samedi 18 octobre 2025

Traverser les haines (Exode 17,8-16 ; Luc 18,1-8)

 Exode 17

8 Alors, Amaleq vint se battre avec Israël à Refidim.

 9 Moïse dit à Josué: «Choisis-nous des hommes et sors te battre contre Amaleq; demain, je serai debout au sommet de la colline, le bâton de Dieu en main.»

 10 Comme Moïse le lui avait dit, Josué engagea le combat contre Amaleq, tandis que Moïse, Aaron et Hour étaient montés au sommet de la colline.

 11 Alors, quand Moïse élevait la main, Israël était le plus fort; quand il reposait la main, Amaleq était le plus fort.

 12 Les mains de Moïse se faisant lourdes, ils prirent une pierre, la placèrent sous lui et il s'assit dessus. Aaron et Hour, un de chaque côté, lui soutenaient les mains. Ainsi, ses mains tinrent ferme jusqu'au coucher du soleil,

 13 et Josué fit céder Amaleq et son peuple au tranchant de l'épée.

 14 Le SEIGNEUR dit à Moïse: «Écris cela en mémorial sur le livre et transmets-le aux oreilles de Josué: J'effacerai la mémoire d'Amaleq, je l'effacerai de sous le ciel!»

 15 Moïse bâtit un autel, lui donna le nom de «Le SEIGNEUR, mon étendard»,

 16 et dit: «Puisqu'une main s'est levée contre le trône du SEIGNEUR, c'est la guerre entre le SEIGNEUR et Amaleq d'âge en âge!»

Luc 18

  1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.

 2 Il leur dit: «Il y avait dans une ville un juge qui n'avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.

 3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire: ‹Rends-moi justice contre mon adversaire.›

 4 Il s'y refusa longtemps. Et puis il se dit: ‹Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,

 5 eh bien! parce que cette veuve m'ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu'elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.› »

 6 Le Seigneur ajouta: «Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice.

 7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit? Et il les fait attendre!

 8 Je vous le déclare: il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?»

Méditation

            Cela commence auprès d’un puits en plein désert, où se reposent des hébreux transhumants. On abreuve les bêtes, on dresse les tentes… et on veille, parce que la région n’est pas sûre. Ces gens ont à craindre la razzia, c'est-à-dire une troupe qui surgit du désert, qui tue  et qui pille. Il y a ainsi des populations qui vivent de ce qu’elles s’approprient le bien d’autrui. Ces gens sont haïs, et combattus… de génération en génération…

            Ainsi commence Un homme sans l’occident, en 2003, un film de l’immense photographe, et cinéaste, Raymond Depardon… deux hommes et un enfant, au milieu du désert, ultimes survivants d’un rezzou vaincu. Deux hommes sont à mourir de soif, sans savoir que d’autres hommes les suivent, de très loin, appréciant aux traces des premiers l’inexorable travail de la mort. L’enfant sera secouru, recueilli…

            C’est que, dans ces sortes d’affrontements, si l’effet de surprise ne joue pas, c’est la défaite pour l’assaillant… Et dans le texte biblique que nous lisons, pas de surprise. Amaleq a été repéré, Israël s’organise et l’emporte : du haut de la colline, un chef et ses lieutenants guident la manœuvre, indiquant du bâton où se trouve l’ennemi.

            Et ainsi qu’il est d’usage dans ce proche  orient ancien, un autel est dressé, et le nom du lieu rappelle pour toujours le nom de la bataille, celui du vainqueur, et de son Dieu : “ l’Eternel, mon étendard ”… et de rajouter, évidemment, à l’égard du vaincu, des formules de malédiction, et d’exécration...

 

            Sur ces éléments plus ou moins attestés viennent se greffer des traditions propres à l’Exode. Le bâton de Dieu, tant qu’il est tenu bien haut par celui à qui il fut confié, est le signe de l’invincibilité de ceux qui le suivent… Et si vous vous souvenez bien de l’épisode du buisson ardent, ce bâton, s’il est au sol, est un serpent que même Moïse fuit…

            Dieu est vraiment Dieu, et l’homme vraiment homme, debout, lorsque l’un et l’autre se tiennent par la main, et que d’autres hommes aussi aident à  tenir debout, à faire signe, jusqu’à la victoire.

 

            Voici l’Écriture que nous recevons. Récit de victoire et de ce qui s’ensuit. Récit qui semble institutionnaliser les haines, et qui vient légitimer toutes sortes de combats…

            Récit qui fera écrire quelqu’un que les Palestiniens d’aujourd’hui sont les descendants des Amalécites, et qu’en tant que tels ils peuvent et doivent être défaits – voire massacrés – par les enfants d’Israël…!

            Récit qui – à peine détourné – viendra tout aussi bien justifier d’autres haines, et d’autres massacres… “ Moi Israël… Toi Amaleq ”…

            Récit que d’aucuns verraient bien absents d’une Bible expurgée de toute trace de violence, arguant que c’est parce que les livres saints sont pleins de violence que les religions sont toujours violentes.

            Si la Bible est un livre de vérité, alors la haine y a sa place, autant que l’amour. La haine de droit divin n’y est pas moins avérée que le Dieu d’amour… La haine ne recevrait aucun nom si les livres sacrés venaient à en être expurgés. Reste seulement à savoir si la haine peut être traversée, dépassée. Reste à savoir si l’extermination est inscrite dans les incontournables festivités de l’histoire, ou si les humains sont parfois capables de s’entendre…

 

            Alors, au lieu de se massacrer, Israël et Amaleq peuvent-ils s’entendre, commercer, marier leurs enfants, partager les territoires et l’eau ? “ Ils n’ont qu’à… ” disent les braves gens…

            Mais nous ne pouvons pas, ainsi, transformer la prédication en une affaire de café du commerce. Nous déplorons les haines lointaines, nous souffrons avec ceux qui souffrent. Et nous sommes impuissants autant qu’eux.

            Que faire ?

            Prier, prier encore… remettre à Dieu ce que nous ne nous comprenons pas… notre cri, même s’il n’est qu’un “ Pourquoi ? ”, vaut mieux que du silence prudent…

 

            Et puis en nous, entre nous, sur nous, s’interroger.

            Qui est Amaleq, ici et maintenant ? Qui est “ mon ” Amaleq… car si la question de la haine peut être posée, si elle ose être posée dans une perspective qui soit “ moins de haine ”, ou “ plus de haine ”, cela peut aussi être entre nous, ou en chacun de nous.

            Qui est ton Amaleq ? Qui est ton cher ennemi ? Quel est celui au sujet duquel tu tiens un discours si rationnel, si bien argumenté, qu’il dissimule bien mal la détestation que tu as de lui ?

            Et quel travail pouvons-nous faire avec cette haine ?

 

Et bien le pari que nous faisons, c’est que le texte que nous venons de lire, et qui construit apparemment si bien la haine, est aussi un texte qui en propose une traversée. Au-delà de la haine.

            Pour travailler cela, nous avons une clef, trois versets de la Bible, au milieu desquels, cette proclamation : Mon étendard, c’est le Seigneur !

            Représentez-vous cet étendard comme une enseigne hissée en haut d’un mât. Cette enseigne a deux faces.

