Note préliminaire sur la division du temps chez les Romains : Le jour solaire était divisé en douze heures, avec un point fixe, midi (meridies), où commençait la septième heure. La durée de l'heure minima (23 déc.) était de 44 min. 30 s; celle de l'heure maxima (25 juin) de 75 min. 30 s.
Matthieu 20
1 «Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à
un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d'embaucher des ouvriers
pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d'une pièce d'argent
pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d'autres
qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne,
et je vous donnerai ce qui est juste.›
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième
heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en
trouva d'autres qui se tenaient là et leur dit: ‹Pourquoi êtes-vous restés là
tout le jour, sans travail?› -
7 ‹C'est que, lui disent-ils, personne ne nous a
embauchés.› Il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne.›
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son
intendant: ‹Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant
par les derniers pour finir par les premiers.›
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent
chacun une pièce d'argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent
qu'ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une
pièce d'argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître
de maison:
12 ‹Ces derniers venus, disaient-ils, n'ont
travaillé qu'une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le
poids du jour et la grosse chaleur.›
13 Mais il répliqua à l'un d'eux: ‹Mon ami, je ne te
fais pas de tort; n'es-tu pas convenu avec moi d'une pièce d'argent?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t'en. Je veux
donner à ce dernier autant qu'à toi.
15 Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux de
mon bien? Ou alors ton oeil est-il mauvais parce que je suis bon?›
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les
premiers seront derniers.»
Prédication :
Je me suis souvent demandé,
puisque tout est grâce, puisque Dieu est amour, puisque sa miséricorde et sa
bonté sont sans limites, pourquoi il n’y avait pas, dans cette parabole, d’ouvriers
de la douzième heure. La fin de la parabole aurait été un peu plus scandaleuse
encore, puisque certains auraient finalement reçu un salaire pour n’avoir pas
travaillé du tout !
Cette fin scandaleuse est une fin
qui m’aurait plu. Mais il ne suffit pas, en matière de texte biblique, que cela
plaise, ou déplaise. Car elle déplaît souvent, cette parabole. « C’est
pas juste », nous disent petits, ados, et grands… Et ma fin à moi, celle
de la douzième heure, ne fait qu’aggraver cette idée de rétribution injuste.
Mais, au fond, pourquoi
trouve-t-on cette parabole injuste ?
Pour une seule raison. Lorsque
nous lisons cette parabole, nous imaginons que le Royaume des cieux est le
salaire qui vient après un travail… un peu de notre imaginaire médiéval
ressort, le paradis comme rétribution des œuvres bonnes. On vit donc la vie qu’on
vie, on s’efforce de faire ce qu’il faut faire et, à la fin du parcours, Dieu
soupèse le tout, juge et rétribue. Pourtant, la découverte que Martin Luther
fait, ou refait, du salut par pure grâce de Dieu devrait mettre à mal cette
lecture, ces idées… or, il n’en est rien : c’est pas juste, dit-on après
avoir lu la parabole des ouvriers de la onzième heure !
Mais le lecteur qui réagit ainsi
imagine quelque chose qui est en complète contradiction avec ce qu’il professe
par ailleurs. Comment l’infinie miséricorde de Dieu, comment sa grâce qui est
première peut-elle être compatible avec l’idée de rétribution ?
Reconnaissons pour l’instant que l’idée de rétribution est une idée bien
pratique, même si Dieu tout de même compte un peu bizarrement… A nous qui
faisons profession de connaître Dieu, à nous qui venons le servir, l’idée de
rétribution sert d’assurance vie. Ayant œuvré déjà et œuvrant encore à la vigne
du Seigneur, même si la rétribution est un peu pas juste à la fin, elle tout de
même tout à fait assurée.
Reste pourtant que, même tout à
fait assurée, cette rétribution met en contradiction ce qu’on comprend de la
parabole, et ce qu’on professe : le salut par pure grâce, offert, promis,
par un Dieu tout amour. Et cette contradiction vient alors ruiner un effort de
lecture basé sur l’idée que le royaume des cieux est le salaire qui vient après
le travail. Il faut choisir, entre l’amour de Dieu et le Royaume des cieux
comme salaire. Choisissons l’amour de Dieu… écartons l’idée d’une rétribution,
et lisons de nouveau.
