jeudi 17 octobre 2024

Méditation proverbiale (Marc 10,17-31)


 Proverbes 3

13 Heureux qui a trouvé la sagesse, qui s'est procuré la raison!

 14 Car sa possession vaut mieux que possession d'argent et son revenu est meilleur que l'or.

 15 Elle est plus estimable que le corail, et rien de ce que l'on peut désirer ne l'égale.

 16 Dans sa droite, longueur de jours, dans sa gauche, richesse et gloire.

 17 Ses voies sont des voies délicieuses et ses sentiers sont paisibles.

 18 L'arbre de vie c'est elle pour ceux qui la saisissent, et bienheureux ceux qui la tiennent!

 19 Le SEIGNEUR a fondé la terre par la sagesse, affermissant les cieux par la raison.

 20 C'est par sa science que se sont ouverts les abîmes et que les nuages ont distillé la pluie.

 Hébreux 4

12 Vivante, en effet, est la parole de Dieu, énergique et plus tranchante qu'aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu'à diviser âme et esprit, articulations et moelles. Elle passe au crible les mouvements et les pensées du coeur.

 13 Il n'est pas de créature qui échappe à sa vue; tout est nu à ses yeux, tout est subjugué par son regard. Et c'est à elle que nous devons rendre compte.

 Marc 10

17 Comme il se mettait en route, quelqu'un vint en courant et se jeta à genoux devant lui; il lui demandait: «Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage?»

18 Jésus lui dit: «Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul n'est bon que Dieu seul.

19 Tu connais les commandements: Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère.»

20 L'homme lui dit: «Maître, tout cela, je l'ai observé dès ma jeunesse.»

21 Jésus le regarda et se prit à l'aimer; il lui dit: «Une seule chose te manque; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi.»

 

Jésus le regarda et se prit à l'aimer; il lui dit : «Après (tout cela) il reste une chose ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens, suis-moi.»

22 Mais à cette parole, il s'assombrit et il s'en alla tout triste, car il avait de grands biens.

 

23 Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples: «Qu'il sera difficile à ceux qui ont les richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu!»

24 Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète: «Mes enfants, qu'il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu!

25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu.»

26 Ils étaient de plus en plus impressionnés; ils se disaient entre eux: «Alors qui peut être sauvé?»

27 Fixant sur eux son regard, Jésus dit: «Aux hommes, c'est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu.»

 

28 Pierre se mit à lui dire: «Eh bien! nous, nous avons tout laissé pour te suivre.»

29 Jésus lui dit: «En vérité, je vous le déclare, personne n'aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l'Évangile,

30 sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec bien des poursuites, et dans le monde à venir la vie éternelle.

31 Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers.»

Dialogue des Carmélites Bernanos (1888-1948) (Poulenc 1899-1963)

(La Prieure et Blanche se parlent de part et d’autre de la double grille. Madame de Croissy, la Prieure, est une vieille femme, visiblement malade. Au lever du rideau, elle essaie maladroitement de rapprocher son fauteuil de la grille.)

LA PRIEURE

N’allez pas croire que ce fauteuil soit un privilège de ma charge, comme le tabouret des duchesses ! Hélas ! par charité pour mes chères filles qui en prennent si grand soin, je voudrais m’y sentir à mon aise. Mais il n’est pas facile de retrouver d’anciennes habitudes depuis trop longtemps perdues, et je vois bien que ce qui devrait être un agrément ne sera jamais plus pour moi qu’une humiliante nécessité.

BLANCHE

Il doit être doux, ma Mère, de se sentir si avancée dans la voie du détachement qu’on ne saurait plus retourner en arrière.

LA PRIEURE

Ma pauvre enfant, l’habitude finit par détacher de tout. Mais à quoi bon, pour une religieuse, être détachée de tout, si elle n’est pas détachée de soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ?

prédication : Autun, 11 octobre 2015 – Vincennes 13 octobre 2024

            Pierre a tout quitté, et l’homme riche n’a rien quitté. De ce point de vue, ils semblent tout à fait différents l’un de l’autre. Pourtant, il y a quelque chose qui fait que l’un et l’autre sont extraordinairement ressemblants. Nous allons nous mettre en quête de cette chose.

 

Nous nous intéressons au 21ème verset. Jésus dévisagea l’homme qui était venu pour l’interroger, et l’aima ; il lui dit « Une seule chose te manque… » Sans doute avons-nous toujours lu que quelque c       hose manquait à cet homme ; presque tous les traducteurs le comprennent ainsi. Manquer, cela signifie qu’il y a quelque chose en moins, un vide, et une autre chose qu’on ajouterait viendrait combler ce vide. Et nous savons ce qu’il conviendrait que cet homme ajoute à sa vie.

            Si cet homme, dont la liste des bonnes actions est déjà considérablement longue, ajoutait à cette liste le fait de tout vendre, de tout donner aux pauvres, et de suivre Jésus, il atteindrait dès ici-bas cette forme de béatitude à laquelle il n’aspire pourtant que pour l’au-delà. Cet homme deviendrait alors le modèle parfait du disciple de Jésus Christ, un modèle qu’il nous faudrait suivre, qu’il nous faut suivre, pour notre bonheur, présent, et à venir.

 

            C’est assez tentant, n’est-ce pas, de le prendre ainsi. Mais cela pose deux problèmes.

Le premier, c’est que ce modèle de pauvreté volontaire n’est pas celui que nous avons suivi. Nous ne sommes pas devenus pauvres, pèlerins et vagabonds sur la terre à cause de Jésus Christ Fils de Dieu ; nous sommes restés propriétaires de nos maisons, de nos autos, nous touchons nos salaires et nos pensions et nous sommes sédentaires. Pour la vie éternelle, nous sommes déjà fichus…

Le second problème, c’est que les disciples de Jésus, et Pierre, l’ont fait, ils ont tout laissé et que, s’agissant au moins de Pierre, cela produit une sorte de « Nous nous l’avons fait-euh, nananère ! » qui est du plus mauvais aloi. Il laisse à présager un « nous nous l’avons fait » qui servira tôt ou tard de fondement à des exigences considérables, « vous, vous devez le faire, sinon vous ne serez jamais sauvés, ni estimés, ni reconnus… ».

L’homme qui interroge Jésus en a encore trop, c’est bien ce qu’on entend dire, mais rien ne dit que s’il laissait tout il n’en aurait pas encore de trop ; nous voyons bien que Pierre qui a tout laissé, en a manifestement encore beaucoup trop en trop. Pierre et l’homme riche en sont, de ce point de vue, exactement au même point.

 

            Est-il approprié de parler de manque lorsqu’on en a encore tant en trop ? Peut-on parler de manque, lorsque ceux qui accomplissent toutes les prescriptions, même les plus abrasives, ont encore manifestement quelque chose en trop ? Peut-on parler de manque si chaque bonne action accomplie charge son auteur d’un poids supplémentaire de satisfaction orgueilleuse ? Si l’homme qui interroge Jésus accomplissait ce que Jésus lui commande, vendre, donner, partir, il en aurait certes beaucoup moins, mais il en aurait encore de reste, de ce même reste qui encombre Pierre.

 

            Que faut-il conclure ? En nous appuyant sur ce qui précède, en nous appuyant aussi sur la langue grecque de l’évangile, nous relisons le 21ème verset, celui par lequel nous avons commencé. Jésus le dévisagea et l’aima ; il lui dit : « Une chose te reste… » Et nous allons méditer sur ce reste.

Quel est ce reste, qui concerne finalement autant Pierre que l’homme qui interrogeait Jésus ? Quel est ce reste dont la disparition du bagage de cet homme, serait le commencement réel si ce n’est de la vie éternelle du moins d’une certaine félicité (celle que Jésus appelle Royaume de Dieu) ? S’agissant de cet homme, le reste est assez évident, et même colossal : ses biens ! Mais nous avons vu que, même après avoir laissé ses biens, s’agissant de Pierre, il y a encore du reste, un reste sans doute immatériel, puisque Pierre et les autres disciples ont déjà tout laissé, mais un reste tout de même.