 Première face

            “ J’effacerai la mémoire d’Amaleq, je l’effacerai de sous le ciel ”… parole du Seigneur, adressée à Moïse, transmise aux livres, et aux lecteurs…

            Mais il faut – impérativement – que nous nous avisions, de ceci : l’effacement de dessous le ciel de la mémoire d’Amaleq rend la haine sans objet.

                        Cette apparente malédiction est – simultanément – une promesse qu’Amaleq pourra vivre, parce qu’Israël en aura perdu la mémoire.

            Et osons dire que si nous n’acceptons pas cette lecture, nous acceptons les logiques d’extermination qui découlent de ce texte… Osons donc par la foi ce coup de force à l’intérieur de la malédiction, et ouvrons nos yeux sur l’au-delà de la haine.

            Prenons ce texte au mot, et disons que l’œuvre du Seigneur en nous est de rendre sans objet nos haines les plus féroces. A ce point que quand bien même nous échoirait alors la possibilité d’exterminer Amaleq, nous choisirions de le laisser vivre.

            Il faut que nous nous accrochions à cette foi… Pourvu que notre étendard, le Seigneur, nous donne l’esprit d’oubli, l’esprit d’abandon de nos créances les plus chères… Pourvu que ces Saintes Écritures nous donnent la sagesse, au lieu de nourrir nos haines…

            Notre étendard, c’est le Seigneur. Première face : la haine perd sa vigueur parce qu’elle perd son objet, telle est pour nous l’action du Seigneur.

Seconde face

            Est-ce si simple ? Là où la parole du Seigneur affirme qu’elle saura désarmer la haine, l’être humain, Moïse, ajoute : “ Guerre entre le Seigneur et Amaleq, d’âge en âge ”. Expression d’une sorte de “ culture de la haine ”.

            Il y a donc, par delà même l’effacement de cet Amaleq qui vint combattre Israël, la haine qui s’invente, qui se trouve – toujours – de nouveaux objets. En a-t-on jamais fini ? Elle puise dans son avant mémoire, à des traditions plus anciennes (16a), elle puise dans son actualité… Elle renaît, elle s’alimente de son propre dépit… Oui, la haine laisse toujours des traces brûlantes dans les cœurs de ceux qu’elle a possédés….

            Mais prenons, une fois encore, le texte au mot, qui dit “ guerre entre le Seigneur et Amaleq ”… et qui suggère, dans la malédiction, que le Seigneur s’occupera lui-même de cela. Guerre entre le Seigneur et Amaleq ? Je ne suis pas le Seigneur… Si bien que, même si la haine vient se manifester à nouveau dans le cœur de celui qu’elle a possédé, il peut la saluer, n’être pas débordé par elle, constater qu’il a fait la paix, et s’en remettre au Seigneur.

 

            Ainsi donc envisagé, ce qui semblait en vérité être une apologie de la haine et de l’extermination recèle en soi des promesses de paix que nous ne soupçonnions pas.

            Au milieu d’un champ de ruine, à la fin du film de Akira Kurosawa Rashômon, 1950, dans un Japon ravagé, deux hommes ont fait le constat que plus personne ne dit la vérité. Chacun exige de chaque autre qu’il adhère à son mensonge, ou qu’il meure : c’est cela, la sauvagerie. Au milieu d’un champ de ruines, ces deux hommes découvrent un enfant abandonné. … Le plus pauvre des deux, simple passant, le recueille. Et l’autre de lui dire : “ Ton geste a restitué ma foi en l’humanité ”.

Lueur minuscule et pourtant essentielle. Royaume de Dieu dans lequel on entre, même au milieu d’un champ de ruines, comme un homme accueille un enfant.


 



samedi 11 octobre 2025

Ta foi t'a sauvé (Luc 17,11-19)

Luc 17

11 Or, comme Jésus faisait route vers Jérusalem, il passa à travers la Samarie et la Galilée.

12 À son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Ils s'arrêtèrent à distance

13 et élevèrent la voix pour lui dire: «Jésus, maître, aie pitié de nous.»

14 Les voyant, Jésus leur dit: «Allez vous montrer aux prêtres.» Or, pendant qu'ils y allaient, ils furent purifiés.

15 L'un d'entre eux, voyant qu'il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix.

16 Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce; or c'était un Samaritain.

17 Alors Jésus dit: «Est-ce que tous les dix n'ont pas été purifiés? Et les neuf autres, où sont-ils?

18 Il ne s'est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu: il n'y a que cet étranger!»

19 Et il lui dit: «Relève-toi, va. Ta foi t'a sauvé.»


Prédication

A la lecture de ce fragment, l’étonnement peut vous prendre, un étonnement à trois niveaux, qui peuvent vous servir de fil conducteur :

premier niveau, les mouvements, les jeux d’éloignement et de proximité ;

second niveau, les jeux de mots, entre purification, guérison, et salut ;

troisième niveau, l’arithmétique, parce qu’un sur dix, vraiment, ça n’est pas grand chose...

Ces trois niveaux vont servir de plan à cette prédication :

Si loin, si proche ! De l’apparence au salut. Détresse et  promesses de la prédication.

1.      Si loin, si proche !

            C’est tout d’abord une remarque historique - c’est à dire une remarque de pur bon sens - : en ce temps-là, tout ce qui affligé d’une quelconque affection cutanée est réputé impur et contagieux, mis au ban, c’est à dire tenu à distance, tenu donc de se tenir à distance...

            ... et ces dix lépreux - qui n’ont peut-être pas plus la lèpre que vous et moi, mais seulement une acné persistante ou un psoriasis qui traîne - observent pieusement cet interdit de contact, de proximité...

            bref, ils consentent à ce qui les condamne et, il ne leur reste qu’à brailler de loin, c’est tout ce qu’ils peuvent faire...

 

            De loin, en face d’eux, un homme en marche, un homme qui, d’une manière ici surprenante, leur commande, dans l’état où ils sont, de s’approcher de ceux qui les condamnent...

            ... car ça n’est pas tant la Loi de Moïse que l’usage qui est mis en question, l’usage qui veut précisément qu’on consente passivement à ce qui vous condamne : en l’état, commencer lépreux et s’approcher des prêtres, c’est être d’emblée actif au comble de l’impossible...

            ... et c’est de là, du commencement fou de ce rapprochement, que vient la purification

 

            Il y a bien un miracle dans ce texte, ce miracle est écrit en creux : Jésus leur dit « Allez vous montrer aux prêtres »... PUIS, pendant qu’ils y allaient, ils furent purifiés

            Entre ces deux instants, le miracle a lieu, parce que cette injonction ridicule de s’approcher de la condamnation est clairement reçue...

2.      de l’apparence au salut

            Cependant, ça n’est que le début de ce que ce simple extrait peut nous apporter.

            Si cette seconde partie est intitulée « de l’apparence au salut », c’est pour s’appuyer - en premier lieu - sur le fait que ces maladies de peau qui vous condamnaient à être un paria sont, avant tout, des pathologies de l’apparence, ou, si l’on veut, des délits de sale gueule...

            Mieux valait, déjà à l’époque, être jeune, blanc, riche et beau, que vieux, coloré, pauvre et moche...