Le Royaume des cieux est
semblable à un maître de maison qui sortit… Lisez bien jusqu’au bout ! Où
voyez-vous, où lisez-vous que le Royaume c’est le salaire et que le maître de
maison c’est Dieu ? Si vous supposez cela, si nous supposons cela, si nous
le voyons, c’est que nos idées précèdent notre lecture. Le Royaume des cieux n’est
pas semblable au salaire versé par un maître à un employé. Il est semblable à
toute la petite histoire qui est racontée. Le Royaume des cieux c’est le maître
qui embauche sous contrat, c’est aussi la tâche qui est accomplie, par les uns,
par les autres, c’est la rétribution qu’on reçoit, c’est le grommellement de
ceux qui trouvent que c’est trop peu par rapport à ceux qui ont travaillé moins
qu’eux-mêmes, c’est aussi sans doute la joie de ceux qui se réjouissent que si
peu d’engagement leur ait rapporté tant… Le Royaume des cieux, c’est tout ça
et, du point de vue des ouvriers, le Royaume des cieux c’est travailler à la
vigne, la grâce d’y avoir été envoyé, y être en sachant que le travail ne sera
pas sans rétribution. Sauf que, pour ce qu’il en est du montant de la
rétribution, on ne sait pas ce qu’elle sera, relativement à celle d’autrui…
Mais il ne faut pas trop s’étonner
de cette apparente injustice : Jésus raconte une parabole et les paraboles
ont toujours ce point d’incongruité, ce petit scandale qui les distingue.
Sœurs et frères, nous ne sommes
pas ces ouvriers de la première heure, ni ceux de la dernière heure. Nous ne
savons pas quelle heure il est dans le Royaume des cieux. Nous ne pouvons nous
dire que ceci : le Royaume des cieux n’est pas la rétribution de la tâche,
c’est la tâche elle-même. Le Royaume des cieux n’est pas la rétribution des œuvres
bonnes que nous aurons accomplies en notre nom et au nom de notre Seigneur ;
le Royaume des cieux c’est d’avoir été invité à les accomplir et de pouvoir les
accomplir. C’est le l’appel, le contrat, la décision de répondre, le travail, l’énergie
dépensée et ce qu’on reçoit finalement. Et si l’on reçoit des insultes plutôt
que des louanges, et si l’on reçoit des coups plutôt que des caresses, c’est
encore le Royaume des cieux. Et si pour un travail qui nous semble bien moindre
que le nôtre d’autres se voient cent fois plus gratifiés que nous, c’est encore
le Royaume des cieux.
Car dans le Royaume des cieux il
n’y a pas de hiérarchie des tâches, ni des rétributions. Chacun accomplit ce qu’il
a pu accomplir, chacun reçoit ce qu’il reçoit. Est-ce juste ou injuste ?
Il en va de la véracité de la grâce de Dieu qu’il en soit ainsi, il en va de la
liberté, et de la nature même de Dieu qu’il en soit ainsi. Et il en va de la
vérité pécheresse de l’être humain que ça grommelle dans un cas, et que ça
fasse les malins dans l’autre cas. Allez savoir pourquoi la parabole ne s’intéresse
qu’à ceux qui grommellent…
Maintenant, je voudrais faire
observer qu’il y a, dans cette parabole, une très belle promesse, et que cette
promesse est celle d’une rétribution. Ce qu’on fait dans le Royaume des cieux,
dans l’esprit du Royaume des cieux, cela n’est jamais jamais perdu. Certes il
faut parfois attendre, suer sous les soleil brûlant, porter tout le poids des
jours, souffrir la soif et la faim mais la promesse est là qui ne peut faillir :
ce qui est fait dans le Royaume des cieux, dans cette qualité d’obéissance et d’engagement
que réclame l’Evangile, ce n’est jamais en pure perte pour celui qui choisit de
l’accomplir.
Et pour finir, une brûlante
interpellation. Il n’y a pas d’ouvriers de la douzième heure, parce qu’il n’y a
pas de douzième heure dans le Royaume des cieux. Il n’y en a pas parce que c’est
maintenant que l’appel retentit, c’est maintenant, à chaque instant, qu’il s’agit
de travailler à la vigne du maître. Et la moindre des tâches, civile ou
ecclésiastique, que la vie nous suggère peut bien faire de nous l’un de ces derniers qui, dans le Royaume des
cieux, sont les premiers.
Et là, ne pensons surtout pas qu’on nous rétribuera.
Notre joie, notre rétribution, c’est juste de pouvoir servir.