Ce qui caractérise ce reste, c’est que Pierre se met en avant ; il se met en avant comme quelqu’un qui a fait quelque chose, commandé par Jésus, quelque chose que les autres, l’homme riche, les riches, auraient dû faire, et n’ont pas fait. Cette chose ? Souvenons-nous de l’appel des disciples… oui, sur un appel de Jésus, ils ont laissé leurs filets, tout ce qu’ils avaient, et l’ont suivi. Mais ce choix, et la manière de vivre qui va avec ce choix, peut-il être mis en avant, par celui qui l’a fait, comme un choix supérieur, voire le seul choix possible ? L’appel à une vie particulière, que Jésus adresse à tel ou tel, peut-il être mis en avant par celui qui l’entend et y répond, comme seul appel possible à la seule vie bénie possible ?

L’appel du Christ est adressé à chacun par le Christ, et il appartient à chacun d’y répondre, ou de ne pas y répondre. S’agissant de Pierre, c’est un appel au détachement, à un détachement radical. Jusqu’où ce détachement doit-il aller ? Lorsque Pierre met en avant son détachement, il rend évident qu’il est détaché de tout, sauf de son détachement. Son détachement est encore ce qu’on pourrait appeler une œuvre, quelque chose dont il se prévaut. Alors nous nous disons au sujet de Pierre : A quoi bon être détaché de tout, si l’on met ainsi en avant son propre détachement ? Oui, en reprenant Bernanos, « à quoi bon, pour un disciple de Jésus Christ, être détaché de tout, s’il n’est pas détaché de soi-même, c’est-à-dire de son propre détachement ? »

Ce qui apparaît clairement, c’est que ce détachement parfait porte, dans le texte que nous méditons, les superbes noms de « trésor dans le ciel »,  et de « vie ». Mais est-il possible aux êtres humains de gagner eux-mêmes ce trésor, d’atteindre ce détachement par leurs propres forces ? Pour Pierre, à l’évidence, ça n’est pas gagné. Pour Jacques et Jean, qui vont, quelques instants plus tard, réclamer à Jésus des places de faveur, ça n’est pas gagné non plus. Tant qu’un disciple de Jésus Christ accomplit quoi que ce soi, au titre de sa foi, en espérant de ce qu’il accomplit une certaine rétribution personnelle, ça n’est pas gagné. Tant qu’il ne remet pas entièrement et totalement à Dieu le fruit de ses actes, ça n’est pas gagné.

Est-ce jamais gagné ? En a-t-on jamais fini avec ce reste ? Lorsque le crucifié crie vers le ciel son désespoir et son abandon, ça n’est pas gagné. Jésus Christ est un homme et, comme nous le lisons, aux hommes cela est impossible… aux hommes cela est impossible et pourtant cela est possible, car à Dieu cela est possible.

 

Qu’est-ce donc que ce reste dont nous parlons, qui reste à Pierre et qui semble bien devoir toujours rester ? C’est le contraire de la foi, ce que parfois les textes bibliques appellent la « non-foi », dont nous lisons ici que cela colle si fort à la pâte humaine qu’il est impossible à un être humain de s’en débarrasser par ses propres forces. « Aie pitié de ma non-foi ! », criera à Jésus l’homme dont le fils allait si mal, ce fils que nul n’avait pu soulager.

Nous n’allons pas dire que seule la mort délivrera un être humain de ce reste. L’on ne sait rien de la suite de la vie de l’homme riche. Et presque rien de la suite de la vie de Pierre. Car qui un jour a refusé de suivre Jésus Christ choisira peut-être de le suivre demain. Qui a un jour mis en avant sa personne et ses mérites, demain peut-être n’en fera plus aucun cas. Le Dieu qui peut tout ne laissera pas sans soutien un cœur qui, dans un élan, un moment, ne fut-ce qu’un instant, de foi, se tournera vers lui. Et il se peut, le Seigneur venant à notre secours, nous prenant en pitié, il se peut qu’il nous soit donné, de notre vivant, de nous en remettre totalement à lui.

Que le Seigneur nous fasse cette grâce. Amen

 


samedi 5 octobre 2024

2 Corinthiens 3, 1-6 (et compléments dans le chapitre en question) Cœur de chair


 2 Corinthiens 3

1 Est-ce que nous recommençons à nous recommander nous mêmes ? Ou n’avons-nous pas besoin, comme certains, de lettres de recommandation auprès de vous, ou de votre part ?

 2 Notre lettre à nous, c’est vous qui l’êtes ; elle a été écrite dans nos coeurs, connue et reconnue par tous les hommes.

 3 Il apparaît clairement que vous êtes une lettre de Christ, que nous avons servie, qui a été écrite non pas avec de l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant, non pas sur des tables de pierre, mais sur les tables du cœur, sur la chair.

 4 Une telle confiance, nous l’avons de par le Christ, auprès de Dieu.

 5 nous ne sommes pas capable de sortir quoi que ce soit de nous-mêmes ; au contraire, notre capacité sort de Dieu

 6 qui nous a rendus capables d’être serviteurs de la nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’esprit ; c’est que la lettre tue, mais l’esprit fait vivre.


Méditation

 

Le texte que nous venons de lire, est un texte difficile... du moins, je le croyais, parce qu’il me semble, au fond, dans le fond, tout à fait simple... C’est un texte qui met en branle une histoire de nouvelle alliance, et l’on ne devrait pas croire trop vite qu’on est dans la nouvelle alliance, et que d’autres sont dans l’ancienne... qui sont ces autres ?

 

C’est - de mémoire, et j’y tiens - Calvin qui suggère, au sujet de ce texte, que s’agissant de la nouvelle alliance, il s’agit qu’elle ne devienne pas une nouvelle ancienne alliance...

 

mais se peut-il qu’il y ait toujours du neuf ?

 

ou, encore, comment peut-on dire quelque chose de neuf ?

je m’éveille ce matin, nouvelle journée... une journée neuve... facile à dire parce que possible à dire... mais demandez-vous comment vous pouvez nommer un sentiment que vous éprouvez pour la première fois ? En quoi cette journée qui commence est-elle différente de toutes les autres ?

Ou en quoi mon sentiment dans ce début de journée est-il nouveau ? Je ne peux pas le dire... ou alors j’écris des poèmes... ou bien je lis la bible... et peut-être qu’elle me prêtera des mots nouveaux...

 

Partons de Paul, apôtre... mais de quel droit est-il apôtre ?

c’est une question qui va souvent être posée... Paul, un parmi sans doute beaucoup d’autres, est un itinérant, un voyageur de commerce, voyageur de la prédication, passant d’une communauté à l’autre et vivant, souvent de la charité - ou de la crédulité - de ceux à qui il prêche... tout flatteur vit au dépend de celui qui l’écoute... la phrase est sans doute déjà sur les lèvres il y a deux mille ans...

 

sans doute que certains des concurrents de Paul avaient sur eux des lettres d’on ne sait quel notable : « Chers Corinthiens, nous recommandons à votre meilleure générosité le sieur Untel dont l’éloquence nous a ravis ! Sa doctrine est brillante, son phrasé parfait... »

 

sans doute aussi que bien des communautés isolées ont pu voir arriver Untel doté de lettres dithyrambiques provenant d’autres communautés qu’elles ne connaissaient pas, Untel s’installant parmi eux... un loup se faisant passer pour berger, ça existe de tout temps...