            Pathologie de l’apparence reprise dans le vocabulaire de la religion : le PUR et l’IMPUR, mais ce pourraient tout aussi bien être d’autres mots, d’autres épithètes, le Protestant, le catholique, le droite, le gauche, le sacré, et le profane

            Toutes sortes de mots qui tuent, qui tuent d’autant plus efficacement qu’ils n’ont pas d’autre contenu que le consentement irréfléchi des uns et des autres...

            IMPURS donc ils sont, d’autant plus qu’ils sont persuadés de l’être, et d’autant plus qu’ils le sont sous le regard des autres...

            OR, pendant qu’ils y allaient - et non pas parce que les prêtres les avaient vus - ils furent PURIFIES...

             Et là tout se complique, parce que, voyant qu’il était GUERI, l’un des dix revient !

            N’est-il pas allé se montrer aux prêtres ? - sans doute que non, puisqu’il n’était qu’un Samaritain...

            en tout cas, le texte que nous lisons marque fortement la différence entre PURIFIER et GUERIR...

            et, ce faisant, il marque fortement la différence entre l’apparence, et la réalité : l’apparence, c’est ce qu’on appelle la PURETE, c’est le convenable, le convenu, c’est le religieusement correct, le socialement correct, ce qui, sous le regard de l’autre, vous assure un petit minimum de tranquillité...

            et si les apparences nomment PURETE la couleur de la peau, la réalité banale, ordinaire, c’est la GUERISON (le contraire de PURETE peut être GUERISON)

             Celui-là qui revient vers Jésus a au moins fait la différence entre les apparences et la réalité, et il agit contre des apparences dont lui n’a plus nul besoin (à supposer qu’il en aie jamais eu besoin) ;

            Or, à celui-là qui revient vers Jésus et proclame les merveilles de Dieu, il est dit « Ta foi t’a sauvé ! »

 

            Qu’est-ce donc alors que la FOI de cet homme-là ? Qu’est-ce donc que le SALUT ?

 

            En tout cas, il semble bien qu’on soit en face d’un salut par la foi, et par la foi seulement. Ça devrait faire plaisir aux protestants... sauf que ça ne répond pas à la question de savoir ce que c’est que la foi de cet homme-là.

 

            La foi, ici, va avec le salut, pour cet homme qui, deux fois, renonce aux apparences, à la passivité d’un consentement : la première fois, en acceptant d’aller s’approcher de ceux qui le condamnent, la seconde fois, en acceptant d’y renoncer, puisque, se voyant guéri, il fait d’emblée retour, renonçant à un retour à l’ordinaire...

            le salut de cet homme-là, c’est ici un double renoncement : à la condamnation, et à la réhabilitation !

            Et la foi, dans le retour qu’il fait vers Jésus, c’est cette puissance qui lui fait préférer la reconnaissance de celui qui libère à celle de ceux qui asservissent !

 

            Et prenons bien garde ne pas considérer - à aucun moment - que la foi se réduit aux manifestations bruyantes et visibles que produit légitimement cet homme-là !

            Nous serions alors ramenés à ce qui ouvre le texte : du convenable, du convenu, que nous appellerions, au besoin, baptême, sacrement, liturgie, droit canon, ou protestantisme... nous serions ramenés à ce qui nous condamne bien plus qu’à ce qui nous sauve, à la dictature des apparences bien plus qu’au chemin de la foi...

 

3.      Détresse et promesse de la prédication

            Pourtant, il faut le constater, l’arithmétique est cruelle : UN sur DIX revient vers Jésus, et encore, c’est un Samaritain, un de ceux que les prêtres de Judée, précisément, considèrent comme impurs, qu’ils soient lépreux ou pas, impurs parce qu’ils sont Samaritains...

            Neuf fois sur dix donc, dans le meilleur des cas, lorsque vous prêchez, vous n’aurez pas de retour...

            ... et c’est bien le meilleur des cas : un sur dix, c’est le score du maître, le score de Jésus...

            Détresse, donc, on cause vraiment pour rien... pas de sous qui rentrent dans les caisses, pas de compliment qui revienne, et pas le temple plein chaque fois qu’on sait que vous allez y prêcher... Détresse !

             Promesse ! Ceci dit, si vous exigez un retour sur votre prédication de l’évangile, ça n’est plus l’évangile que vous prêchez, mais les apparences... celles précisément dont nous venons de parler...

            ... et le bon sens lui-même vous l’enseigne : si c’est bien l’évangile, le double dépassement des apparences que vous proclamez, alors vous ne pouvez rien exiger vous-même de ceux à qui vous l’annoncez.

 

            Alors, une fois de temps en temps, une fois sur dix - et beaucoup moins - quelqu’un viendra vers vous, et vous lui direz : « Va, ta foi t’a sauvé. »

 

            Et s’agissant des neuf autres ?

            Vous ne leur direz rien, puisqu’ils ne seront pas devant vous ; vous ne les condamnerez pas non plus, puisque vous ne saurez pas ce qu’ils ont fait de leur purification ; vous saurez simplement que pour ces neufs-là, mieux valait être quelqu’un comme il faut que d’être un paria...

            Alors, même s’ils se sont arrêtés à la première étape sur le chemin de la liberté, même s’ils sont vite revenus à une captivité des apparences... vous ne leur avez pas nui...

…et vous louerez Dieu de ce que vous ignorez ; que se passe-t-il maintenant pour ces 9 là ? vous ne le savez pas ; la suite ne vous appartient pas !

 

Peut-être bien même que c’est l’un de ces neuf autres qui racontera l’histoire de cet homme  - Jésus - qui, contre toute apparences, a ordonné un jour à dix lépreux d’aller se montrer aux prêtres, et, pendant qu’ils y allaient, ils furent guéris...Amen

 

samedi 4 octobre 2025

La foi grandit avec la vie (Luc 17,5-10 - 1 Timothée 1,6-14 - Habaquq 1,2-3 et 2,2-4)

 

Habaquq

1 2 Jusqu'où, SEIGNEUR, mon appel au secours ne s'est-il pas élevé? Tu n'écoutes pas. Je te crie à la violence, tu ne sauves pas.

 3 Pourquoi me fais-tu voir la malfaisance? acceptes-tu le spectacle de l'oppression? En face de moi, il n'y a que ravage et violence; lorsqu'il y a procès, l'invective l'emporte.

2 2 Le SEIGNEUR m'a répondu, il m'a dit: Écris une vision, donnes-en l'explication sur les tables afin qu'on la lise couramment,

 3 car c'est encore une vision concernant l'échéance. Elle aspire à sa fin, elle ne mentira pas; si elle paraît tarder, attends-la, car elle viendra à coup sûr, sans différer.

 4 Le voici plein d'orgueil, il ignore la droiture, mais un juste vit par sa fidélité. 

2 Timothée 1

6 C'est pourquoi je te rappelle d'avoir à raviver le don de Dieu qui est en toi depuis que je t'ai imposé les mains.

 7 Car ce n'est pas un esprit de peur que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d'amour et de maîtrise de soi.

 8 N'aie donc pas honte de rendre témoignage à notre Seigneur et n'aie pas honte de moi, prisonnier pour lui. Mais souffre avec moi pour l'Évangile, comptant sur la puissance de Dieu,

 9 qui nous a sauvés et appelés par un saint appel, non en vertu de nos oeuvres, mais en vertu de son propre dessein et de sa grâce. Cette grâce, qui nous avait été donnée avant les temps éternels dans le Christ Jésus,

 10 a été manifestée maintenant par l'apparition de notre Sauveur, le Christ Jésus. C'est lui qui a détruit la mort et fait briller la vie et l'immortalité par l'Évangile

 11 pour lequel j'ai été, moi, établi héraut, apôtre et docteur.

