dimanche 2 février 2014

L'Evangile en actes et en paroles (Matthieu 4,18-5,21)

Matthieu 4
18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer: c'étaient des pêcheurs.
19 Il leur dit: «Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d'hommes.»
20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent.
21 Avançant encore, il vit deux autres frères: Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d'arranger leurs filets. Il les appela.
22 Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent.
23 Puis, parcourant toute la Galilée, il enseignait dans leurs synagogues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple.
24 Sa renommée gagna toute la Syrie, et on lui amena tous ceux qui souffraient, en proie à toutes sortes de maladies et de tourments: démoniaques, lunatiques, paralysés; il les guérit.
25 Et de grandes foules le suivirent, venues de la Galilée et de la Décapole, de Jérusalem et de la Judée, et d'au-delà du Jourdain.

Matthieu 5
1 À la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s'assit, et ses disciples s'approchèrent de lui.
2 Et, prenant la parole, il les enseignait:
3 «Heureux les pauvres de coeur: le Royaume des cieux est à eux.
4 Heureux les doux: ils auront la terre en partage.
5 Heureux ceux qui pleurent: ils seront consolés.
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassasiés.
7 Heureux les miséricordieux: il leur sera fait miséricorde.
8 Heureux les coeurs purs: ils verront Dieu.
9 Heureux ceux qui font oeuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu.
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice: le Royaume des cieux est à eux.
11 Heureux êtes-vous lorsque l'on vous insulte, que l'on vous persécute et que l'on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
12 Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux; c'est ainsi en effet qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

Prédication
            Au début du ministère public de Jésus, dans l’évangile de Matthieu, nous pouvons être intrigués par  la simplicité de sa prédication, et étonnés par la surabondance de son action. En effet, sa prédication se limite à « Convertissez-vous ; le royaume des cieux s’est approché ». Et son action, c’est qu’il guérit tous ceux qu’on lui amène.  Alors, il en vient de plus en plus, et qui viennent de loin, de plus en plus loin… Et il les guérit, immédiatement, tous !
            Or, tout de suite après le début de ce ministère, et toujours dans l’évangile de Matthieu, il y a un renversement total de perspective. Plus un seul miracle n’est accompli, et il n’y a plus que des paroles, celles du très long sermon sur la montagne.

            Curieux contraste, qui nous fait nous demander si, lorsqu’il s’agit de l’Evangile, on doit choisir entre les actes et les paroles ? D’un côté, donc, les actes : annoncer l’Evangile, c’est agir, c’est l’action charitable, l’action diaconale, voire l’activisme politique. Et alors, peu importe la forme des énoncés de la foi, pourvu qu’on agisse pour la transformation du monde. De l’autre côté, les paroles : annoncer l’Evangile c’est une proclamation correcte du salut, ou encore le déroulement correct de la liturgie. Et alors, peu importe au fond l’état du monde, pourvu que ce qui doit être proclamé le soit effectivement.
            Ça n’est pas une vaine dispute. C’est l’une de ces disputes qui ont déchiré le protestantisme français au XIXème siècle, et qui le tiraillent parfois encore un peu… Ce sont en tout cas ces sortes de déchirures qui ont conduit certains chrétiens parfois à prendre les armes pour tenter de changer leur monde, et qui ont conduit d’autres chrétiens parfois à s’allier objectivement à certains pouvoirs aux méthodes radicales. L’activisme, même au nom du Christ, n’est pas forcément une bonne chose ; mais il faut savoir passer à l’action. L’orthodoxie stricte, même au nom du Christ n’est pas forcément une bonne chose ; mais il faut savoir parfois prendre le temps de réfléchir, de se ressourcer. 
Que professe-t-on ? Et qu’accomplit-on ? Peut-être bien que l’une des difficultés que traverse la société française d’aujourd’hui, relève d’une déconnexion, d’une déchirure même, à bien des niveaux, entre ce que les gens professent et ce qu’ils accomplissent.

            En tout cas, lorsque vous accomplissez autant de miracles qu’en accomplit Jésus, on vous en redemande. Nous n’allons pas faire la fine bouche sur des guérisons miraculeuses. Mais si Jésus vient à être fatigué, las des foules, à disparaître, s’il vient à se retirer pour un temps et que, pendant ce temps, quelqu’un tombe malade et meurt ? Il ne les aura pas tous guéris. Et que dira-t-on ? On dira d’abord deux choses. Bienheureux ceux qui sont capables d’accomplir des miracles. Bienheureux ceux à qui il a été donné d’être miraculés ! Et les autres ?
Il y a ceux qui ne sont pas capables d’accomplir des miracles. Lorsqu’ils se trouvent confrontés à des situations difficiles, n’ont-ils qu’à baisser la tête honteusement, à vivre seuls et à ne jamais sortir de chez eux pour ne jamais être rattrapés par la réalité ?
Il y a aussi ceux qui pourraient avoir besoin d’un miracle, les incurables, les inconsolables, et les militants des causes perdues. Tous ces autres, sont-ils à jamais écartés du bonheur, ne seront-il jamais bienheureux, parce que les miracles sont rares dans la réalité ?
Faute d’être capable de proposer à ces gens quelque chose de miraculeux, faute même d’être capable de leur offrir quoi que ce soit qui serait à la mesure de leur détresse ou de leur engagement, il faudrait bien leur dire quelque chose.
A un moment donc, Jésus cesse d’accomplir des multitudes de miracles. Il parle.
           