 

 

Paul, qui est un grand bonhomme, pose cette question, pour lui-même : « Ai-je besoin de lettres de recommandation ? mes actes ont-ils besoin d’être recommandés par d’autres ? ai-je besoin qu’on me fasse de la pub ? »

 

 

La  question des lettres de recommandation, telle que Paul la pose hier, c’est la question de la compétence de tous ceux dont la profession ne se limite pas à l’application d’une procédure ou à l’observation d’un règlement... c’est à dire, je l’espère, tous...

 

c’est qu’il est bien clair que chacun a des qualités universitaires reconnaissables et reconnues pour accomplir la tâche qu’il a à accomplir...

par exemple personne de sensé ne me confierait de conduire un pelle mécanique... ou ne me confierait son corps pour l’opérer d’une appendicite...

 

nous sommes des gens compétents et diplômés, ou, du moins, reconnus... mais est-ce suffisant ?

 

telle est la question, peut-être pas trop importante dans telle ou telle de nos activités, mais capitale dès lors qu’il s’agit de mettre en jeu des relations entre les personnes...

pas suffisant d’être un éminent virtuose pour donner le goût de la musique !

pas suffisant d’être un bon théologien pour être un pasteur honnête...

et on pourrait le décliner de toutes les manières, dans toutes les professions...

 

le geste technique - et le diplôme - ne suffisent pas !

 

voilà quelle est la question que Paul pose, dans des circonstances bien particulières, et à sa manière bien particulière aussi...

quelle qualité ai-je pour parler comme je le fais... telle est sa question, et il pourrait bien mettre en avant un lettre, un papier... il pourrait... mais il préfère renverser le problème et dire « ma recommandation auprès de vous, c’est vous ! »

 

c’est ce renversement qu’il convient d’essayer d’apprécier... et d’essayer de vivre... et d’expliquer...

pour ce qui en est de l’explication, c’est assez simple, nous avons presque tout dit...presque seulement... parce qu’il y a quelque chose de très difficile, et, aussi, de très précieux !

 

D’abord ce qui est très difficile :

si les diplômes, les lettres de recommandation ne sont que lettre morte, que du vent, de quoi pouvons-nous être certains, sur quoi pouvons-nous nous appuyer pour prendre la parole ?

 

s’il n’y a pas de diplôme, de lettre de recommandation, ou de droit à parler - à qui que ce soit -, que reste-t-il à faire, ou à dire ?

 

il faut mesurer le caractère vertigineux de ces interrogations... mais pas trop longtemps, parce qu’autrement, on va passer son temps à interroger, à s’interroger, et à angoisser ceux qui nous côtoient... sans rien d’ailleurs leur transmettre que notre propre angoisse...

 

on est ainsi ramené au problème précédent... celui qui, au nom de l’incertitude de toutes choses, refuse de se réclamer de ce qui est écrit, diplôme ou lettre de recommandation, ne se réclame finalement que de sa propre angoisse qu’il propage partout où il peut...

 

alors, passons, et gageons que le fait qu’il y ait un interlocuteur en face de vous est un raison suffisante pour engager le dialogue avec lui, avec confiance

 

Ensuite ce qui est très précieux

c’est cela qui est précieux  : il y a quelqu’un qui est là...

Paul ne s’y trompe pas...

ça n’est pas au nom d’une lettre qu’il vient, mais au nom de la communauté qui le reçoit...

 

ça n’est pas au nom de l’histoire qui a déjà été écrite, mais au nom de celle qui reste à écrire entre lui et la communauté...

 

avec la confiance qu’il reste quelque chose à vivre, de différent de ce qui a déjà été vécu... ce que Paul énonce en opposant la lettre et l’esprit !

 

tout ce qui peut être écrit noir sur blanc, qui sépare le blanc du noir, c’est lettre morte, et prétendre considérer quelqu’un comme déjà tout écrit, c’est le réduire, c’est le tuer...

 

pour autant, Paul sait bien qu’il y a toujours quelque chose de déjà écrit, et qui résiste au changement... il y a toujours de la mort qui se refuse à vivre...

 

et Paul sait bien aussi, c’est le cœur de sa foi - et j’espère aussi le cœur de la notre - Paul sait bien qu’il y a une espérance pour la vie...

 

mais cette vie, d’où viendra-t-elle ? Elle viendra, Paul en est certain,

c’est à dire qu’il vient vers ces gens avec qui il a une histoire, en affichant que ce qui se passera est peut-être un peu déterminé par ce qui s’est passé, mais pas complètement...

 

il peut, il y aura du nouveau... entre eux : du nouveau pour Paul, et du nouveau pour la communauté... du nouveau dont ils bénéficieront, sans pour autant s’en croire propriétaires, ni en se croyant propriétaires les uns des autres...

 

c’est, selon Paul, un souffle d’esprit, un souffle de vie qui souffle sur ce qu’on croyait définitivement écrit, figé, et acquis, peut-être même dû... de la vie soufflant sur ce qui est écrit - et pas à la place de ce qui est écrit - pour que là où tout semble écrit il arrive quelque chose de juste, bon et nouveau...

 

juste, bon, et nouveau...

tout à l’heure, il était question de recevoir des mots nouveaux... il en est un qui pourrait résumer notre propos : alliance...

 

loin de toutes considérations de diplômes, loin de l’inertie du passé, et de la pesanteur des souvenirs, lorsque l’alliance existe entre les humains et leur Dieu, chacun reçoit son identité comme un présent nouveau que lui fait l’autre...

appelez ça être aimé... c’est probablement juste, et c’est toujours nouveau. La communauté se construit toujours de cet amour...

 

Que Dieu nous soit en aide pour le construire et le vivre ensemble.

 

Amen


samedi 28 septembre 2024

Marc 9,38-48 (la liberté de Dieu)

 Marc 9

38 Jean lui dit: «Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en ton nom et nous l’en avons empêché parce qu'il ne nous suivait pas.»

39 Mais Jésus dit: «Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse, aussitôt après, mal parler de moi.

40 Celui qui n'est pas contre nous est pour nous.

41 Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense.

42 «Quiconque entraîne la chute d'un seul de ces petits qui croient, il vaut mieux pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule, et qu'on le jette à la mer.

43 Si ta main entraîne ta chute, coupe-la ; il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie que d'aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s'éteint pas

45 Si ton pied entraîne ta chute, coupe-le ; il vaut mieux que tu entres estropié dans la vie que d'être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne

47 Et si ton œil entraîne ta chute, arrache-le; il vaut mieux que tu entres borgne dans le Royaume de Dieu que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne,

48 où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas.

Prédication :

            Y a-t-il quelqu’un qui, dans l’histoire de la chrétienté, serait resté dans les mémoires pour s’être infligé de telles mutilations ? Nous pouvons penser à certains auteurs chrétiens (Tatien le Syrien, 120-173) qui, dans le 2ème siècle de notre ère, avaient prôné et pratiqué un ascétisme extrême. Mais nous ne savons pas – je ne sais pas – quelles mutilations ils s’infligèrent… S’ils s’en infligèrent, ce ne fut pas dans une perspective judiciaire, perspective qui existe quelque part dans plusieurs textes sacrés, et qui est mise en œuvre encore aujourd’hui ici ou là dans notre pauvre monde. Si les ascètes du 2ème siècle s’infligèrent de cruelles mutilations, ce fut, semble-t-il, afin de lutter contre leur concupiscence. Pourtant on sait depuis toujours que ça n’est pas en châtiant le corps qu’on supprime le fantasme… Et ajoutons que si quelqu’un s’infligeait quelque mortification que ce soit afin d’entrer, comme on dit, dans le règne de Dieu, et qu’à cette mortification, ou à lui-même, il trouverait quelque mérite ou quelque gloire, mais se serait mortifié en pure perte. C’est un peu ce qui arriva au jeune Martin Luther, qui découvrit, pendant toute la première partie de sa vie, la vanité des douleurs qu’il s’infligeait.

            Tout ce que nous venons de dire pourrait nous conduire à mettre de côté, voire à rejeter, les versets de Marc que nous tâchons de méditer maintenant… trop d’exigence, trop de douleur, bénéfice nul.

