lundi 15 septembre 2014

et s'il ne me restait qu'un seul texte biblique ? (Psaume 24)

                   C'est une question que chaque lecteur de la Bible peut bien se poser : et si les circonstances dans lesquelles je vis étaient particulièrement  dangereuses, s'il ne m'était permis de ne conserver qu'un seul texte de la Bible, qu'une seule page, que ferais-je alors ? Qui a lu le titre de ce billet connaît déjà ma réponse. Mais cette réponse a été donnée dans des circonstances et au terme d'une réflexion que voici.


Je voudrais avant tout partager avec vous une question qui m’habite, depuis longtemps.

Il y a comme ça des questions qui vous habitent, comme ça, jusqu’à l’obsession…

Pour moi, il y eut une question, une question « Pourquoi ? » qui portait sur la destruction des juifs d’Europe. C’était une question obsédante – pendant presque tout le trimestre d’automne, pendant presque dix ans, elle était la seule question sur laquelle je pouvais travailler, a vrai dire sans avancée significative. Le « Pourquoi ? » résistait, et résistait bien ? Pourquoi cela fut-il possible… Et au bout de ces dix ans, j’ai eu la chance de lire, à la fin d’un été, un livre capital : Eichmann à Jérusalem ; Rapports sur la banalité du mal, de Hannah Arendt. Et la réponse, de Hannah Arendt, tient à ce constat que le mal qu’on a qualifié d’absolu a été accompli par division de l’acte en une multitude de petits actes finalement banals, presque ordinaires. Pour accomplir cette horreur, il fallait bien entendu des monstres pour la concevoir, mais aussi, et surtout, dit Arendt, une multitude de gens ordinaires, banals autant que ce Eichmann qui se présenta, lors de son procès, comme un logisticien, un chef de gare quoi…
            Après la lecture et la méditation de cet ouvrage, la question « Pourquoi ? » a cessé de m’obséder. Je crois qu’elle a cessé de m’obséder parce que l’idée de Hannah Arendt, qui fit scandale, a eu sur moi l’effet d’une sorte de prise de responsabilité. Cette chose, ou du moins une part humaine de cette chose inhumaine est entrée en moi avec vérité. J’ai dû prendre conscience que je suis de ce monde, de ce mal, et de cette responsabilité. En tout cas, la question de la Shoah a cessé de m’obséder, même si elle m’habite toujours. J’avance avec elle au lieu qu’elle m’immobilise dans sa puissance d’horreur et de déni.

            Mais ça n’est pas de cette question que je voulais vous parler. Il y a une autre question, très difficile pour moi, et la voici : « Pourquoi l’espérance vivante en Dieu, cette espérance qui fait parler les prophètes et qui soutient souvent les réprouvés, pourquoi cette espérance dégénère-t-elle parfois en obligation de croire, obligation au titre de laquelle il arrive même qu’on détruise et qu’on assassine ? » Je peux formuler autrement cette question : « Pourquoi une espérance messianique se transforme-t-elle en oppression ? »
            Je porte cette question. D’une certaine manière, je connais la réponse, la réponse évangélique, la réponse qui doit - qui devrait - prévenir toute dérive, et qui énonce qu’il n’y a de messie authentique qu’un messie crucifié. Mais ça n’est pas tout à fait satisfaisant d'un point de vue pratique.
           
            Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas un contemporain de la Shoah, je suis trop jeune, et je peux seulement assumer une sorte de petite part personnelle de responsabilité dans l’histoire de la Shoah. Je ne suis pas un être banal de ce temps-là.
            Par contre, je suis un être banal de ce temps, du temps ou l’espérance messianique de l’Islam – car il y a, depuis le commencement de l’Hégire, une espérance messianique de l’Islam –  du temps où l’espérance messianique de l’Islam bascule dans l’horreur du Califat en Irak et au Levant. Alors bien entendu je ne suis pas musulman pour me prononcer sur l’Islam. Je suis par contre chrétien pour me prononcer sur ce que mes pères ont fait d’horrible parfois au nom du Christ…
           
Il faut qu’il me suffise de m’interroger sur ce basculement, qui peut me guetter, sur cette violence, qui peut m’habiter, parce que moi aussi, je suis habité par une espérance messianique soutenue par un texte sacré et que ce texte sacré, la Bible, dit la vérité de la violence autant que la vérité de l’amour.
            Moi aussi, parfois, j’aimerais que mes contemporains soient ce que je veux qu’ils soient… et parce que moi aussi, faute qu’ils soient ce que je voudrais qu’ils soient, je préférerais parfois qu’ils ne soient pas.

            Pourquoi donc cette espérance vivante accouche-t-elle parfois de l’horreur ? Je ne sais pas, ou plutôt je sais que ma faiblesse, ma complaisance, mon appétit, mon impatience, ma gloutonnerie… pourraient bien ne pas être tout à fait étranger à... certains basculements.
            Mais je sais aussi que Dieu donnera à qui le lui demandera la force de résistance qui est toujours nécessaire à qui veut demeurer humble, calme et digne, à qui veut demeurer dans la vérité.

            Quel texte biblique partagerai-je ? Quel texte biblique partagerai-je lorsqu’il n’en restera qu’un ?

Psaume 23 (je le conserverai dans la traduction de Louis Segond)
1 Cantique de David. L'Éternel est mon berger: je ne manquerai de rien.
 2 Il me fait reposer dans de verts pâturages, Il me dirige près des eaux paisibles.
 3 Il restaure mon âme, Il me conduit dans les sentiers de la justice, À cause de son nom.
 4 Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi: Ta houlette et ton bâton me rassurent.
 5 Tu dresses devant moi une table, En face de mes adversaires; Tu oins d'huile ma tête, Et ma coupe déborde.
 6 Oui, le bonheur et la grâce m'accompagneront Tous les jours de ma vie, Et j'habiterai dans la maison de l'Éternel Jusqu'à la fin de mes jours.