Luc 9
51 Or, comme arrivait le temps où il allait être
enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem.
52 Il envoya des messagers devant lui. Ceux-ci
s'étant mis en route entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa
venue.
53 Mais on ne l'accueillit pas, parce qu'il faisait
route vers Jérusalem.
54 Voyant cela, les disciples Jacques et Jean
dirent: «Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume?»
55 Mais lui, se retournant, les réprimanda.
56 Et ils firent route vers un autre village.
Prédication :
Et voici que deux disciples de Jésus
sont prêts à incendier un village… Ces versets consternants sont les presque
derniers versets du 9ème chapitre de l’évangile de Luc. L’épisode n’est
rapporté que par Luc (il faut le génie de Luc pour oser transmettre cela). Que
s’est-il passé pour qu’on en arrive là ?
Nous reculons un peu dans le récit…
Commencement du même chapitre : « 1 Ayant réuni les Douze
[et donc parmi ces Douze, Jacques et Jean], il leur donna puissance et autorité
sur tous les démons et il leur donna de guérir les maladies. 2 Il
les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons… »
Et les Douze s’en vont,
avec en plus de ces ordres une consigne assez simple : « 4
Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y. C'est de là que vous
repartirez. 5 Si l'on ne vous accueille pas, en quittant cette ville
secouez la poussière de vos pieds… » Ce dernier geste n’est en aucun cas
une menace. L’expression signifie qu’on n’emporte rien avec soi, et en
particulier qu’on n’emporte pas les sentiments – comme la haine – qui
pourraient naître justement de ce rejet dont on a été l’objet.
Ceci dit, lorsque les
Douze [et parmi eux Jacques et Jean] rentrent de mission, ils ne rapportent
aucun rejet, ni aucun échec.
Un peu de temps
passe ; les disciples assistent à une multiplication des pains et des
poissons. Jésus les interroge : « Qui suis-je, au dire des
foules ? » et encore « Et vous, qui dites-vous que je
suis ? ». C’est Pierre qui, devant tous, dont Jacques et Jean, lâche
la réponse : « Le Christ de Dieu ! » L’idée que leur maître
n’est pas un prophète parmi d’autres, un prédicateur brillant, un guérisseur
performant… qu’il est tout cela parce qu’il est infiniment plus fait son chemin
dans la tête des disciples de Jésus.
Puis, trois d’entre eux,
dont Jacques et Jean, assistent à la Transfiguration de Jésus : le ciel
lui-même vient leur confirmer l’intuition qui a été jusqu’ici la leur, leur
maître, Jésus de Nazareth, est, dit la voix du ciel « Mon Fils, l’Élu
(…) ».
Et c’est à peu près à ce
moment que viennent les versets terribles que nous venons de lire. Jacques et
Jean, qui font partie des Douze, que Jésus a puissamment équipés pour une
mission généreuse de proclamation et de guérison, se trouvent prêts à incendier
un village entier parce qu’on n’a pas voulu les y accueillir, eux et leur
maître.
Et que s’est-il donc passé dans leurs têtes pour
qu’ils en arrivent à ça ?
Oui, ce village était un village de Samaritains.
Mais mettre ici en avant la détestation mutuelle que se vouaient en ce temps
Juifs et Samaritains n’a pas vraiment de portée… Certes, l’Évangile invite à
dépasser les clivages habituels et les détestations ancestrales. Mais il y a
infiniment plus sérieux, plus grave, et plus actuel que cela.
Jacques et Jean, qui
étaient de doux, humbles et enthousiastes missionnaires au commencement du
chapitre, deviennent soudain des voyageurs capricieux et vindicatifs…
Pourquoi ? Les disciples – dont Jacques et Jean – ont compris que leur
maître est « le Christ de Dieu », la voix du ciel leur a affirmé
qu’il est « Fils de Dieu ». Ils ont saisi que Jésus de Nazareth, leur
maître, celui qu’ils suivent et servent, est unique, parfaite et définitive
manifestation de Dieu. Et voici qu’avec cette compréhension, avec cette
certitude, ils deviennent ce que nous les voyons devenir, prétentieux, et vindicatifs. Qu’ont-ils
compris, Jacques et Jean ? Ils n’ont rien compris du tout. Ils ont seulement
attrapé la grosse tête…
Jésus est le Christ de
Dieu, le Fils de Dieu. Et voici pour Jacques et Jean, pour les disciples du
Christ, et pour nous, une question : peut-on être porteur d’un tel savoir,
d’une telle certitude, et d’une telle puissance, sans attraper la grosse
tête ?, sans se croire si important que les autres devraient être
attentifs à nos personnes, nous être soumis, nous obéir, ou bien être
anéantis ?