 

            Mais avant de rejeter ces versets, observons-les encore un peu : il y avait quelqu’un qui chassait les démons au nom de Jésus, et que les disciples de Jésus empêchèrent d’agir, parce que ce quelqu'un ne les accompagnait pas.

            Quelle est donc cette raison que les disciples invoquent ? Accompagner le groupe constitué par Jésus et ses disciples, cela vous confère-t-il une sorte de permis de guérir ? Existe-t-il un salut en dehors de ce groupe ? S’exprimer au nom de Jésus est-ce réservé à ses seuls disciples, au Douze, ou à Jean ? Et la guérison accomplie par "quelqu’un qui ne nous suit pas" est-elle une guérison valide ? Ces questions sont aussi vieilles que l’Évangile. Et probablement plus vieilles encore… questions de légitimité… question de légitimité à faire du bien aux gens.

            Pourquoi les disciples de Jésus en veulent-ils à ce guérisseur inconnu au point de mettre fin à son ministère ? Lisons seulement, pour commencer : …car il ne nous suivait pas. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les disciples de Jésus – tout ou partie – considèrent que pour guérir au nom de Jésus, il faut suivre – physiquement – Jésus. Mais si nous lisons avec plus de précision, nous pouvons penser que le nous, de parce qu’il ne nous suit pas, est le même que le nous de nous l’avons empêché. Ce qui signifie que les disciples considèrent qu’il leur appartient de décider qui peut, et qui ne peut pas, guérir au nom de Jésus. Les disciples (Jean, et qui d’autre ?) s’octroient ce pouvoir. Et ils le font du vivant de Jésus ; ils le font dans son dos.

            Pense-t-on un peu à ceux qui attendaient une guérison de la part de Jésus, ou de la part d’un autre ? De pauvres gens étaient dans l’espérance, une forme simplement merveilleuse de l’espérance, et les voilà déçus, et les voilà condamnés…

            Peut-on rapprocher cela de ce que dit Jésus : « Si quelqu’un fait chuter un de ces petits qui croient… » ? Oui, les disciples font chuter, déçoivent, certains de ces simples qui croient. Et la suite, c’est dans le lac avec une grosse pierre attachée au cou, ou, moins définitif mais tout aussi radical, les diverses amputations dont nous avons déjà parlé. Mais alors, pour avoir mis fin à un beau ministère de guérison, et pour avoir déçu le petit peuple, quelle partie de leur anatomie les disciples devraient-ils se trancher ? L’œil ? Mais un seul œil n’aurait pas suffi, ni une main, ni un pied. Considérons la partie du corps qui pense, parfois vrai, et qui pense parfois faux. Cette partie du corps, on ne peut pas la couper, ni la diviser. Donc on ne voit pas trop quelle mutilation serait appropriée. Mais puisqu’il s’agit de méditer sur ce qu’on a peut-être de trop, nous pouvons essayer, par métaphore, de nous demander ce que les disciples de Jésus – Jean et quelques autres – avaient de trop.

 

            Ce qu’ils avaient de trop ? Ils avaient été appelés les premiers par Jésus, ils avaient entendu tous ses enseignements, et avaient assisté à tous ses miracles. Certains d’entre eux avaient même assisté à sa transfiguration… Cela fait beaucoup de choses à leur actif. Mais il y a l’un des enseignements de Jésus qu’ils ne comprenaient absolument pas, c’était celui sur la résurrection. Au fond, ce qu’ils n’avaient pas compris, mais alors pas compris du tout, c’était que Jésus Christ Fils de Dieu était totalement, absolument et invinciblement libre, libre dans la vie, et libre dans la mort.

            Pressentant cette liberté, ressentant comme un vertige, et ne comprenant pas ce qui se passe – mais au fond, qui peut le comprendre, et qui peut le vouloir – ils agissent et parlent dans le but de tout contenir.

            En somme, ils se figurent que "ça" ne doit passer que par eux, qu’ils en sont garants, que le nom de Jésus Christ Fils de Dieu doit faire l’objet d’un label et d’une labellisation, et qu’ils sont compétents en la matière. Pourquoi compétents ? Parce qu’ils ont suivi Jésus depuis le début, sans doute, mais aussi parce qu’ils ont peur de le perdre... (Tout cela peut se dire avec quantité de nuances. En utilisant le vocabulaire de Moïse dans le 11ème chapitre du livre des Nombres, ils sont jaloux. Et en utilisant le vocabulaire du 5ème chapitre de l’épître de Jacques, ils sont riches). Ils se voient en quelque manière protecteurs – on pourrait dire propriétaire – de la personne et du nom de Jésus Christ Fils de Dieu.

 

            Mais est-on jamais propriétaire ou protecteur de ce nom-là ? Jésus Christ et ses disciples sont des Israélites, et l’on peut penser qu’ils ont été avisés de ce que signifiait l’imprononçable nom de Dieu. Le nom de Dieu est composé de quatre lettres imprononçables. Est-on jamais propriétaire de ce nom-là ? Ou du nom de Jésus Christ Fils de Dieu ? Nous allons répondre non…personne n’en est propriétaire, mais chacun doit bien le prononcer, d’une manière ou d’une autre. Quelle que soit cette manière, elle fait référence directement à l’imprononçable, et dit donc ce qu’elle ne devrait pas dire.

            Que faudra-t-il faire alors ? Que faudra-t-il donc faire pour ne pas usurper le nom de Dieu ? Il faudra se souvenir, encore, et toujours, que Dieu est vivant et que le Fils de Dieu est ressuscité. Le Père et le Fils sont libres, absolument et totalement libres.

samedi 21 septembre 2024

Traversées (Marc 9,30-37)



Marc 9,30-37 

30 Ils partirent de là, et traversèrent la Galilée. Jésus ne voulait pas qu'on le sache.

 31 Car il enseignait ses disciples, et il leur dit: Le Fils de l'homme sera livré entre les mains des hommes; ils le feront mourir, et, trois jours après qu'il aura été mis à mort, il ressuscitera.

 32 Mais les disciples ne comprenaient pas cette parole, et ils craignaient de l'interroger.

 33 Ils arrivèrent à Capernaüm. Lorsqu'il fut dans la maison, Jésus leur demanda: De quoi discutiez-vous en chemin?

 34 Mais ils gardèrent le silence, car en chemin ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand.

 35 Alors il s'assit, appela les douze, et leur dit: Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous.

 36 Et il prit un petit enfant, le plaça au milieu d'eux, et l'ayant pris dans ses bras, il leur dit:

 37 Quiconque reçoit en mon nom un de ces petits enfants me reçoit moi-même; et quiconque me reçoit, reçoit non pas moi, mais celui qui m'a envoyé

de part et d’autre

de part et d’autre de ce récit, il y a de l’impossible...

d’une part, une sorte de démon qu’il semble impossible de chasser autrement que par la prière...

d’autre part, un homme qui semble ne pas être du clan des disciples de Jésus et qui ose pourtant chasser les démons au nom de Jésus...

 

d’une part, un démon qui jette enfant - sourd et muet - dans le feu...

d’autre part, un homme est réduit au silence au motif qu’il n’appartient pas à la bonne école...

 

d’une part, cette sorte d’excès de parole d’un père - et des disciples de Jésus -  qui condamne son enfant au silence...

d’autre part, l’excès de parole des disciples du Jésus - encore eux - qui condamne un homme au silence...

 

de ces deux épisodes qui encadrent la petite séquence que nous lisons, on peut trouver un point commun, celui d’une prééminence de la réponse sur la question, de l’affirmation sur l’interrogation...

lorsque les hommes parlent, c’est pour empêcher leur vis à vis de parler...

ainsi en est-on réduit, toujours, aux images qu’on a de nous, ou, pour le dire autrement, à un symptôme...