 12 Voilà pourquoi j'endure ces souffrances. Mais je n'en ai pas honte, car je sais en qui j'ai mis ma foi et j'ai la certitude qu'il a le pouvoir de garder le dépôt qui m'est confié jusqu'à ce Jour-là.

 13 Prends pour norme les saines paroles que tu as entendues de moi, dans la foi et l'amour qui sont dans le Christ Jésus.

 14 Garde le bon dépôt par l'Esprit Saint qui habite en nous.

Luc 17

5 Les apôtres dirent au Seigneur: «Augmente en nous la foi.»

 6 Le Seigneur dit: «Si vraiment vous aviez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez à ce sycomore: ‹Déracine-toi et va te planter dans la mer›, et il vous obéirait.

 7 «Lequel d'entre vous, s'il a un serviteur qui laboure ou qui garde les bêtes, lui dira à son retour des champs: ‹Va vite te mettre à table›?

 8 Est-ce qu'il ne lui dira pas plutôt: ‹Prépare-moi de quoi dîner, mets-toi en tenue pour me servir, le temps que je mange et boive; et après tu mangeras et tu boiras à ton tour›?                         

 9 A-t-il de la reconnaissance envers ce serviteur parce qu'il a fait ce qui lui était ordonné?

 10 De même, vous aussi, quand vous avez fait tout ce qui vous était ordonné, dites: ‹Nous sommes des serviteurs quelconques. Nous avons fait seulement ce que nous devions faire.› »

Prédication

            Il me semble que, lorsque je parle des textes en morceaux que nous propose le lectionnaire, je suis souvent plein d’énervement... et pourquoi couper à tel verset, et pourquoi il utilise tel mot plutôt que tel autre – ce sont des bouderies – parfois un peu fortes – mais bouderies contre à la fois les saintes Écritures et ceux qui ont pris le risque de choisir, et de publier. Mais à la fin de la semaine, je finis toujours tout de même, cahin-caha, par choisir un texte – rarement plus d’un – et ce texte vient au secours, de la prédication, mais aussi parfois du massacre. Certains auteurs bibliques produisent des textes coulant comme le miel, d’autres sont comme des pierres qui râpent, qui font peur, qui sont tranchantes comme des sabres, qui  peuvent même provoquer des insomnies.

            Le destin du lecteur de la Bible est ainsi fait – qu’il soit un lecteur professionnel, ministre, ou un lecteur fidèle, pour un même texte, il y aura bien des lectures, plus même de lectures que de lecteurs.

            On peut, après un temps  de pause et de bienveillant partage, reprendre son propre travail et le retravailler… c’est un peu ce que nous avions fait à Bourg en Bresse, où j’ai été pasteur entre 1998 et 2005 : exercice collectif de prédication. L’argument de cet exercice c’était qu’à partir d’un seul texte il vient plusieurs prédications. Je choisis doc un texte. La quinzaine de prédicateurs laïques rendit seize prédications, dont la plupart ensuite furent prêchées dans le fil de l’année… une belle diversité – je ne sais absolument plus où est mon exemplaire de ce travail. Mais à chaque fois que je l’ai perdu puis retrouvé c’est le même sentiment de gratitude qui m’a repris.

            La réflexion d’aujourd’hui est un peu différente. Plutôt du genre "plusieurs textes bibliques un seul message". Notre tradition protestante utilise peu le mot message, mais c’est un mot intéressant pour donner à réfléchir sur cette idée : le message de la Bible est unique. Notre tradition parle plus volontiers de sermon, de prédication. Gardon le mot message, pour affirmer que le message de Habaquq, celui de 2 Timothée 1, et Luc 17 – je ne reprends pas ici tous les versets – sont chacun un message, et sont ensemble un seul message. Habaquq : le juste vit par sa fidélité ; 2 Timothée : …Dieu qui nous a sauvés et appelés non en vertu de nos œuvres (…) mais par cette grâce qui nous avait été données avant les temps éternels dans le Christ Jésus ; Luc 17 : nous sommes des esclaves sans mérite – nous ne méritons rien. » (au sujet d’ailleurs de ce mérite, il est en fait totalement synonyme de esclave, bassin méditerranéen, quelque dizaine d’année après Jésus Christ, un esclave ne possède rien, ne vit que de ce qu’on lui donne, est vivant de par son maître, pour son maître, et s’il vient à être affranchi, ce sera par son maître… bref, l’esclave, c’est moins que rien). Les auditeurs de Jésus dans Luc 17 sont invités à être finalement, à se faire finalement comme l’esclave moins que rien, sans mérite.

            Mais ce qui est étonnant, dans le grec de Luc 17, c’est qu’il y a une hésitation entre deux mots, un de ces mots c’est esclave – nous avons vu – l’autre c’est serviteur, apparaissant à plusieurs moments. Le serviteur sert, et il est rétribué, l’esclave obéit, point barre. Pas de réflexion sur l’esclavage, c’est même presque le contraire : Le type même, voire le projet du croyant c’est l’esclave. C’est extrême. Tellement extrême que ça rejoint une autre extrémité mise en avant par Jésus répondant à une demande finalement imprudente des apôtres : « augmente en nous la foi » Une demande de quelque chose qui se mesure, et qui peut être donc comparée, on se fait des compétitions de foi, et celui qui gagne, il gagne quoi ? Il gagne le droit de rejouer contre un véritable adversaire : le sycomore, un arbre, un gros, qui ne plie pas. Une foi qui compte ses engagements finit toujours par tomber sur un sycomore, et c’est toujours le sycomore qui gagne. Est-ce alors nécessaire de demander au Seigneur plus de force encore, toujours plus de la même chose, pour persévérer dans ce qui n’a de portée que dans sa persévérance comptable.

            Mais tout n’est pas désespéré. Car même si le sycomore gagne une partie, la méditation du texte finit elle aussi par opérer comme l’offre d’un changement, l’offre de passer de l’offre du commandement à l’offre du service, puis de l’offre du service à cette offre suprême qui est celle de l’esclave volontaire que nous avons déjà méditée. Et alors le sycomore – ça marche aussi avec d’autres essence – perd, devient impuissant, et alors l’autre, et alors les autres chemins, s’ouvrent. On y trouvera probablement d’autres arbres pour symboliser d’autres difficultés. Elles seront abordées autrement, car la promesse ne saurait faillir, comme nous lisons une fois encore :

            « 2 Le SEIGNEUR m'a répondu, il m'a dit: Écris une vision, donnes-en l'explication sur les tables afin qu'on la lise couramment,  3 car c'est encore une vision concernant l'échéance. Elle aspire à sa fin, elle ne mentira pas; si elle paraît tarder, attends-la, car elle viendra à coup sûr, sans différer. 4 Voici l’ennemi (Le voici) plein d'orgueil, il ignore la droiture, mais le juste vit par  sa foi (la fidélité !).

