dimanche 16 février 2014

Quelques remarques sur la perfection (Matthieu 5,17-48)

Matthieu 5
17 " N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir.
18 Car je vous le dis, en vérité : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l'i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé.

19 Celui donc qui violera l'un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux ; au contraire, celui qui les fera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux.

20 " Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux.

21 " Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point ; et si quelqu'un tue, il en répondra au tribunal.
22 Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s'il dit à son frère : "Crétin ! ", il en répondra au Sanhédrin ; et s'il lui dit : "Renégat ! ", il en répondra dans la géhenne de feu.
23 Quand donc tu présentes ton offrande à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi,
24 laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande.
25 Hâte-toi de t'accorder avec ton adversaire, tant que tu es encore avec lui sur le chemin, de peur que l'adversaire ne te livre au juge, et le juge au garde, et qu'on ne te jette en prison.
26 En vérité, je te le dis : tu ne sortiras pas de là, que tu n'aies rendu jusqu'au dernier sou.

27 " Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu ne forniqueras pas.
28 Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà, dans son cœur, forniqué avec elle.
29 Alors si ton oeil droit est pour toi une occasion de péché, arrache-le et jette-le loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes membres et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la géhenne.
30 Et si ta main droite est pour toi une occasion de péché, coupe-la et jette-la loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un seul de tes membres et que tout ton corps ne s'en aille pas dans la géhenne.

31 " Il a été dit d'autre part : Quiconque renverra sa femme, qu'il lui remette un acte de divorce.
32 Eh bien ! moi je vous dis : Tout homme qui renvoie sa femme, hormis le cas d’inconduite, l'expose à forniquer ; et quiconque couche avec une femme renvoyée, il fornique.

33 " Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t'acquitteras envers le Seigneur de tes serments.
34 Eh bien ! moi je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le Ciel, car c'est le trône de Dieu ;
35 ni par la Terre, car c'est l'escabeau de ses pieds ; ni par Jérusalem, car c'est la Ville du grand Roi.
36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir.
37 Que votre langage soit : "Oui ? oui", "Non ? non" : ce qu'on dit de plus vient du Mauvais.

38 " Vous avez entendu qu'il a été dit : OEil pour oeil et dent pour dent.
39 Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant : au contraire, quelqu'un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l'autre ;
40 veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau ;
41 te requiert-il pour une course d'un mille, fais-en deux avec lui.
42 À qui te demande, donne ; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos.

43 " Vous avez entendu qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
44 Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs,
45 afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes.
46 Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes n'en font-il pas autant ?
47 Et si vous réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?

48 Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Prédication
« Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. », c’est l’injonction par laquelle se finit ce très long texte, une finale qui serait pour le moins écrasante si elle avait pour but unique de nous commander que nous nous égalions à la grandeur, à la puissance, à la miséricorde, à l’impassibilité… bref à la perfection de Dieu.
            Cette injonction apparaît tout à la fin d’une méditation de Jésus, une méditation qui porte principalement sur les Saintes Ecritures. Il commence par mentionner la Loi et les Prophètes. Il proclame qu’il n’est pas là pour les abolir mais pour les accomplir. Il indique à six reprises comment il s’agira de les accomplir. Et c’est cet accomplissement qu’il commande d’orienter vers une perfection qui soit celle du Père céleste.
            Alors nous nous demandons ce que peut bien signifier accomplir à la perfection les Ecritures. Nous pouvons d’autant plus nous le demander que, selon le témoignage des Saintes Ecritures, le Père céleste ne les accomplit qu’en les dépassant… Il les accomplit au-delà de l’oubli, au-delà de l’infidélité de son peuple, au-delà de la déréliction, au-delà de ses propres colères et au-delà même de ses promesses ; le Père céleste accomplit les Ecritures toujours au-delà des limites que les êtres humains s’imposent à eux-mêmes et s’imposent les uns aux autres.

            Et nous ? Restons-en à nous-mêmes. On pourrait bien évidemment, Bible en main, considérer que cet accomplissement parfait passe par une observance personnelle littérale, stricte, visible et pieuse. Jésus ne l’exclut pas, cette observance, mais il la nomme « justice des Scribes et des Pharisiens », justice qui, dans le récit de Matthieu, n’est qu’une affaire d’apparence. Et cette justice, ce littéralisme cosmétique, cette conscience arrogante de la dignité de soi, Jésus la décrit comme empêchant d’entrer dans le Royaume des cieux. Si bien que le littéralisme n’est pas un chemin de perfection, en tout cas pas celui que Jésus entend parcourir, la perfection du Père céleste n’étant pas limitée, nous l’avons dit déjà, par la lettre des Saintes Ecritures : qu’il s’agisse de la Loi, qu’il s’agisse des Prophètes, qu’il s’agisse d’un peuple qu’on fait revenir d’exil, ou encore de la révélation faite aux païens, la perfection du Père céleste est une perfection agissante, libre et créatrice.
Plus encore, vous êtes lecteurs des Saintes Ecritures et vous savez pertinemment que si la perfection du Père céleste ne dépassait pas la lettre des Saintes Ecritures, le peuple de Dieu, celui de la première alliance, ne perdurerait pas, pas d’avantage que celui de la seconde alliance, c'est-à-dire nous.
           