 

toutes ces observations sont des préliminaires, auxquels il faut ajouter que, dans l’évangile de Marc, le Jésus ne cesse de commander qu’on garde le silence et qu’on soit discret, il ne cesse d’expliquer qu’il faut marcher plutôt que causer, et, au contraire, tous ceux qui le côtoient ne cesse de faire de la pub pour lui, ou, peut-être bien, de faire de la pub pour eux-mêmes...

petite herméneutique du silence

qu’en est-il de notre petite séquence de ce soir ?

deux temps :

Jésus annonce sa mort et sa résurrection...

Jésus parle des enfants...

deux temps, avec un point commun : le silence... deux silences insoutenables, dont un, en particulier, accompagné de peur...

 

Jésus, donc, parle de sa mort et de sa résurrection, et les autres « avaient peur de l’interroger »... et c’est exactement le même mot, le mot peur, qui est employé lorsque les femmes, venues au tombeau, le trouveront vide et s’enfuiront ;

« peur d’interroger »... on croit rêver... peur d’interroger, ça fait un peu peur du gendarme, le chauffeur, le chauffard qui sait toujours bien comme il conduit, et qui arrive vers le monsieur au képi avec le plus beau sourire du monde, tout prêt à dire, j’ai rien fait Monsieur l’Agent... ou, encore, nos enfants, d’autant plus inquiétants qu’ils s’adressent parfois à nous avec des gentillesses suspectes...

« peur d’interroger », cette peur est la trace, toujours, d’une réponse, d’une vérité déjà là et qu’on se refuse à reconnaître, ou à formuler...

mais quelle peut bien être cette réponse avec laquelle on triche ?

 

dans notre petite affaire, nous pouvons penser que nous connaissons cette vérité : mort et résurrection de Jésus... elle fait partie, si l’on peut dire, de ce qu’on a en stock au fond du magasin

mais pensez à l’effet qu’a pu avoir cette annonce... dans l’euphorie langagière, dans le fait de se réjouir d’être le disciple d’un si grand maître, dans la jouissance d’être à côté du puissant...

l’annonce de la mort et de la résurrection perfore le discours, de part en part...

alors, on se tait... et ce silence a une figure de déni... on est atterré par une espèce de révélation inconsciente de ce qu’on est, révélation que précieusement on laisse perdre, qu’on laisse couler dans l’océan des belles paroles

est-on jugé pour ça par le Jésus ?

non, parce qu’il est trop fin connaisseur de la condition humaine pour s’offusquer de ça... il sait, il sait bien, et c’est pour ça qu’il se tait, en chemin, que c’est en chemin que les choses se passent, et que la révélation à l’homme de sa propre condition, de sa propre vérité, n’advient que lorsqu’elle advient, et que nul, fut-il fils de Dieu, ne peut pour cela se substituer à un autre...

parler de mort et de résurrection n’a de sens que lorsqu’il s’agit de la disparition de la personne dont j’aime qu’elle m’aime, et de cette traversée de la souffrance, infiniment longue, qui me ramènera à une autre vie... tout le reste du temps, il ne peut s’agir que d’un baratin

la vie ou le baratin, le silence ou le bavardage, voici quelle est l’équation de ce premier moment... un moment bien insuffisant...

 

ça semble pourtant simple, littérairement simple, qu’il ne s’agit pas tant de parler que de donner la parole : l’enfant du miracle qui précède nos fragments, tout le monde parle de lui, personne ne lui parle, tout le monde est au spectacle, personne ne prie, tout le monde a quelque chose à dire, personne n’est en lui-même assez silencieux pour entendre cette espèce de détresse qui se nourrit de la détresse qu’elle provoque... chacun croit qu’il sait, ou croit qu’il croit, mais personne ne va jusqu'à crier de toute la force de sa foi qu’il croit peu, ou qu’il ne croit pas... premier cri qui est le premier point d’appui sur lequel construire une relation conduisant à mieux vivre...

peut-être faut-il être le père d’un enfant malade... et rencontrer le bon thérapeute...

peut-être faut-il que meure le meilleur de nos maîtres pour qu’on cesse de jouer au grand...

en attendant, le récit, et la vie, se poursuivent... il n’y a pas de temps perdu...

 

du naturel

on continue la route... et puisqu’on craint d’interroger ce maître qui vous a déjà dit tout ce que vous ne voulez pas entendre, on va se livrer à ses petits penchants...

lequel est le plus grand ?

et, si je puis me permettre en ces lieux, un allusion aux conversations des messieurs entre eux, cette discussion évangélique est une variante de lequel a la plus grande... ( je ne sais pas de quoi parlent les femmes entre elles) ou, encore, pour revenir à nos comportements routiers, lequel est le plus malin, lequel roule le plus vite et évitant le mieux les gendarmes... il y a là dessous une espèce de roublardise, de surenchère du baratin, qui ne vise qu’à réduire l’autre au silence : celui que j’ai contraint à se taire est toujours forcément de mon avis...

et quand il est de mon avis, il n’a plus qu’à me servir, ou moi à me servir de lui...

 

une fois encore, ceux que le Jésus interroge ainsi seront forcés de se taire... c’est que la préoccupation de savoir qui est le plus grand est une préoccupation minuscule, et terriblement envahissante : elle fait peut-être sentir la route courte, mais elle est une querelle qui empêche de jouir du paysage qu’on traverse... elle est toute centrée sur soi, et ne s’ouvre ni vers l’autre, ni vers le ciel... elle ramène le question de la grandeur au niveau de l’ombilic, au lieu de la laisser se déployer... dans le silence...

et une fois encore, ça n’est pas une condamnation, mais une manifestation ordinaire d’un naturel ordinaire... lequel, à être en chemin, chemine, et revient au galop...

s’asseoir !

il n’est alors pas question une seule seconde de laisser nier ce qu’on est... on n’aurait plus en face de nous un bon maître... ce serait un mauvais gourou...

il n’est pas non plus question de souhaiter être précipité dans un malheur qui serait salutaire... on a trop peiné à sortir du Moyen âge, puis du 19ième siècle...

 

il est seulement question, comme le suggère notre texte, de s’asseoir : « Jésus s’assit et il appela les douze... »

il se peut bien que la course infernale qu’on croit mener derrière un bon lièvre ne soit qu’un processus de crétinisation...

on s’arrête, on s’arrête de changer d’angle de fuite...

on se demande qui l’on sert : le tiroir caisse ou la parole de l’autre ? on se demande quel accueil on réserve à l’enfant qui est au milieu de nous, la gifle ou le baiser, la caresse ou l’enlacement constricteur, l’explication rationnelle ou la main tendue...

on se demande quelle place on laisse en nous à l’enfant, en nous, en moi : le silence, l’interrogation, ou bien cette obligation détestable et inscrite on ne sait où d’être grand, toujours plus grand, toujours plus vite, et toujours plus fort... gagner la course, la gloire et les ‘pèpètes’, le droit de s’exprimer à la télé, de construire son pathos en système de pensée et son caprice en morale... exiger qu’on vous accueille...

 

Jésus est à cet instant celui qui s’assied...

et à cet enfant qui passe, qui n’y est pour rien, qui n’a pas choisi de naître en Palestine il y a deux mille ans, pas plus que vous au 20ième siècle, il fait l’improbable cadeau qu’on peut faire à un enfant, lui donner une place, une place qui n’existe que si on travaille en soi à son creusement...

en cessant, lentement, de parler pour parler, de parler pour que semble moins longue la route, de parler pour que soit moins lourde la présence d’autrui, de parler pour occuper l’espace...

en se souvenant, lentement, que la parole, un jour, un peu, nous fut tout simplement donnée, tout simplement rendue...



samedi 14 septembre 2024

Perdre et gagner sa vie (Marc 8,27-35)

 Marc 8,27-35

27 Jésus s'en alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples: «Qui suis-je, au dire des hommes?»

 28 Ils lui dirent: «Jean le Baptiste; pour d'autres, Elie; pour d'autres, l'un des prophètes.»

 29 Et lui leur demandait: «Et vous, qui dites-vous que je suis?» Prenant la parole, Pierre lui répond: «Tu es le Christ.»