Cette question a été en christianisme d’une
actualité brûlante ; et elle concerne aujourd’hui bien d’autres religions
que la nôtre. Les religions conduisent-elles nécessairement à la haine et
au mépris ? Ceux qui sont religieux, et nous le sommes, sont-ils
nécessairement prétentieux et arrogants ?
Nous avons ici matière à méditer sur notre
religion, sur notre foi, sur notre vie. Jacques et Jean, pour leur part, n’ont
rien médité du tout. Ils ont été équipés par Jésus d’une puissance considérable
et, tout imbus d’eux-mêmes, ils se sentent presque autorisés à libérer le feu
du ciel sur de simples impudents. Cette disposition qui est la leur est-elle
une fatalité ?
Il y a trois intuitions fondamentales, d’une
portée universelle et d’une actualité permanente, qui sont toutes trois dans
l’Ancien – soi disant ancien - Testament.
La première de ces intuitions, c’est que Dieu ne peut pas
être représenté et que son nom est imprononçable. « Écoute Israël, IHVH
notre Dieu, IHVH est UN » (Deutéronome 6,4). Dieu seul est Dieu, pourrait-on
dire et cela, bien compris par tous ceux qui prétendent le connaître et le
servir, devrait interdire qu’on s’en croie le défenseur, le détenteur, le
dispensateur et le protecteur, sous quelque forme que ce soit, ni par l’oracle,
ni par le rituel, ni par les Saintes Écritures. Et personne ne peut aller faire
le malin avec ça.
La seconde de ces intuitions, qui découle directement de la première, porte sur
la compréhension des textes, car les textes sont bel et bien une représentation
de Dieu. La seconde des intuitions porte sur la distinction entre garder le
commandement et le mettre en pratique (Lévitique 20,18-19). Tenir cette
distinction vous empêche de prétendre à quoi que ce soit et vous laisse avec
vos actes devant votre conscience et devant Dieu.
La troisième de ces
intuitions, c’est que c’est toujours Dieu qui libère (Exode 20,2) et
toujours Lui qui sanctifie.
Ces trois intuitions définissent ensemble le combat de la foi, pour la
foi, contre l’orgueil, qui est un combat de chaque jour, combat contre ce qui
défigure Dieu en faisant de lui une idole parmi les autres idoles, combat pour
les humains, contre tous les usages asservissants et totalitaires qu’on peut
faire des textes sacrés.
Jacques et Jean n’ont assurément pas médité ainsi… Mais peut-on méditer
ainsi lorsqu’on vient juste de comprendre qui est le maître qu’on sert ? Méditer
à chaud sur une actualité aussi bouleversante que la Transfiguration, celle des
plus proches disciples de Jésus, qui le pourrait ? Il ne faut pas trop en
vouloir à Jacques et Jean… personne ne peut dire qu’il aurait fait mieux
qu’eux. Nous ne sommes, comme eux, et comme les quelques autres qui
apparaissent dans ce récit, que des apprentis.
Et avec tout cela, Jésus, en route avec ses disciples pour Jérusalem,
réprimanda Jacques et Jean. Et tous poursuivirent alors leur chemin.
A Jérusalem, les trois intuitions que nous avons mises en avant
allaient trouver en Jésus leur parfait accomplissement :
- Le sauveur, le Messie, Christ de Dieu, Fils
de Dieu, ne peut pas être crucifié… Il le fut et personne ne put ni ne peut
avec cela attraper la grosse tête ;
- Le plein accomplissement de la distinction
entre garder les commandements et les mettre en pratique s’accomplit seulement
en celui se fait esclave de tous, et qui se livre à tous. Et personne ne peut
se faire gloire d’avoir pour maître un esclave ;
- Le plein accomplissement de la sanctification
par Dieu se fait dans la proclamation de la résurrection. Mais cette
résurrection, nous sommes incapables de la produire, et incapables aussi de la
prouver. Nous ne pouvons pas nous en faire gloire.
Ce qui fait qu’il ne nous reste que ceci : apprendre à croire,
laisser la pensée et la vie éroder les certitudes massives et prétentieuses qui
peuvent être celles des croyants, et vivre courageusement et humblement à la
suite de notre maître, Jésus Christ, Fils de Dieu. Que Dieu nous soit en aide.
Amen