui donc est plus grand qu’un autre dans le Royaume
des cieux?»
2
Appelant un enfant, il le plaça au milieu d'eux
3
et dit: «En vérité, je vous le déclare, si vous ne vous convertissez pas et ne devenez pas comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des
cieux.
4
Celui-là donc qui s’abaissera lui-même à
hauteur d’enfant sera plus grand qu’un autre dans le Royaume
des cieux.
5
Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m'accueille moi-même.
6
«Mais quiconque entraîne la chute d'un seul de ces petits qui croient en moi,
il est préférable pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule et qu'on
le précipite dans l'abîme de la mer.
10 «Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits,
car, je vous le dis, aux cieux leurs anges se tiennent sans cesse en présence
de mon Père qui est aux cieux.
14 Ainsi votre Père qui est aux cieux veut qu'aucun
de ces petits ne se perde.
15
«Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à
seul. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère.
16
S'il ne t'écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes pour que
toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.
17
S'il refuse de les écouter, dis-le à l'Église, et s'il refuse d'écouter même
l'Église, qu'il soit pour toi comme le païen et le collecteur d'impôts.
18
En vérité, je vous le déclare: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au
ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel.
21 Alors Pierre s'approcha et lui dit: «Seigneur,
quand mon frère commettra une faute à mon égard, combien de fois lui
pardonnerai-je? Jusqu'à sept fois?»
22
Jésus lui dit: «Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix
fois sept fois.
Prédication
Si ton frère a
péché… Avant d’aller plus loin dans la méditation des versets de ce jour, nous
prononçons les noms de Steven Sotloff et de James Foley. Ce sont des noms que
nous connaissons. Mais il y a d’autres personnes, pour nous anonymes, qui sont
mises à mort dans cette réalité politique et religieuse terrifiante qu’on nomme
Etat Islamique en Irak et au Levant. Des gens sont déclarés pécheurs et mis à
mort, parce qu’ils sont seulement différents, d’une autre religion, d’une autre
culture, d’une autre sensibilité…On leur prend la vie au nom d’un texte sacré.
Celui-là a péché, je le mets à mort.
Ne pensez pas une seule seconde que
notre chère Bible nous place à l’abri de ce genre de comportement. Et si vous
récusez l’ancien testament comme violent et assassin, dites-vous bien que le « Contrains-les
d’entrer » de Luc 14,23 est le verset du nouveau testament qui a justifié
parfois les actes de violence de la Sainte Inquisition…
Sans parler de mise à mort, s’imposer
à autrui, discréditer ou condamner autrui et s’en donner raison, Bible en main,
est un geste simple, qui est à la portée de tous ceux qui ont une Bible entre
les mains. C’est même une tentation biblique, la seconde dans l’évangile de
Matthieu.
Si ton frère a péché… et vous
connaissez la suite. Mais après ce que nous venons de dire, il va être très
difficile d’ouvrir la Bible et d’appliquer ce qui est écrit.
C’est que, dans les versets que nous venons de lire, ce ne sont pas les
commandements qui sont visés en tant que tels. Les commandements sont là,
depuis toujours et on n’a pas besoin d’un Fils de Dieu pour en répéter la
lettre et pour en rappeler la rigueur. Il suffit de lire. Aussi bien, pour
comprendre les versets que nous lisons maintenant, il n’est pas nécessaire que
nous nous interrogions sur la transgression de tel ou tel commandement. Il
s’agit d’autre chose, d’autres formes du péché, bien plus graves que les
simples transgressions. En trois points :
Premier point. Qui est plus grand
qu’un autre dans le Royaume des cieux, demandent inopinément les disciples de
Jésus ? Il y a là l’idée de se comparer, l’idée que la valeur, la
grandeur, la dignité se mesurent, se méritent. Et ce n’est sans doute pas
seulement l’au-delà qui est en question. La présence mystérieuse du Ressuscité
est ici-bas bien réelle, le Royaume des cieux est ici-bas aussi. Et qui est
plus grand que les autres entre les disciples ?
Se donner de l’importance, se donner plus d’importance qu’autrui, c’est
une première sorte de péché que notre texte désigne. Et il y a fort à parier
que, dès le temps de Matthieu, dès le temps des premières communautés
chrétiennes, si diversifiées, si différentes les unes des autres et si
profondément humaines, on a dû se considérer comme plus authentique, plus
proches de Dieu, plus purs, plus méritant… plus grand que... Et voici un péché
de comparaison.
Méditons un instant sur cette sorte de péché, se comparer, se croire
plus grand, désigner des moins grands… Et reconnaissons qu’un effort de notre
volonté peut nous permettre de lutter efficacement contre lui.