 30 Et il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne.

 31 Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite.

 32 Il tenait ouvertement ce langage. Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander.

 33 Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, réprimanda Pierre; il lui dit: «Retire-toi! Derrière moi, Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes.»

 34 Puis il fit venir la foule avec ses disciples et il leur dit: «Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive.

 35 En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Évangile, la sauvera.

Prédication

         Petit retour en arrière. Dans un texte que nous avons lu l’une des semaines dernières, Jésus, ayant accompli un miracle, interdisait formellement qu’on fasse quelque publicité que ce soit autour de ce miracle.

Et nous avions compris qu’on ne fait guère avancer la cause de l’évangile de Jésus Christ Fils de Dieu en faisant une publicité effrénée au sujet de miracles accomplis par lui, mais que nous sommes incapables de réitérer. C’est à nous plutôt, au nom du Christ, d’accomplir simplement ce que nous sommes capables d’accomplir. Plaise à Dieu que cela porte du fruit et à Lui soit la gloire.

         Le texte que nous venons de lire aujourd’hui met en place une autre interdiction, plus fermement exprimée encore que la précédente.

« Tu es le Christ ! », affirme Pierre. Et Jésus lui-même de répliquer en interdisant à tous ses disciples de dire quoi que ce soit de lui à quiconque.

Mais comment l’évangile de Jésus Christ Fils de Dieu va-t-il être continué s’il est s’interdit de dire publiquement que Jésus est le Christ et s’il est même interdit de parler de lui ?

 

Laissons un  instant en suspens le défi que constitue, en elle-même, cette interdiction. Et revenons au texte et aux contextes.

         Jésus est un prédicateur brillant, un guérisseur performant, il a une notoriété considérable dans son petit pays. Et dans son petit pays, sous brutale domination romaine, l’attente d’un puissant libérateur est une réalité. La notoriété de Jésus, la publicité faite autour de lui, risquent à chaque instant de faire se lever derrière lui une petite armée, motivée religieusement et politiquement, qui pourrait certes donner du fil à retordre aux légions romaines, mais que Rome saurait assurément écraser. Lorsqu’il commande à ses disciples de ne rien dire, Jésus tenterait-il de prévenir la violence ?

        

         Mais personne n’a jamais respecté vraiment l’interdiction, formulée par Jésus, ni jadis, ni maintenant. Si bien que la question qui nous intéresse ne peut pas être celle du respect de cette interdiction, mais bien plutôt celle de son interprétation.

Il en va de cette interdiction comme du commandement du Décalogue qui dit : « Tu ne prononceras pas mon nom en vain ! », c’est ce qui est commandé. Mais n’abuse-t-on pas de ce commandement si l’on vient à en faire une interdiction absolue. Que les quatre lettres du nom divin soient imprononçables, cela ne dispense jamais de parler de Dieu. Et comment parlera-t-on de Lui, de Dieu, sans jamais le nommer ?

Ce commandement nous invite à nous demander de quoi nous parlons lorsque nous parlons de Dieu. Il nous signale même que lorsque nous parlons de Dieu, ce n’est jamais de Dieu que nous parlons. Cela signifie que ce commandement ne vise pas à établir, à signifier ou à maintenir que Dieu est Dieu.

Que Dieu soit Dieu n’est jamais établi ni jamais réfuté par aucun propos ni par aucun agir humain. Nous ne pouvons pas établir ou réfuter que Dieu soit Dieu. C’est une affaire qui nous dépasse. Mais le commandement interpelle profondément celui qui se réclame de Dieu. « Est-ce bien Dieu qui est ton Dieu ? » Ou encore : « Ton Dieu, est-ce Dieu ? Ou bien est-ce le texte dont tu te réclames ? »

        

De même, l’interdiction de jamais parler de lui à personne, que Jésus adresse à ses disciples, est destinée à les interpeller. Que Pierre dise à Jésus, devant les autres disciples : « Tu es le Christ ! » n’établit ni n’établira jamais en aucun cas que Jésus est le Christ. Ce qui peut établir que Jésus est le Christ, c’est ce que Jésus dit et fait : son ministère public, sa Passion, sa Résurrection. Mais ne soyons pas naïfs, car son ministère public, sa Passion, sa Résurrection, ne nous sont accessibles que par un texte. « C’est écrit dans la Bible… » Et alors ? Rien ne peut indiquer que Jésus est le Christ, si ce n’est la réception de ce texte. C'est-à-dire que rien ne peut indiquer que Jésus est le Christ si ce n’est ce que les lecteurs ont fait, font, et feront de ce texte. Amen

samedi 7 septembre 2024

La parole et l'espérance

 



Esaïe 35

1 Qu'ils se réjouissent, le désert et la terre aride, que la steppe exulte et fleurisse,

2  qu'elle se couvre de fleurs des champs, qu'elle saute et danse et crie de joie! La gloire du Liban lui est donnée, la splendeur du Carmel et du Sharôn, et on verra la gloire du SEIGNEUR, la splendeur de notre Dieu.

3  Rendez fortes les mains fatiguées, rendez fermes les genoux chancelants.

4  Dites à ceux qui s'affolent: Soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu: c'est la vengeance qui vient, la rétribution de Dieu. Il vient lui-même vous sauver.

5 Alors, les yeux des aveugles voient et les oreilles des sourds s'ouvrent.

6  Alors, le boiteux bondit comme un cerf et la bouche du muet crie de joie. Des eaux jaillissent dans le désert, des torrents dans la steppe.

7  La terre brûlante se change en lac, la région de la soif en sources jaillissantes. Dans le repaire où gîte le chacal, l'herbe devient roseau et papyrus.

8  Là on construit une route qu'on appelle chemin de sainteté. Le prédateur n'y passe pas - car le Seigneur lui-même l'ouvre - et les faibles d’esprit ne s’y égarent pas.

9  On n'y rencontre pas de lion, aucune bête féroce n'y accède- on n'en trouve pas. Ceux que le Seigneur a rachetés vont par là.

10  Ils reviennent, ceux dont le SEIGNEUR a payé la rançon, ils arrivent à Sion avec des cris de joie. Sur leurs visages, une joie sans limite! Allégresse et joie viennent à leur rencontre, tristesse et plainte s'enfuient.

 Marc 7

31 ¶ Jésus quitta le territoire de Tyr et revint par Sidon vers la mer de Galilée en traversant le territoire de la Décapole.

32  On lui amène un sourd qui, de plus, parlait difficilement et on le supplie de lui imposer la main.

33  Le prenant loin de la foule, à l'écart, Jésus lui mit les doigts dans les oreilles, cracha et lui toucha la langue.

34  Puis, levant son regard vers le ciel, il soupira. Et il lui dit: "Ephphata", c'est-à-dire: "Ouvre-toi."

35  Aussitôt ses oreilles s'ouvrirent, sa langue se délia, et il parlait correctement.

36  Jésus leur recommanda de n'en parler à personne: mais plus il le leur recommandait, plus ceux-ci le proclamaient.

37  Ils étaient très impressionnés et ils disaient: "Il a bien fait toutes choses; il fait entendre les sourds et parler les muets."

