dimanche 21 septembre 2014

Le salaire de la douzième heure (Matthieu 20,1-16)

Note préliminaire sur la division du temps chez les RomainsLe jour solaire était divisé en douze heures, avec un point fixe, midi (meridies), où commençait la septième heure. La durée de l'heure minima (23 déc.) était de 44 min. 30 s; celle de l'heure maxima (25 juin) de 75 min. 30 s.

Matthieu 20
1 «Le Royaume des cieux est comparable, en effet, à un maître de maison qui sortit de grand matin, afin d'embaucher des ouvriers pour sa vigne.
2 Il convint avec les ouvriers d'une pièce d'argent pour la journée et les envoya à sa vigne.
3 Sorti vers la troisième heure, il en vit d'autres qui se tenaient sur la place, sans travail,
4 et il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui est juste.›
5 Ils y allèrent. Sorti de nouveau vers la sixième heure, puis vers la neuvième, il fit de même.
6 Vers la onzième heure, il sortit encore, en trouva d'autres qui se tenaient là et leur dit: ‹Pourquoi êtes-vous restés là tout le jour, sans travail?› -
7 ‹C'est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés.› Il leur dit: ‹Allez, vous aussi, à ma vigne.›
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant: ‹Appelle les ouvriers, et remets à chacun son salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers.›
9 Ceux de la onzième heure vinrent donc et reçurent chacun une pièce d'argent.
10 Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu'ils allaient recevoir davantage; mais ils reçurent, eux aussi, chacun une pièce d'argent.
11 En la recevant, ils murmuraient contre le maître de maison:
12 ‹Ces derniers venus, disaient-ils, n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur.›
13 Mais il répliqua à l'un d'eux: ‹Mon ami, je ne te fais pas de tort; n'es-tu pas convenu avec moi d'une pièce d'argent?
14 Emporte ce qui est à toi et va-t'en. Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi.
15 Ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux de mon bien? Ou alors ton oeil est-il mauvais parce que je suis bon?›
16 Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers.»

Prédication :
Je me suis souvent demandé, puisque tout est grâce, puisque Dieu est amour, puisque sa miséricorde et sa bonté sont sans limites, pourquoi il n’y avait pas, dans cette parabole, d’ouvriers de la douzième heure. La fin de la parabole aurait été un peu plus scandaleuse encore, puisque certains auraient finalement reçu un salaire pour n’avoir pas travaillé du tout !
Cette fin scandaleuse est une fin qui m’aurait plu. Mais il ne suffit pas, en matière de texte biblique, que cela plaise, ou déplaise. Car elle déplaît souvent, cette parabole. «  C’est pas juste », nous disent petits, ados, et grands… Et ma fin à moi, celle de la douzième heure, ne fait qu’aggraver cette idée de rétribution injuste.
Mais, au fond, pourquoi trouve-t-on cette parabole injuste ?

Pour une seule raison. Lorsque nous lisons cette parabole, nous imaginons que le Royaume des cieux est le salaire qui vient après un travail… un peu de notre imaginaire médiéval ressort, le paradis comme rétribution des œuvres bonnes. On vit donc la vie qu’on vie, on s’efforce de faire ce qu’il faut faire et, à la fin du parcours, Dieu soupèse le tout, juge et rétribue. Pourtant, la découverte que Martin Luther fait, ou refait, du salut par pure grâce de Dieu devrait mettre à mal cette lecture, ces idées… or, il n’en est rien : c’est pas juste, dit-on après avoir lu la parabole des ouvriers de la onzième heure !
Mais le lecteur qui réagit ainsi imagine quelque chose qui est en complète contradiction avec ce qu’il professe par ailleurs. Comment l’infinie miséricorde de Dieu, comment sa grâce qui est première peut-elle être compatible avec l’idée de rétribution ? Reconnaissons pour l’instant que l’idée de rétribution est une idée bien pratique, même si Dieu tout de même compte un peu bizarrement… A nous qui faisons profession de connaître Dieu, à nous qui venons le servir, l’idée de rétribution sert d’assurance vie. Ayant œuvré déjà et œuvrant encore à la vigne du Seigneur, même si la rétribution est un peu pas juste à la fin, elle tout de même tout à fait assurée.