Mais voici, supposons que nous nous corrigions, il reste autre chose.
Deuxième point. Il va être question
de conversion. Se corriger de l’idée qu’on est plus important qu’untel est
encore assez simple. Et si l’on a ni plus ni moins d’importance qu’untel, cela
ne signifie pas qu’on n’a aucune importance. Ce à quoi Jésus invite, ce qu’il
commande même, c’est de considérer que nous n’avons, dans le Royaume, ni
importance, ni mérite, ni dignité, en aucune manière. « Appelant un
enfant, il le plaça au milieu d’eux. » Il appelle donc un enfant de cette
époque. A cette époque, un enfant, n’est vraiment pas grand-chose. Un enfant,
ça se fabrique en ce temps comme aujourd’hui, mais pour qu’un enfant devienne
adulte, il faut mettre au monde quatre, cinq enfants… Et un enfant alors
n’acquiert une certaine importance que s’il survit à ses premières années, que s’il
dépasse le stade enfant. Un enfant donc en ce temps n’a que sa vie et que ce
qu’il reçoit.
Ni dignité, ni mérite, ni aucune d’importance : considérer cela
s’agissant de soi-même, c’est la conversion à laquelle Jésus invite et dont
sans doute nous sommes à peu près incapables…
Ceci dit, nous n’allons pas supposer que, pour se convertir à cette
enfance dont nous venons de parler, il s’agirait de renoncer à notre
intelligence et à nos capacités à agir. Ce serait tellement trop facile de
procéder ainsi, tellement méritoire. Se convertir à cette enfance, pour nous
qui ne sommes plus des enfants, c’est penser et agir tout en sachant que c’est
par grâce que la pensée et l’action nous sont données, et que c’est par grâce
encore qu’un fruit de notre action peut nous échoir. Se convertir à l’enfance c’est
penser et agir comme n’ayant personnellement aucune importance. C’est demeurer
toujours en situation d’accueil et de faiblesse, même au cœur de l’action.
Pour résumer, la seconde sorte de péché que Jésus désigne c’est de
considérer qu’on a une importance, alors qu’on n’en a aucune ; c’est
considérer que l’on mérite quoi que ce soit, alors que tout est grâce…
Méditons sur ce péché, et prions Dieu, parce que notre volonté est ici
impuissante, qu’il nous fasse grâce, qu’il nous convertisse.
Troisième point. Je cite : « Mais
celui qui entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi… »,
vous connaissez la suite. Entraîner la chute, c’est empêcher de marcher, c’est
ramener au ras du sol, c’est empêcher de grandir. Grandir dans la vie, grandir
dans la foi, c’est lorsque le petit devient grand, et que le grand devient
petit, petit comme nous l’avons vu. Conforter les grands dans leur importance,
c’est peut-être bien les empêcher de devenir petits, donc les empêcher de
grandir dans la foi, et donc bien entraîner leur chute. Ecraser les petits dans
leur petitesse c’est les empêcher de grandir, c’est entraîner leur chute. Mais
sait-on seulement toujours si l’on a face à soi un petit ou un grand ?
La troisième forme du péché, gravissime selon Jésus, c’est considérer
que celui qui est ce qu’il est aujourd’hui sera toujours ce qu’il est. C’est le
péché le plus grave parce qu’il revient à dire que ni Dieu (pour la seconde
forme du péché) ni l’homme (pour la première forme du péché) ne recèlent en eux de puissance de
changement. Méditons sur cette forme du péché.
Alors ? Si ton frère a péché…
Ton frère a-t-il péché de l’un de ces trois péchés ? Alors bien sûr, on
peut mettre en œuvre littéralement les versets qui suivent, mais, si l’on
choisit de le faire, sait-on jamais si l’on n’est pas en train de pécher
gravement ? On hésitera. On ne pourra y aller qu’avec crainte et
tremblement. En se disant que dépourvu d’importance, de justice et de dignité
l’on a bien plus à apprendre qu’à enseigner, et bien plus à recevoir qu’à
donner.
Pourvu alors qu’on délier, et qu’on ne lie pas. Car telle est notre
tâche, notre seule tâche : délier, donner à la vie et la foi de quoi
grandir, et conduire toute vie qui cherche la source de la vie vers cette
source.
De cette tâche, nous ne devons
comprendre qu’une seule chose : c’est une tâche infinie. « Non pas
jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois. » Autant de fois l’on
déliera… Autant de fois l’on sera délié. Plaise à Dieu.