            Jésus donc indique à six reprises ce qu’il en est d’un accomplissement parfait des Saintes Ecritures.
1.      ­« Tu ne tueras pas ! » Bien entendu, la plupart d’entre nous traverseront l’existence sans avoir tué qui que ce soit. Mais combien de fois en imagination et en parole aura-t-on mis quelqu’un à mort ? Ce n’est donc pas parce qu’on n’a jamais tué qu’on est quitte du commandement qui interdit l’assassinat… Et un accomplissement parfait de ce commandement serait en nous une pensée apaisée, confiante, accueillante, et une langue parfaitement maîtrisée. Nous ne sommes pas de cette perfection.
2.      « Tu ne forniqueras pas ! » Il est bien entendu des gens, mariés ou pas, dont la moralité est apparemment exemplaire, qui obéissent parfaitement aux commandements qui vont bien. Mais reste à ce qu’ils se demandent où donc leurs yeux cavalent, où donc leur imagination trottine. Ça n’est pas parce que qu’on n’est jamais passé à l’acte que l’on est quitte des commandements qui désignent jusqu’à nos désirs les plus secrets… Alors, quel accomplissement, quelle perfection ? Un cœur chaste, qui ne convoite rien, qui reçoit ce qui se donne, qui le rend à lui-même embelli…
3.      « Quiconque renvoie sa femme, qu’il lui remette un acte de divorce. » Il est bien entendu des gens qui, au temps de Jésus, renvoyaient leurs femmes en respectant les formes juridiques sacrées de l’époque. Mais, respect de la forme juridique ou pas, une femme répudiée voyait sa dignité bafouée, ce qui le plus souvent la condamnait, et ce qui donne bien souvent des audaces aux mâles. Autrement dit, le respect de la forme juridique pour la rupture d’une union n’absout pas les humains de leurs désirs grossiers ni de leurs excuses laides. En plus, rupture ou pas, ça n’est pas non plus la forme juridique qui dit la valeur d’une union. Ce commandement, formulé dans une culture masculine, semble ne concerner que des hommes ; mais son actualité concerne aussi les femmes. L’accomplir parfaitement serait ouverture du cœur à la différence, et accueil de la différence. Ce serait ne jamais réduire quiconque à ce qu’il a vécu, ou à la forme juridique, à la forme tout court de l’union qu’il contracte…
4.      « Tu ne te parjureras pas, et tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments. » Une parole donnée devant le Seigneur est une parole sacrée, il y a des commandements là-dessus. Mais, au-delà des commandements, au-delà des généralités qu’on énonce et des bonnes résolutions qu’on prend, que vaut la parole. Que vaut ta parole, demande Jésus, que vaut-elle toute simple, c’est à dire que vaut ton oui, et que vaut ton non ? Ce n’est pas la parole extérieure qui dit la perfection du cœur, mais l’acte. Et bien, plutôt que jurer ceci ou cela, ne jures pas du tout ; ce sont tes actes seuls qui disent ce que tu vaux…
5.      « Œil pour œil, dent pour dent. » La loi du talion est une loi sacrée, elle est dans la Bible. Elle revient à dire que lorsque j’ai subi un préjudice, il m’est permis de l’infliger. Certes. Et non, dit Jésus, ce que je subis ne m’autorise à rien, et s’il est une revanche à prendre sur la dispute ou sur l’injustice, c’est la revanche de la miséricorde.  
6.      « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. » Il y a enfin des commandements au titre desquels l’on peut, voire l’on doit, éprouver envers autrui ce qu’il éprouve envers nous. Très bien, mais si tel était le cas, si notre Père céleste n’était qu’à la mesure de ce genre de commandement, le soleil ne se lèverait sur personne.

Avec ce sixième point, il apparait que, nous, humains, nous savons parfaitement énoncer des commandements, des généralités, avec lesquels nous nous grandissons, avec lesquels nous obligeons autrui autrement et plus durement que nous-mêmes. Deux poids, deux mesures, mais la plus légère pour nous-mêmes, alors que nous sommes incapables de cette équité évidente : le soleil se lève sur les justes et sur les injustes. Cette simple remarque, de pur bon sens, met par terre toutes nos justifications. Les commandements que nous tenons pour les plus importants, les plus divins, les plus sacrés, tombent sous le coup de cette évidence : Dieu fait lever le soleil sur les justes et sur les injustes.
                       
Alors, s’il nous est fait commandement d’être parfaits tout comme le Père céleste est parfait, quelle peut être notre perfection ? Apparence ? Engagement ? A la lumière du soleil, seules les apparences sont visibles. Et dans le cœur ? Et dans mon cœur ? Dieu seul sait ce qu’il y a dans le cœur d’un être humain. Alors nul ne peut se prononcer sur la perfection d’autrui. Le rapport aux Saintes Ecritures, sur le mode le plus sérieux, sur le mode le plus profond, ne peut être qu’un rapport personnel, il ne peut être qu’un acte personnel, un engagement de toute une vie. Et Jésus ne cesse de le rappeler en s’adressant à chacun, en lui disant « toi », en lui disant « tu… ». Mais il n’est pas le seul à le rappeler. Le 22ème chapitre de la Genèse l’enseigne tout autant lorsque la voix du ciel retient le bras d’Abraham s’apprêtant à sacrifier Isaac. Il n’y a pas d’ordre de Dieu qui puisse commander à un être humain d’aliéner un autre être humain. L’alliance de Dieu avec l’humanité doit être ratifiée personnellement par chaque sujet, à chaque génération.     
Qu’exigerons-nous donc d’autrui en brandissant la Bible ? Le soleil se lève sur nous, il fait jour, les apparences sont là. Mais qu’en est-il des cœurs ? Qui sont les cœurs purs ? Où sont les justes ? Et les injustes ? Nous n’exigerons rien.

Or en parlant ainsi on n’abolit ni la Loi, ni les Prophètes. Il y a un texte, nos anciens l’ont reçu. Nous le recevons, et nous le transmettons. Nous le transmettons avec le « mais moi je vous dis », c’est à dire l’interpellation personnelle, l’appel à une généreuse perfection, une perfection d’ouverture, une perfection créatrice. Alors le « mais moi je vous dis » que nous prononçons est notre engagement, notre acte, et il ouvre à la vie. Amen