 

            Nous voici à la fin d’un cycle qui parcourt ces trois fragments, avec bien du reste, du chemin possible, dans un sens, dans l’autre ; des espaces ont été parcourus, d’autres non, et puis d’autres vont apparaître ; parce qu’ainsi est la vie, et aussi parce que la foi est aussi un nom commun qui peut signifier vie.

            La foi en somme grandit avec la vie. Et la vie avec la foi.  Amen

 

samedi 27 septembre 2025

Ils ont Moïse et les prophètes (Luc 16,13-31) Qu'ils les écoutent !


 Luc 16

19 «Il y avait un homme riche qui s'habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins.

 20 Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d'ulcères au porche de sa demeure.

 21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche; mais c'étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.

 22 «Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d'Abraham; le riche mourut aussi et fut enterré.

 23 Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.

 24 Alors il s'écria: ‹Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.›

 25 Abraham lui dit: ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance.

 26 De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.›

 27 «Le riche dit: ‹Je te prie alors, père, d'envoyer Lazare dans la maison de mon père,

 28 car j'ai cinq frères. Qu'il les avertisse pour qu'ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.›

 29 Abraham lui dit: ‹Ils ont Moïse et les prophètes, qu'ils les écoutent.›

 30 L'autre reprit: ‹Non, Abraham, mon père, mais si quelqu'un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.›

 31 Abraham lui dit: ‹S'ils n'écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.› »

Prédication

L’embarcation de fortune doit être constituée d’une chambre à air de camion à laquelle, à grand renfort de mauvaise ficelle, on a attaché une planche qui sert de fond, et le tout semble bien avoir été sommairement emballé dans un film plastique. Ils sont une bonne cinquantaine à être debout là-dessus, en pleine mer. S’ils sont ainsi photographiés, on peut penser raisonnablement qu’ils ont été aussi secourus. Ceux qui n’ont été ni photographiés, ni secourus, sont les pauvres Lazare de notre temps, qui ont disparu dans le dénuement absolu et, Bible en main, nous proclamons qu’ils sont emportés par les anges dans le sein d’Abraham, où ils trouvent la consolation. Mais il est de nos semblables qui doivent ramasser et ensevelir des corps que la mer rend par centaines… s’ils sont les pauvres Lazare de notre temps, où est l’homme riche ?

Le texte biblique ne reproche pas à cet homme d’être riche, mais de n’avoir jamais eu une seconde pour seulement prendre acte de l’existence de celui qui était à sa porte et pour lui concéder ne serait-ce qu’une balayure des miettes des reliefs de ses festins.

Mais à partir de combien de miettes cesse-t-on d’être considéré comme ce riche et cesse-t-on aussi d’être passible de ce qu’il endure dans le séjour des morts ? Une miette, mais alors, une miette sincère, une miette sans calcul, sans penser à une rétribution, une seule fois, devrait suffire. Que faut-il donc pour que cette miette sincère soit possible ? Que faut-il donc pour que les frères de l’homme riche « ne viennent pas eux aussi dans ce lieu de torture » ?

 

La suggestion de l’homme riche est que la prédication d’une bonne doctrine de la rétribution pourrait constituer un remède à l’indifférence coupable, et une prévention des tourments de l’enfer. Mais nous pouvons avoir des doutes là-dessus…

Car, héritiers de Luther nous savons que les indulgences – et toutes d’actions réputées bonnes – ne méritent rien à qui les détient. Et puis, le pauvre Lazare, après la vie qu’il a menée, ne mérite-t-il pas un repos ? Pourquoi, tout à coup, serait-il en charge du salut des bâfreurs et des gloutons ?  Le pauvre Lazare sait-il seulement, d’ailleurs, que le riche souffre ? Et bien le texte biblique nous montre bien que le riche connaît au séjour des morts la situation du pauvre, mais le texte ne nous laisse pas penser une seule seconde que le pauvre connaît de son côté la situation du riche. Et ainsi, la grâce faite au pauvre après sa mort d’être emporté et consolé dans le sein d’Abraham est une grâce absolue, sans mérite, sans calcul, sans comparaison, ni publicité, ni partage possibles.

Elle est l’exact pendant dans le séjour des morts de ce que fut l’ignorance du riche pendant sa vie. Sauf que ce n’est pas dans le séjour des morts qu’il convient que les cœurs s’ouvrent – reste à savoir à quoi – mais tant qu’on est vivant. Mais soyons clairs : en disant que c’est tant qu’on est vivant qu’il convient que les cœurs s’ouvrent, nous ne prêchons aucune rétribution. Une telle prédication, nous l’avons déjà posé, avec le père Abraham, serait vaine. Alors ?

 

« Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent. » Écouter Moïse et les prophètes, qu’est-ce donc ? Moïse et les prophètes, ce sont bien entendu des humains qui ont vécu et que nous n’avons pas eu le bonheur de connaître, et ce sont aussi des textes qui sont accessibles aujourd’hui au plus grand nombre. Écouter Moïse et les prophètes, c’est d’abord lire ces textes, les lire tous ensemble, jusqu’à repérer en eux qu’ils évoquent, tous ensemble, l’agir gracieux et libérateur de Dieu, reconnu par des humains dans leur vie, assumé et attesté par ces mêmes humains au cours de leur vie, et opposé par eux aussi aux aliénations avérées et toujours possibles qui les atteignent, eux, et leur semblables. Pour le dire autrement, écouter Moïse et les prophètes, c’est d’abord lire, jusqu’à bien repérer, jusqu’à bien comprendre, que Dieu n’est pas seulement celui qui, un jour, suscita Moïse et libéra avec lui gracieusement d’Egypte un peuple d’esclaves, puis donnant ensuite à ce même peuple une Loi, une terre et un culte ; c’est aussi Dieu qui suscite des prophètes, des juges, qui libèrent encore ce même peuple chaque fois que la grâce dégénère en nouvelle aliénation, et encore lorsque que les avanies de l’histoire reconduisent sa servitude. Mais lire jusqu’à avoir bien compris cela, ce n’est pas encore écouter Moïse et les prophètes.

Écouter Moïse et les prophètes c’est, en plus de lire, donner à ce qui est écrit le statut d’une voix qu’on écoute, qui accomplit en vous ce qu’elle déclare, vous envoie faire ce qu’elle ordonne, et s’en aller alors le faire.

 

Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent, dit Abraham. Et s’ils les écoutent, si et seulement si ils les écoutent, alors les frères de l’homme riche se laisseront émouvoir par un éventuel miracle, mais les miracles sont fort rares, et ils se laisseront aussi émouvoir par ce qui est beaucoup moins rare, la misère d’un être humain couché devant leur porte, qu’ils tâcheront de soulager, non pas pour en être récompensé, mais juste pour la soulager. N’est pas Moïse qui veut, n’est pas prophète qui le décrète, mais, pour un être humain ordinaire, une minuscule prise de conscience de l’humaine condition, et conséquemment l’offrande même de restes de miettes, sera déjà un soulagement réel pour celui qui n’a rien. Un geste, même un tout petit geste, est à la portée de chacune, de chacun.