 James 

2:1 Mes frères, ne mêlez pas des cas de partialité à votre foi en notre glorieux Seigneur Jésus Christ.
 2 En effet, s'il entre dans votre assemblée un homme aux bagues d'or, magnifiquement vêtu; s'il entre aussi un pauvre vêtu de haillons;
 3 si vous vous intéressez à l'homme qui porte des vêtements magnifiques et lui dites: «Toi, assieds-toi à cette bonne place»; si au pauvre vous dites: «Toi, tiens-toi debout» ou «Assieds-toi là-bas, au pied de mon escabeau»,
 4 n'avez-vous pas fait en vous-mêmes une discrimination? N'êtes-vous pas devenus des juges aux raisonnements criminels?
 5 Écoutez, mes frères bien-aimés! N'est-ce pas Dieu qui a choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour les rendre riches en foi et héritiers du Royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment?
 

Méditation

·                Il vient lui-même vous sauver, dit le prophète. Et de quoi ? Et comment ? Il faut bien vous dire d’emblée que le salut qui est en question ici est un salut tout à fait concret. Il ne s’agit pas d’un salut pour l’au-delà de la mort, mais d’un salut maintenant, un salut qui serait comme un extincteur devant un début d’incendie… Mais qu’est-ce que sera ce salut concret pour celui qui est incapable de tout, impuissant, dominé, esclave ? L’espérance est le salut concret de l’impuissant, pourrait-on dire. L’espérance ne change pas le réel et son implacable rudesse. Mais que change-t-elle donc ? L’espérance sauve, concrètement elle sauve. Elle sauve de quoi ?

·                Nous laissons cette question, provisoirement, et nous allons continuer notre lecture.

 

·                Il faut que nous continuions sérieusement cette lecture parce que, dans notre texte, il est question de vengeance et de rétribution. Vous savez, lorsqu’on tombe sur ce genre de mots, si l’on connaît un peu d’hébreu, on peut toujours tenter d’expliquer que bon oui, que ce sont les mots par lesquels on a traduit, mais que ça veut dire autre chose, qui n’est pas si violent. Ici, on ne le peut pas : vengeance, rétribution. Ce qu’attendent les uns et les autres en réparation, en compensation de ce qu’ils ont souffert et souffrent encore. Et si ça n’est pas pour eux – parce que le temps passe – il en vient d’autres après eux qui, au motif de ce qu’on subi leurs pères, leurs ancêtres, revendiquent terres et lieux saints, prophétie à la bouche et armes à la main. Quelle espérance ? On n’a jamais vu que la vengeance, on n’a jamais vu que la vengeance rétablissait la paix ou qu’un jugement extrême parachevait un deuil. Frères et sœurs, devant Dieu, aucun traumatisme subi n’exonère jamais personne de sa responsabilité envers ses semblables ni ne l’absout de sa propre sauvagerie. Et c’est bien faute de pratique et de culture religieuses, que notre pays est en quête d’une justice qui tient plus de la rétribution et de la vengeance que de la … justice, c'est-à-dire de l’espérance.

·                Deuxième fois que nous laissons là l’espérance, nous la laissons là encore, et nous avançons.

 

·                Mais qu’en est-il, dans notre texte, de la vengeance et de la rétribution de Dieu ?

·                D’une manière totalement étonnante, la vengeance et la rétribution de Dieu se manifestent par un excès de bonté. Elle concerne les boiteux, les muets, les aveugles et les sourds. Cette prophétie est adressée à des exilés qui attendent réparation, sous la forme de la ruine de leurs oppresseurs et d’un ticket retour. Pourtant, elle ne les concerne pas, eux, au premier chef. Aux exilés qui ont des yeux, des oreilles, de bouches et des jambes en état de fonctionner, et des intelligences capables d’imaginer et de réclamer vengeance et rétribution, il est fait promesse d’un salut concret pour ceux qui sont sans exigences, sans force et sans voix. Il est fait promesse de la pluie à la terre ; la terre n’exige jamais la pluie, elle l’attend seulement. La terre ne crie jamais après la pluie, elle l’espère seulement. Et pour appuyer encore cette idée, repérons que l’homme guéri dans l’évangile ne pouvait de lui-même ni savoir ce qui pourrait lui arriver, ni le réclamer… sourd et muet.

·                Ce qui est indiqué ici, c’est que l’excès de bonté qui caractérise la vengeance et la rétribution de Dieu appartient à ceux qui n’exigent rien ni n’attendent rien, comme il est écrit : il vient lui-même vous sauver.

 

·                Nous ne pouvons pas en rester à ce que nous venons de dire. Honte sur nous si nous maintenons maintenant que le salut de Dieu appartient aux estropiés tout à la fois de corps et d’esprit. L’infortune n’appelle nulle bonne fortune, ni devant les humains, ni devant Dieu. Et la bonne fortune devant les humains n’appelle pas de catastrophe ou de ruine qui devraient valoir l’attention de Dieu. Tout ce que nous colorons de vengeance ou de rétribution, dans un sens comme dans l’autre, est là d’emblée caduc.

·                Il y a seulement devant Dieu un chemin de sainteté, nous dit le texte. C’est un chemin qu’il ouvre et ouvrira devant les pas de qui s’y engage. C’est un chemin dont il est le guide et le défricheur. Il y a un choix de vie qui est possible et qui tient en peu de mots : le prédateur n’y passe pas. Chemine sur ce chemin celui qui, sans rien réclamer pour lui-même, dans la condition qui est la sienne et selon les forces qui lui sont données, se fait force et voix de ceux qui sont auprès de lui sans forces ni voix. L’espérance est ainsi ce qui reste de la vengeance et de la rétribution de Dieu lorsque Dieu lui-même a payé la rançon.

·                Il la paye, et vous qui êtes de tradition chrétienne vous savez bien comment et en qui lorsque vous confessez Jésus-Christ-Fils-de-Dieu. Il la paye dès lors qu’il suscite des humains pour dire sa parole, et cela est bien connu aussi en-dehors des traditions chrétiennes. Et dès lors que l’être humain s’avise de cela, il est libre – c'est-à-dire capable – de choisir ce chemin-là : le propre du renoncement à la prédation qui caractérise le chemin de la sainteté est qu’il ne peut être imposé à personne. Il ne peut être choisi que librement. Et bien cela est, il me semble, le premier et unique acte de l’espérance. Tout le reste est donné par surcroît.

samedi 20 juillet 2024

L'Eglise territoire de la parole (Marc 6,30-34 ; Ephésiens 2,13-18 ; Jérémie, 23,1-6)

 

 


Marc 6

30 Les apôtres se réunissent auprès de Jésus et ils lui rapportèrent tout ce qu'ils avaient fait et tout ce qu'ils avaient enseigné.

31 Il leur dit: «Vous autres, venez à l'écart dans un lieu désert et reposez-vous un peu.» Car il y avait beaucoup de monde qui venait et repartait, et eux n'avaient pas même le temps de manger.

32 Ils partirent en barque vers un lieu désert, à l'écart.

33 Les gens les virent s'éloigner et beaucoup les reconnurent. Alors, à pied, de toutes les villes, ils coururent à cet endroit et arrivèrent avant eux.

34 En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut pris de pitié pour eux parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses.


Prédication

            Je vous propose 12 critères (peut-être 11), en considérant les versets de Marc que nous venons de lire et ces critères, nous allons les considérer un à un, brièvement

 

1.     il y a Eglise là où il y a envoi…  

            et c’est le critère le plus implicite, celui sans lequel le texte ne commencerait pas ; il y a toujours quelque chose avant qui fait que les hommes qui se rencontrent sont appelés “ apôtres ”, c’est à dire tout simplement “ envoyés ”, envoyés pour faire quelque chose, certainement, mais envoyés, c’est à dire pas gardés bien au chaud auprès de soi… là où il y a Eglise, il y a mission reçue pour être quelque part dans le monde, et pour y faire… ce qu’on a à y faire, et qui va venir un peu plus tard… la notion d’envoi est la plus riche si l’on veut bien considérer que l’Eglise est hors l’Eglise aussi

2.     il y a Eglise là où il y a des retrouvailles

            qu’on soit envoyé ne veut pas dire qu’on est renvoyé : chacun fait ce qu’il a à faire dans la vie qui est la sienne, puisque l’Eglise vit au monde ; puis l’on se retrouve ; nous nous assemblons : après la dispersion, le rassemblement ; si nous n’aménagions pas ces temps et ces lieux de rassemblement, il n’y aurait pas Eglise… mais bien entendu – ça va de soi – s’il n’y a que des retrouvailles permanentes, il n’y a pas d’Eglise non plus… l’état d’esprit qui caractérise les retrouvailles, il est simple à définir : une attention dénuée de jugement, faite de curiosité bienveillante, et peut-être un rien critique quoique inconditionnellement joyeuse.