            Et voilà les béatitudes, des béatitudes pour tous. Une personne éprouvée, ou suffisamment engagée dans une cause suffisamment juste, est forcément concernée par une ou plusieurs des béatitudes. Alors, pour tous ceux qui se réclament de l’Evangile, même s’ils n’ont rien de concret à proposer à tel ou tel, il y a une béatitude qui permettra de s’en sortir à bon compte, à compte d’autant meilleur qu’on attribue les béatitudes à Jésus lui-même. Ainsi donc, là où aucun engagement n’est consenti, on peut être tenté par une parole facile. Une parole ressemblant aux béatitudes, et justement certaines des béatitudes promettent des choses qui semblent devoir s’accomplir sans agent précis, et dans un futur incertain (Heureux les doux, ils auront la terre en partage… sans dire qui va la leur donner, et surtout pas quand…). Ou encore en exprimant une possession au présent, mais seulement d’un objet vague attribué à des simples et des impuissants (Heureux les pauvres de cœur, le royaume des cieux est à eux… ça n’engage pas trop celui qui le dit…).
Vous objectez ici précisément que si c’est ainsi qu’on utilise les béatitudes, elles ne sont que du flan. Et c’est vrai : si c’est ainsi qu’on cite les béatitudes, pour s’exonérer de tout engagement, elles sont exactement du flan.

            Telle n’est pas dans le récit de Matthieu la situation de celui qui prononce les béatitudes. Jésus qui guérit surabondamment est aussi l’homme qui prononce les béatitudes. Les béatitudes sont le discours extrême d’un homme dont la puissance et l’engagement sont extrêmes. Les paroles et les actes de cet homme sont en parfaite concordance. Ils sont une seule et même réalité. En ce sens on peut comprendre la divinité de Jésus, en ce sens, il est Christ, parce que, pour lui, faire et dire sont une seule réalité. Ainsi, les miracles du Christ sont des béatitudes en actes, et les béatitudes du Christ sont des miracles en paroles.
            On parle pour le Christ d’unité de la parole et de l’acte. Pour le disciple du Christ, pour le témoin du Christ, mieux vaut, par modestie, commencer par examiner la cohérence de ce qu’on professe et de ce qu’on pratique. Question classique, et qui fait chuter tous les chrétiens, tous ! Nul n’a en lui la toute puissance qui était en Christ. Et même si certains ont consacré toute leur vie à une tâche de miséricorde et de charité, même si certains ont perdu leur vie dans des circonstances affreuses, aucun jamais n’est parti d’aussi « haut » que le Christ. Tous les chrétiens chutent si l’on examine l’unité de ce qu’ils professent et de ce qu’ils pratiquent. Qu’on en proclame certains saints est une belle chose. Mais nous nous intéressons à l’ordinaire, à la cohérence de ce que professe et de ce qu’accomplit le chrétien ordinaire. Cette cohérence ne peut être qu’une cohérence faible, parce que les énoncés reçus de la foi sont, eux, extraordinaires. Par exemple la foi de l’Eglise en la résurrection de la chair est extraordinaire. Les béatitudes sont extraordinaires. Nous proclamons les unes et l’autre. Avec quelle cohérence ? C'est-à-dire avec quelle ferveur concrète, avec quel engagement en faveur de nos semblables ? Que chacun s’examine. Si c’est à l’aune de la vie du Christ que le Tout Puissant nous juge, nous sommes tous condamnés. Et lorsque c’est à l’aune de la vie du Christ que nous nous évaluons, nul d’entre nous n’est en mesure d’en condamner aucun autre.

Pourtant, nous récitons, nous mettons en œuvre et nous recevons les béatitudes. Nous avons pu, un jour ou l’autre, être au bénéfice d’une « expérience de bonté ». Nous avons été « bienheureux », parce que quelqu’un nous a tendu la main, nourri, guéri, ou parlé, ou tout simplement souri... Il a pu aussi se produire que notre engagement soit en parfaite cohérence avec ce que nous professions. En plus, il peut toujours arriver que l’on fasse un bien qu’on n’a pas voulu, ou que le bien qu’on a commis sciemment soit au-delà de la mesure que nous lui avions donné. Tout prédicateur le sait bien, tout témoin de l’Evangile le sait aussi, qui s’entend parfois – et même assez souvent – être remercié pour des paroles bénies qu’il n’a jamais prononcées, mais qui ont été entendues. Et l’on se voit parfois honoré considérablement pour ce qu’on pense n’avoir été que la moindre des choses.
Ceci pour dire que quelque chose d’essentiel de l’Evangile échappe aux paroles que nous prononçons et aux actions que nous accomplissons. Cela ne nous dispense évidemment de rien. C’est juste un signe que le Christ est vivant, et bien vivant. Et que la modestie d’un petit acte spontané, le presque rien d’un sourire, ou encore les quelques mots d’une timide confession de foi, ceci que des croyants ordinaires peuvent parfaitement accomplir, peut receler en lui toute la puissance du Christ vivant.

Ainsi l’Evangile peut-il être pleinement annoncé par les simples croyants que nous sommes. Qu’il en soit ainsi.