 

Si bien que la plus difficile question que pose ce texte porte sur l’impératif formulé par Abraham : « Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent ! » Comment cet impératif peut-il être écouté ? Qu’est-ce qui fera qu’il sera mis en œuvre ? Pour les frères de l’homme riche de la parabole, la présence du pauvre Lazare, vivant puis mourant de misère noire à la porte de leur demeure, c’est trop peu pour leur perforer le cuir et émouvoir leurs cœurs. La mort d’un frère, qu’on suppose être un proche, c’est aussi trop peu. Une résurrection, encore trop peu, énonce Abraham. Mais qu’est-ce donc qui peut émouvoir, quel événement singulier pourrait les atteindre et les mener à réfléchir un peu et à s’engager dans quelque chose de minuscule, insensé, et beau ? La parabole est muette… Mais cette parabole n’est pas seule. Quelques autres paraboles la précèdent.

Pour certain berger, la perte d’une brebis peut émouvoir suffisamment pour qu’il en laisse absurdement 99 autres et parte à la recherche de l’égarée. Pour certaine femme, la perte d’une pièce peut l’émouvoir suffisamment pour que, renonçant à toute activité qui serait autrement plus lucrative, elle se mette à chercher. Pour tel fils parti au loin manger son héritage, c’est l’expérience du dénuement absolu qui finalement l’émeut. Pour un certain gestionnaire de fortune, c’est la perspective de perdre son emploi qui le fait œuvrer pour soulager ses contemporains de leurs écrasantes dettes.

Et pour vous, et pour moi, qu’est-ce qui peut faire brèche dans les mauvaises manières, dans les convictions bien assurées et les droits qu’on est certain d’avoir ?

Et pour les disciples de Jésus, que leur faudra-t-il pour qu’ils écoutent enfin Moïse et les prophètes ? Il leur faudra avoir trahi leur maître, il leur faudra la mort de leur maître, et un douloureux retour sur eux-mêmes. Et la résurrection ensuite, mais ensuite seulement, la résurrection pourra les convaincre.

 

Chacun peut, dans la prière, le culte et l’étude de la Bible… essayer de voir où il en est. Nul, je l’espère, n’est parmi nous le pauvre Lazare. Et nul non plus n’est, parmi nous, ce riche au cœur si dur que, même dans le séjour des morts, il considère encore que tout doit être fait pour sa satisfaction.

Nous ne sommes pas imperméables à l’injonction d’Abraham. Nous avons Moïse et les prophètes, nous les avons écoutés déjà, nous aurons à les écouter, encore.

La vie nous interpelle, le Seigneur nous appelle. Puissions-nous être de ceux qui vont écouter, qui vont répondre, et remettre notre vie, et ce qui viendra après notre vie, entre les mains de Dieu. Amen

samedi 20 septembre 2025

Mamôn, liberté et aliénation (Luc 16,1-16)

Luc 16 

1 Puis Jésus dit à ses disciples: «Un homme riche avait un homme d’affaires qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.

2 Il le fit appeler et lui dit: ‹Qu'est-ce que j'entends dire de toi? Rends les comptes de tes affaires, car désormais tu ne pourras plus être mon homme d’affaires.›

3 L’homme d’affaires se dit alors en lui-même: ‹Que vais-je faire, puisque mon Seigneur me retire de ses affaires ? Bêcher? Je n'en ai pas la force. Mendier? J'en ai honte.

4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté des affaires, il y ait des gens qui m’accueillent dans leurs affaires.›

5 Il fit venir alors un par un ceux qui devaient à son Seigneur et il dit au premier: ‹Combien dois-tu à mon Seigneur ?›

6 Celui-ci répondit: ‹Cent jarres d'huile.› L’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.›

7 Il dit ensuite à un autre: ‹Et toi, combien dois-tu?› Celui-ci répondit: ‹Cent sacs de blé.› l’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu et écris quatre-vingts.›

8 Et le Seigneur fit l'éloge de l’homme d’affaires aliéné, parce qu'il avait agi d’une manière sensée, et que les fils de ce temps sont, dans leur genre, plus sensés que les fils de lumière.

 

9 «Eh bien! moi, je vous dis: faites-vous des amis avec le Mamòn aliénant pour qu'une fois celui-ci disparu, on vous accueille dans les demeures éternelles.

10 «Celui qui est fidèle pour une toute petite affaire est fidèle aussi pour une grande; et celui qui est aliéné pour une toute petite affaire est aliéné aussi pour une grande.

11 Si donc vous n'avez pas été fidèle pour le Mamòn aliénant, qui vous confiera le bien immuable ?

12 Et si vous n'avez pas été fidèles pour ce qui n’est pas à vous, qui vous donnera ce qui est à vous ?

13 «Aucun domestique ne peut servir deux Seigneurs: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn

14 Les Pharisiens, qui aimaient le pognon, écoutaient tout cela, et ils ricanaient.

15 Jésus leur dit: «Vous, vous montrez votre justice aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs: ce qui pour les hommes est supérieur est vomissure aux yeux de Dieu.

 16 La loi et les prophètes c’est jusqu’à Jean ; au-delà, le royaume de Dieu est annoncé,


Prédication :

            Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn, avons-nous lu. Mais Mamòn, qu’est-ce que c’est ? Est-ce l’argent ? Et Dieu, qu’est-ce que c’est ? Le service de l’un exclut radicalement le service de l’autre, nous dit-on.

            Très bien, mais cet homme d’affaires, quand donc a-t-il servi Mamòn ? Etait-ce en tant qu’homme d’affaires, ou autrement. Faisait-il juste son travail ? Il gérait les biens de son seigneur, sans être salarié. Il prêtait, souvent à des taux usuriers (plusieurs centaines de pour-cent), et se payait avec une partie des intérêts, la quantité initiale, plus le reste des intérêts revenant au seigneur, selon l’usage du crédit de l’époque… Ce serait trop facile de le traiter pour cela de serviteur de Mamòn, mais ce n’est pas pour autant qu’on peut le qualifier de serviteur de Dieu…

            Nous avons bien repéré qu’une fois sur le point d’être écarté des affaires, l’homme d’affaire falsifia les créances des débiteurs de son seigneur. Serait-il en cela serviteur de Dieu ? En quelque manière, on pourrait dire qu’il vola au riche pour donner aux pauvres, et même si c’est du vol, nous ne savons pas trop condamner cela. D’autant plus qu’il n’annula pas toute la dette, mais peut-être seulement les intérêts, sa propre part, sans léser son seigneur. Et nous éprouvons alors pour lui une sorte de sympathie. C’est un peu court pour le dire en cela serviteur de Dieu. Mais nous ne pouvons pas non plus ici le dire serviteur de Mamòn.

            Il falsifia les créances. Et nous lisons qu’il le fit afin qu’une fois écarté des affaires, il trouve bon accueil auprès de ceux qu’il avait ainsi élargis. Sa charité était donc un rien intéressée. En cela sans doute serviteur de Mamòn. Sauf que des gens avaient bénéficié de cette soudaine largesse. Alors ? Serviteur de Dieu ? Il y a faux et usage de faux, tout de même…

             Alors, quand est-il serviteur de Mamòn ? Nous avons envisagé toutes les approches possibles, du début à la fin de la petite parabole. Et nous n’avons pas su conclure, pour l’instant. Mais nous allons conclure, parce que, du début à la fin, notre homme est mu par des idées de but à atteindre, des idées intéressées, des idées toute contingentes. Il est donc très assurément serviteur de Mamòn.