3.     il y a Eglise là où l’on raconte

            c’est cet état d’esprit qui permet qu’on se raconte, là où les mots peuvent être échangés, et appréciés parce qu’échangés dans les retrouvailles ; c’est là qu’ils se mettent à signifier plus que ce qui était attendu, parce que ces mots sont entendus ; on se raconte librement, on vous écoute attentivement, et chacun en est enrichi

4.     il y a Eglise là où l’on se met à l’écart pour trouver du repos

            c’est presque évident pour chacun que là où l’on se retrouve, là où l’on se raconte comme nous l’avons vu, on reprend des forces ; ce qui permet le repos, c’est un lieu et une compagnie qui font que le monde peut aller sans nous au rythme qui est le sien, et que notre présence y est envisagée par nous-mêmes comme presque superflue : ne trouve le repos que celui qui ne se pense pas indispensable, ce qui suppose qu’il ait confiance suffisamment en eux, en la vie… bref, en Dieu

5.     il y a Eglise là où il y a un berger

            nous abordons quelque chose de particulier, et parfois épineux… il faut, d’après notre texte, qu’il y ait un berger ; il faut que quelqu’un donne la direction, indique le but et rende pertinents les efforts de chacun dans la direction commune ; tel est le berger, tel est le Christ dont témoignent les textes bibliques et ceux qui les interprètent purement ; tel peut être celui qui vous prête attention si bien que vous trouvez le repos, et reprenez des forces… tel est celui qui vous enseigne…

6.     il y a Eglise là où il y a enseignement

            mais ce qui est très intéressant, c’est que les “ envoyés ” ont enseigné, et que Jésus, à son tour, les enseigne ; le contenu de cet enseignement, c’est ce que nous envisageons petit à petit ; ce que la répétition du mot enseignement, à deux niveaux, peut nous indiquer, c’est que le berger n’est pas quelqu’un, mais une fonction que chacun peut occuper, à un moment, pour un autre : le lien hiérarchique qui en découle n’est pas un lien figé, mais un lien dynamique entre des “ envoyés ” qui sont disciples et bergers, qui sont élèves et maîtres, parfois maîtres de leurs maîtres, selon ce qu’il leur sera donné de dire… mais n’anticipons pas sur le miracle…

7.     il y a Eglise là où les besoins élémentaires des corps ne sont pas négligés

            pas vraiment besoin de développer ce critère ; observons-le tout simplement ; observons qu’il a des prolongements sociaux évidents, des prolongements dans le rapport à la production industrielle, à la réforme agraire, à la propriété terrienne, et aussi à l’ascèse religieuse : là où l’on exigerait de vous une discipline qui mettrait votre corps, votre vigilance, en péril, là il n’y aurait pas d’Eglise… et puis c’est une espèce de disposition diaconale toute simple…

8.     il y a Eglise là où il y a une mise en commun matérielle

évidemment, l’énoncé précédent impose l’énoncé présent… si personne ne donne rien, il n’y a rien à multiplier, dans notre propre texte : pas de création ex nihilo ; pas de joie du partage sans perte préalable, sans la joie de la perte et de l’abandon… extrême dans notre texte, puisque celui qui donne son petit pain ne le mangera pas… on ne vous en demande pas tant, évidemment, puisque le critère précédent énonçait que les besoins élémentaires du corps ne sont pas à négliger… mais un peu tout de même… et puis il faut de la contradiction pour qu’il y ait de l’équilibre, et pour démasquer les abrutis…

9.     il y a Eglise là où il y a un ordonnancement

            la foule ne s’étale pas n’importe comment ; ça n’est pas la foire d’empoigne où ne triomphent que plus rapides, et les plus forts ; que l’Eglise soit ordonnée donne paradoxalement une chance supplémentaire à la grâce qui se moque de l’ordre… et surtout, cela donne une chance aux plus petits… pourvu que tout ne soit pas réduit à un ordonnancement… mais n’anticipons pas… il y a Eglise là où il y a un rituel

            nous observons aussi qu’il y a un officiant qui rend grâce et émiette les espèces, et d’autres qui les distribuent dans des paniers : c’est tout un rituel qui déroule sous nos yeux, un rituel abrégé, mais  un rituel sans lequel rien ne signalerait pour les uns et les autres ce qu’on est en train de faire, rien ne pourrait être expliqué ensuite de l’un à l’autre… il y a Eglise là où il y a un rituel qui peut se raconter, et c’est encore un fois très important…

10.  il y a Eglise là où il y a du reste

            dans la série des éléments importants, le texte nous indique qu’il y en a plus à la sortie qu’à l’entrée ; du miracle là-dessous, certes, mais n’anticipons pas ; l’Eglise ne peut pas prétendre connaître ceux qui appartiennent à Dieu… tout juste peut-elle espérer comptabiliser ceux dont elle considère qu’ils lui appartiennent ; l’Eglise, telle que la présente ce texte, ne peut pas non plus prétendre qu’elle détient la totalité de la vérité, ou de ce qui est nécessaire à l’être humain, parce qu’à l’évidence il y a plus qui est manifesté, et qu’elle est dépassé elle-même par ce qu’elle célèbre : Jésus lui-même est dépassé par ce qu’il célèbre… l’Eglise qui célèbre ce reste et qui le laisse se perdre dans la suite du récit, et de l’histoire, est une Eglise généreusement vivante

11.  il y a Eglise là où il y a du miracle

            C’est le dernier de nos critères : il y a Eglise là où il y a miracle… si bien que nous ne pouvons jamais dire si l’Eglise institution que nous venons de construire en 11 critères sera l’Eglise événement de vie qui est nécessaire à chacun… elle peut l’être comme ne pas l’être, selon le bon vouloir de Dieu…

            Le miracle est à la fois nécessaire – en tant qu’événement – et superflu – en tant que critère. Le miracle est superflu, en tant que critère, parce qu’il effacerait tout. Il est nécessaire, en tant qu’événement, parce qu’il déborde tout.

            Car il y a bien ce miracle : nourrir tant de monde avec si peu de nourriture. Mais ce miracle est si énorme qu’il risque bien d’éclipser l’essentiel, les 11 premiers critères qui sont en quelque manière de notre ressort. Il faut – absolument – que ce critère apparaisse après tous les autres, faute de quoi, il est une pure disqualification, quand il n’est pas une pure imposture...

 

            Et pourtant, ce critère apparaît toujours avant tous les autres. Il est le plus important, puisque de lui, du bon vouloir de Dieu, dépend tout ce qui précède, et tout ce qui s’ensuit…

            mais si nous l’énoncions premièrement, et comme une exigence, alors nous aurions tout perdu…

            qu’il n’en soit pas ainsi…                                                                                                                          et que nous fassions encore longtemps l’expérience de l’Eglise

 

Où y a-t-il Eglise, selon ce petit récit ?

Dans un travail souvent recommencé, du genre catéchisme pour adultes, sur le thème de l’Eglise, nous avons envisagé ce petit récit comme une présentation d’un modèle d’Eglise. Et c’est bien ce que nous allons - faire maintenant, nous demander où il y a Eglise dans ce texte : à quels critères reconnaîtrions-nous l’Eglise si nous n’avions que ce texte pour nous repérer…