Reste pourtant que, même tout à fait assurée, cette rétribution met en contradiction ce qu’on comprend de la parabole, et ce qu’on professe : le salut par pure grâce, offert, promis, par un Dieu tout amour. Et cette contradiction vient alors ruiner un effort de lecture basé sur l’idée que le royaume des cieux est le salaire qui vient après le travail. Il faut choisir, entre l’amour de Dieu et le Royaume des cieux comme salaire. Choisissons l’amour de Dieu… écartons l’idée d’une rétribution, et lisons de nouveau.
Le Royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui sortit… Lisez bien jusqu’au bout ! Où voyez-vous, où lisez-vous que le Royaume c’est le salaire et que le maître de maison c’est Dieu ? Si vous supposez cela, si nous supposons cela, si nous le voyons, c’est que nos idées précèdent notre lecture. Le Royaume des cieux n’est pas semblable au salaire versé par un maître à un employé. Il est semblable à toute la petite histoire qui est racontée. Le Royaume des cieux c’est le maître qui embauche sous contrat, c’est aussi la tâche qui est accomplie, par les uns, par les autres, c’est la rétribution qu’on reçoit, c’est le grommellement de ceux qui trouvent que c’est trop peu par rapport à ceux qui ont travaillé moins qu’eux-mêmes, c’est aussi sans doute la joie de ceux qui se réjouissent que si peu d’engagement leur ait rapporté tant… Le Royaume des cieux, c’est tout ça et, du point de vue des ouvriers, le Royaume des cieux c’est travailler à la vigne, la grâce d’y avoir été envoyé, y être en sachant que le travail ne sera pas sans rétribution. Sauf que, pour ce qu’il en est du montant de la rétribution, on ne sait pas ce qu’elle sera, relativement à celle d’autrui…
Mais il ne faut pas trop s’étonner de cette apparente injustice : Jésus raconte une parabole et les paraboles ont toujours ce point d’incongruité, ce petit scandale qui les distingue.

Sœurs et frères, nous ne sommes pas ces ouvriers de la première heure, ni ceux de la dernière heure. Nous ne savons pas quelle heure il est dans le Royaume des cieux. Nous ne pouvons nous dire que ceci : le Royaume des cieux n’est pas la rétribution de la tâche, c’est la tâche elle-même. Le Royaume des cieux n’est pas la rétribution des œuvres bonnes que nous aurons accomplies en notre nom et au nom de notre Seigneur ; le Royaume des cieux c’est d’avoir été invité à les accomplir et de pouvoir les accomplir. C’est le l’appel, le contrat, la décision de répondre, le travail, l’énergie dépensée et ce qu’on reçoit finalement. Et si l’on reçoit des insultes plutôt que des louanges, et si l’on reçoit des coups plutôt que des caresses, c’est encore le Royaume des cieux. Et si pour un travail qui nous semble bien moindre que le nôtre d’autres se voient cent fois plus gratifiés que nous, c’est encore le Royaume des cieux.
Car dans le Royaume des cieux il n’y a pas de hiérarchie des tâches, ni des rétributions. Chacun accomplit ce qu’il a pu accomplir, chacun reçoit ce qu’il reçoit. Est-ce juste ou injuste ? Il en va de la véracité de la grâce de Dieu qu’il en soit ainsi, il en va de la liberté, et de la nature même de Dieu qu’il en soit ainsi. Et il en va de la vérité pécheresse de l’être humain que ça grommelle dans un cas, et que ça fasse les malins dans l’autre cas. Allez savoir pourquoi la parabole ne s’intéresse qu’à ceux qui grommellent…

Maintenant, je voudrais faire observer qu’il y a, dans cette parabole, une très belle promesse, et que cette promesse est celle d’une rétribution. Ce qu’on fait dans le Royaume des cieux, dans l’esprit du Royaume des cieux, cela n’est jamais jamais perdu. Certes il faut parfois attendre, suer sous les soleil brûlant, porter tout le poids des jours, souffrir la soif et la faim mais la promesse est là qui ne peut faillir : ce qui est fait dans le Royaume des cieux, dans cette qualité d’obéissance et d’engagement que réclame l’Evangile, ce n’est jamais en pure perte pour celui qui choisit de l’accomplir.

Et pour finir, une brûlante interpellation. Il n’y a pas d’ouvriers de la douzième heure, parce qu’il n’y a pas de douzième heure dans le Royaume des cieux. Il n’y en a pas parce que c’est maintenant que l’appel retentit, c’est maintenant, à chaque instant, qu’il s’agit de travailler à la vigne du maître. Et la moindre des tâches, civile ou ecclésiastique, que la vie nous suggère peut bien faire de nous  l’un de ces derniers qui, dans le Royaume des cieux, sont les premiers. 
Et là, ne pensons surtout pas qu’on nous rétribuera. Notre joie, notre rétribution, c’est juste de pouvoir servir.