            Et nous, nous avons vu des apparences, nous avons vu les actes, et les pensées de cet homme, et cela nous a suffit pour poser ces questions. Et nous avons donné une réponse. Nous sommes, autant que lui, serviteurs de Mamòn. Est-ce à dire que nous ne sommes pas, pas du tout, serviteurs de Dieu ? Que ferons-nous pour n’être pas serviteurs de Mamòn ?

            Nous pourrions nous abstenir de tout, nous retirer du monde, comme les fils de lumière qui étaient des ascètes du désert, pour devenir des serviteurs de Dieu. Mais nous ne ferons pas cela, nous ne nous retirerons pas, parce qu’il nous est dit que l’homme d’affaire déchu est plus sensé, dans son genre, que les fils de lumière. La charité intéressée d’un boutiquier déchu vaut plus qu’une vie entière d’observance et d’abstinence, parabole du Christ, à laquelle il ajoute « Eh bien moi, je vous dis, faites-le… »

            Si nous pouvons être serviteurs de Dieu, et nous le pouvons, Jésus lui-même l’affirme, ce doit être, ce ne peut être que, premièrement, dans l’acceptation de la condition qui est la nôtre. Et cette condition est d’être précisément serviteurs de Mamòn, c'est-à-dire perpétuellement confrontés aux apparences, à la précarité, et à la finitude. Telle est notre condition, nous n’en avons pas d’autre et nous n’avons pour la vivre que des éléments apparents, précaires et finis.

            Ayant accepté cela, vient secondement que notre rapport à notre condition dira que nous sommes serviteurs de Dieu. Et c’est notre agir qui dira concrètement ce rapport.

            Face aux apparences, notre agir sera-t-il de convenance ou de rupture ? Face à la précarité, notre agir envers autrui produira-t-il des suppléments d’aliénation ou de la libération ? Face à la finitude, notre agir rend-il possible qu’une autre vie émerge contre la fatalité ?

            Disons que oui, oui pour l’élargissement des humains, il faut dire oui, couverts que nous sommes par l’affirmation de Jésus. Un tout petit oui, même ignoré de nous, fait de nous pleinement des serviteurs de Dieu. Nous pouvons être serviteurs de Dieu. Nous avons même donné des critères qui nous permettrons d’examiner et de savoir si nous le sommes. Ces critères, cependant, relèvent des apparences…

             Alors, si nous en venions à donner trop d’importance aux critères que nous avons énoncés à l’instant, nous serions ramenés très exactement à nos questions, à notre situation de départ, au service des apparences, au service exclusif de Mamòn.

            Alors, persistons dans notre lecture. Ne perdons pas de vue que l’homme d’affaires aliéné, par-delà les apparences, dans la précarité, et contre la finitude, s’est montré serviteur de Dieu. Répétons que son acte n’a pas été sans valeur, qu’il a atteint un peu l’éternité, en donnant un peu de liberté à certains de ses semblables, sans pourtant créer de nouvelle obligation. Il avait fait au moins cela, notre homme, avec ce qui était tout à fait contingent, et cela ne pourrait pas lui être ôté.

            Mais le savait-il seulement ? Avait-il pris pleinement la mesure de ce qu’il avait fait ? Et en a-t-il seulement joui selon ce qu’il espérait ? Nous ne le savons pas.

            Mais nous avons fait l’éloge de l’homme d’affaires aliéné, et écarté l’ascèse pour l’ascèse. Comme s’il appartenait à chacun de délibérer, de choisir et d’agir avec ce qui est contingent. Oui, nous n’avons que des éléments périssables, qui peuvent nous être repris à n’importe quel instant, et nous n’avons qu’eux pour signifier et pour bâtir l’impérissable.

            Quant à ce qu’il en sera du jugement final de nos actes et de nos personnes, par delà les apparences et au-delà de tout, il n’appartient qu’à Dieu seul qui connaît nos cœurs.

            Les serviteurs de Mamòn qu’il nous arrive d’être sont ainsi appelés au service de Dieu et, chaque fois qu’ils agissent comme serviteurs de Dieu, ils le sont comme d’une manière absolue. Ce qu’ils font, ils le font bravement, même si c’est contaminés par Mamòn. Qu’ils le fassent fortement... Il y a un grand ancien qui a écrit cela et l’a résumé ainsi : Si tu viens à pécher, « pèche courageusement, mais crois et réjouis-toi en Christ d’autant plus courageusement. » Qui se cache derrière cette citation passionnante ? Martin Luther.

            Le dernier mot revient ici à la foi, et à la joie. Amen


samedi 13 septembre 2025

De la condition de Dieu (Exode 32,7-14 ; Luc 15,32) et celle de l'homme

Exode 32

7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse: «Descends donc, car ton peuple s'est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d'Égypte.

 8 Ils n'ont pas tardé à s'écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: Voici tes dieux, Israël, ceux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.»

 9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse: «Je vois ce peuple: eh bien! c'est un peuple à la nuque raide!

 10 Et maintenant, laisse-moi faire: que ma colère s'enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation.»

 11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant: «Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s'enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d'Égypte, à grande puissance et à main forte?

 12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: ‹C'est par méchanceté qu'il les a fait sortir! pour les tuer dans les montagnes! pour les supprimer de la surface de la terre!› Reviens de l'ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.

 13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole: Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j'ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours.»

 14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu'il avait dit vouloir faire à son peuple.

 Luc 15

11 Il dit encore: «Un homme avait deux fils.

 12 Le plus jeune dit à son père: ‹Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.› Et le père leur partagea son avoir.

 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.

 14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.

 15 Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.

 16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.

 17 Rentrant alors en lui-même, il se dit: ‹Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!

 18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai: Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi.

 19 Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.›

 20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

 21 Le fils lui dit: ‹Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...›

 22 Mais le père dit à ses serviteurs: ‹Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.

 23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.› «Et ils se mirent à festoyer.

 25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.

 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était.

 27 Celui-ci lui dit: ‹C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.›

 28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier;

 29 mais il répliqua à son père: ‹Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

 30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!›

 31 Alors le père lui dit: ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

 32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il prit vie, et tout à fait perdu et il a été trouvé.› »

Prédication : 

            « Et le Seigneur renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple », tel est le fin mot de ce petit débat entre Moïse et son Dieu, et Dieu n’y a pas le dernier mot. C’est une situation qui n’est guère fréquente dans l’Écriture Sainte, Abraham, peut-être, Jonas, peut-être aussi, encore que dans l’affaire qui oppose Abraham à son Dieu, l’on sait que les villes pécheresses seront finalement détruites, et lorsqu’il s’agit de Jonas, c’est bien d’avantage au repentir des Ninivites qu’on doit le sauvetage de la ville. Dieu change d’avis, rarement…

            Les descendants de Calvin que nous sommes sont extrêmement attentifs à ce type de situation biblique, Moïse contre Dieu. Ces situations entrent en contradiction flagrante avec ce que  Calvin lui-même a pu écrire sur la majesté de Dieu et son éternelle connaissance de tout.

            Il était nécessaire, du temps de Calvin, face à l’institution romaine toute puissante, de rendre toute la gloire à Dieu, Dieu auquel on n’accédait plus que par les pouvoirs de l’Eglise, Dieu qui s’était trouvé captif de ceux qui se réclamaient de lui.

            Calvin donc rend toute la grandeur à Dieu. Et l’on n’imagine pas un seul instant quel Dieu selon Calvin, Dieu de la double prédestination, on n’imagine pas Dieu renonçant à ce qu’il a décrété de toute éternité…

            Dieu ne changera jamais, nous dit le XVIè siècle, et pas lui seulement. Quelques nombreux siècles l’auteur de l’Exode, lui, au contraire, nous présente, pendant quelques instants, Dieu dont le décret mortel peut être révoqué par les propos d’un être humain. Moïse a le pouvoir de faire que Dieu se manifeste aux humains soit comme vengeur, ou soit comme miséricordieux. Moïse fait de Dieu ce qu’il veut.

            Un tel texte est pour nous une occasion rare de méditer sur ce qu’il en est de la condition de Dieu.

 

De Dieu l’on peut dire bien des choses, ce qu’il est, et ce qu’il n’est pas. On peut établir un catalogue de ses qualités, de ses perfections, ceux qui affirment qu’ils croient sont capables d’établir ce catalogue. On peut aussi établir un catalogue de tout ce qu’il ne laisserait pas faire s’il existait, ceux qui affirment qu’ils ne croient pas en Dieu en sont capables. On peut aussi dire qu’au commencement il créa les cieux et la terre, etc. Autant d’énoncés qui rassemblent, ou qui divisent…

            Mais de quoi parle celui qui parle ainsi de Dieu ? Quelle est la condition de Dieu dans le discours de celui qui en parle ? Faut-il d’ailleurs parler de Dieu ? J’ai un ami qui est juif orthodoxe et, un jour que nous étions à parler savamment et publiquement de Dieu et sur la manière de vivre la foi, il a dit à peu près ceci : « Tout ce que vous dites sur Dieu est beau et vous avez l’air d’y croire. Mais ça ne me concerne pas. Je suis un Juif orthodoxe et la foi n’est pas un énoncé auquel j’adhère. L’existence même de Dieu ne m’intéresse pas. La Torah m’a été donnée et je m’efforce de faire ce qu’elle prescrit. Ça occupe très bien ma vie. C’est ma vie, c’est ma foi. » Je vous laisse méditer un instant sur la manifestation de Dieu que nous propose cet homme, un homme intelligent, vif, et joyeux, un homme qui a fait certains choix et les assume sans rien imposer à personne.

 

            Revenons au texte de l’Exode. Le Seigneur fait sortir son peuple d’Egypte, de la maison des esclaves. Le Seigneur donne la Loi à son peuple. Le Seigneur fait ses choix, accomplit des gestes et prononce  des paroles. Et le peuple fait son propre choix : une statue d’or. Tout semble opposer Dieu à son peuple. Et dans ce texte, tout semble n’être qu’oppositions, que contraires, que brutalité : parole contre écriture, peuple contre chef, Dieu contre peuple, Moïse contre Dieu. Et Moïse ayant dans un accès de colère, ou de désespoir, brisé les tables de pierre et donc effacé la Loi donnée, il reste une opposition fondamentale :  Dieu qui parle en face de la statue inaltérable et muette. Si les tables étaient demeurées intactes, il y aurait eu une loi gravée, et cette loi gravée aurait été sans doute comme la statue : elle aurait traversé les siècles sans prendre une ride. Mais les tables furent brisées, elles sont brisées au moment de l’Exode que nous lisons, et il n’y a plus que des paroles, paroles d’être humain à être humain, parole d’être humain à Dieu, des paroles en face d’une statue d’or. Et dans cette situation, la condition de Dieu se résume à cette très simple alternative :

            SOIT, la statue d’or, le texte permanent, la table gravée, et des humains qui, au nom de ce qui ne doit jamais changer, ne répondent en rien des choix qu’ils font, ou plutôt qu’ils n’ont pas fait, qui avancent comme un troupeau et ne s’ouvrent en rien à la vie,

            SOIT, il y a une parole vivante, une interprétation vivante et toujours à recevoir et toujours à reprendre, et par chacune, et par chacun, en paroles et en actes, et toujours à choisir.

 

            Le choix du peuple, vous le connaissez. Le choix de Moïse, vous le connaissez aussi.

            Tout un peuple, avec ses prêtres, avec ses pasteurs et ses princes, fait le choix d’adorer la chose inerte, celle qu’il s’est donnée lui-même et dont il dispose à son gré. Mais Moïse fait le choix de Dieu qui n’est Dieu qu’en tant qu’il ne dispose pas de ses adorateurs, ni de lui-même. Là où tout un peuple choisit de se mentir et de nommer vie ce qui est mort, un homme seul fait le choix de nommer mort ce qui est mort et vie ce qui est vie.

Moïse fait ce choix. Par la décision qu’il prend, par les actes et les paroles qui accompagnent cette décision, il amène Dieu à renoncer à son propre décret. Ce faisant, Moïse renonce une fois pour toutes, pour lui-même, à la puissance des prêtres et de Dieu. Par ce renoncement, il montre la possibilité d’une autre histoire et d’un autre destin, non seulement pour un peuple, mais aussi pour Dieu, et enfin pour chacune et chacun. Moïse est désormais celui qui laisse derrière lui une trace, la trace de l’humaine condition de Dieu.

 

Dieu ne dispose donc pas de l’être humain, telle est une moitié de notre conclusion. L’être humain dispose tout à fait de Dieu, c’est l’autre moitié. La somme de ces deux moitiés ne fait pourtant pas une totalité. Il existe des indices sérieux de ce que tout n’est pas entre les mains des humains, certains humains ayant le cœur et les mains grands ouverts.

Première moitié, Moïse refuse la postérité qu’une certaine idée de Dieu pourrait lui accorder par mérite. L’être humain est capable de choisir la vie pour autrui et contre une image morbide de Dieu. En choisissant la vie – nous l’avons dit déjà – l’être humain choisit de ne pas disposer de Dieu. Celui qui, devant Dieu, choisit la vie, offre à ce qui n’est pas encore la possibilité de porter le nom de Dieu autrement qu’il n’a été jamais porté.

Seconde moitié, massive, le père de la parabole dite au « fils prodigue », et qui lui donne la vie au-delà de la vie et au-delà du contrat qui le détachait de toute obligation vis-à-vis de son fils. Il lui donne de multiples possibilités de vivre : de partir, de rentrer en soi-même, de prendre une décision, de mener un chemin qui soit vraiment le sien, et d’expérimenter que la vie n’est en rien due mais pur don. Et ainsi, le père de la parabole donne l’occasion au lecteur de penser que pécher contre le ciel c’est croire que le ciel exige alors que le ciel se donne.

Troisième moitié, la vie est plus grande que tout ce qu’on peut en dire, Dieu au-delà de tout ce qu’on peut prétendre, et l’être humain capable des meilleurs choix. Cette moitié de texte était inscrit en en-tête des tables que Moïse brisa, et ne peut plus donc être écrit authentiquement que dans le cœur de chacun : « Je suis l’Eternel TON Dieu qui te fais sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves. » Premiers mots et somme indépassable des dix paroles. Je suis Dieu qui est tien, pour la liberté, et pour la vie, et pour te consacrer à tes semblables.

 

Amen