samedi 20 septembre 2025

Mamôn, liberté et aliénation (Luc 16,1-16)

Luc 16 

1 Puis Jésus dit à ses disciples: «Un homme riche avait un homme d’affaires qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens.

2 Il le fit appeler et lui dit: ‹Qu'est-ce que j'entends dire de toi? Rends les comptes de tes affaires, car désormais tu ne pourras plus être mon homme d’affaires.›

3 L’homme d’affaires se dit alors en lui-même: ‹Que vais-je faire, puisque mon Seigneur me retire de ses affaires ? Bêcher? Je n'en ai pas la force. Mendier? J'en ai honte.

4 Je sais ce que je vais faire pour qu'une fois écarté des affaires, il y ait des gens qui m’accueillent dans leurs affaires.›

5 Il fit venir alors un par un ceux qui devaient à son Seigneur et il dit au premier: ‹Combien dois-tu à mon Seigneur ?›

6 Celui-ci répondit: ‹Cent jarres d'huile.› L’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.›

7 Il dit ensuite à un autre: ‹Et toi, combien dois-tu?› Celui-ci répondit: ‹Cent sacs de blé.› l’homme d’affaires lui dit: ‹Voici ton reçu et écris quatre-vingts.›

8 Et le Seigneur fit l'éloge de l’homme d’affaires aliéné, parce qu'il avait agi d’une manière sensée, et que les fils de ce temps sont, dans leur genre, plus sensés que les fils de lumière.

 

9 «Eh bien! moi, je vous dis: faites-vous des amis avec le Mamòn aliénant pour qu'une fois celui-ci disparu, on vous accueille dans les demeures éternelles.

10 «Celui qui est fidèle pour une toute petite affaire est fidèle aussi pour une grande; et celui qui est aliéné pour une toute petite affaire est aliéné aussi pour une grande.

11 Si donc vous n'avez pas été fidèle pour le Mamòn aliénant, qui vous confiera le bien immuable ?

12 Et si vous n'avez pas été fidèles pour ce qui n’est pas à vous, qui vous donnera ce qui est à vous ?

13 «Aucun domestique ne peut servir deux Seigneurs: ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn

14 Les Pharisiens, qui aimaient le pognon, écoutaient tout cela, et ils ricanaient.

15 Jésus leur dit: «Vous, vous montrez votre justice aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs: ce qui pour les hommes est supérieur est vomissure aux yeux de Dieu.

 16 La loi et les prophètes c’est jusqu’à Jean ; au-delà, le royaume de Dieu est annoncé,


Prédication :

            Vous ne pouvez servir Dieu et Mamòn, avons-nous lu. Mais Mamòn, qu’est-ce que c’est ? Est-ce l’argent ? Et Dieu, qu’est-ce que c’est ? Le service de l’un exclut radicalement le service de l’autre, nous dit-on.

            Très bien, mais cet homme d’affaires, quand donc a-t-il servi Mamòn ? Etait-ce en tant qu’homme d’affaires, ou autrement. Faisait-il juste son travail ? Il gérait les biens de son seigneur, sans être salarié. Il prêtait, souvent à des taux usuriers (plusieurs centaines de pour-cent), et se payait avec une partie des intérêts, la quantité initiale, plus le reste des intérêts revenant au seigneur, selon l’usage du crédit de l’époque… Ce serait trop facile de le traiter pour cela de serviteur de Mamòn, mais ce n’est pas pour autant qu’on peut le qualifier de serviteur de Dieu…

            Nous avons bien repéré qu’une fois sur le point d’être écarté des affaires, l’homme d’affaire falsifia les créances des débiteurs de son seigneur. Serait-il en cela serviteur de Dieu ? En quelque manière, on pourrait dire qu’il vola au riche pour donner aux pauvres, et même si c’est du vol, nous ne savons pas trop condamner cela. D’autant plus qu’il n’annula pas toute la dette, mais peut-être seulement les intérêts, sa propre part, sans léser son seigneur. Et nous éprouvons alors pour lui une sorte de sympathie. C’est un peu court pour le dire en cela serviteur de Dieu. Mais nous ne pouvons pas non plus ici le dire serviteur de Mamòn.

            Il falsifia les créances. Et nous lisons qu’il le fit afin qu’une fois écarté des affaires, il trouve bon accueil auprès de ceux qu’il avait ainsi élargis. Sa charité était donc un rien intéressée. En cela sans doute serviteur de Mamòn. Sauf que des gens avaient bénéficié de cette soudaine largesse. Alors ? Serviteur de Dieu ? Il y a faux et usage de faux, tout de même…

             Alors, quand est-il serviteur de Mamòn ? Nous avons envisagé toutes les approches possibles, du début à la fin de la petite parabole. Et nous n’avons pas su conclure, pour l’instant. Mais nous allons conclure, parce que, du début à la fin, notre homme est mu par des idées de but à atteindre, des idées intéressées, des idées toute contingentes. Il est donc très assurément serviteur de Mamòn.

            Et nous, nous avons vu des apparences, nous avons vu les actes, et les pensées de cet homme, et cela nous a suffit pour poser ces questions. Et nous avons donné une réponse. Nous sommes, autant que lui, serviteurs de Mamòn. Est-ce à dire que nous ne sommes pas, pas du tout, serviteurs de Dieu ? Que ferons-nous pour n’être pas serviteurs de Mamòn ?

            Nous pourrions nous abstenir de tout, nous retirer du monde, comme les fils de lumière qui étaient des ascètes du désert, pour devenir des serviteurs de Dieu. Mais nous ne ferons pas cela, nous ne nous retirerons pas, parce qu’il nous est dit que l’homme d’affaire déchu est plus sensé, dans son genre, que les fils de lumière. La charité intéressée d’un boutiquier déchu vaut plus qu’une vie entière d’observance et d’abstinence, parabole du Christ, à laquelle il ajoute « Eh bien moi, je vous dis, faites-le… »

            Si nous pouvons être serviteurs de Dieu, et nous le pouvons, Jésus lui-même l’affirme, ce doit être, ce ne peut être que, premièrement, dans l’acceptation de la condition qui est la nôtre. Et cette condition est d’être précisément serviteurs de Mamòn, c'est-à-dire perpétuellement confrontés aux apparences, à la précarité, et à la finitude. Telle est notre condition, nous n’en avons pas d’autre et nous n’avons pour la vivre que des éléments apparents, précaires et finis.

            Ayant accepté cela, vient secondement que notre rapport à notre condition dira que nous sommes serviteurs de Dieu. Et c’est notre agir qui dira concrètement ce rapport.

            Face aux apparences, notre agir sera-t-il de convenance ou de rupture ? Face à la précarité, notre agir envers autrui produira-t-il des suppléments d’aliénation ou de la libération ? Face à la finitude, notre agir rend-il possible qu’une autre vie émerge contre la fatalité ?

            Disons que oui, oui pour l’élargissement des humains, il faut dire oui, couverts que nous sommes par l’affirmation de Jésus. Un tout petit oui, même ignoré de nous, fait de nous pleinement des serviteurs de Dieu. Nous pouvons être serviteurs de Dieu. Nous avons même donné des critères qui nous permettrons d’examiner et de savoir si nous le sommes. Ces critères, cependant, relèvent des apparences…

             Alors, si nous en venions à donner trop d’importance aux critères que nous avons énoncés à l’instant, nous serions ramenés très exactement à nos questions, à notre situation de départ, au service des apparences, au service exclusif de Mamòn.

            Alors, persistons dans notre lecture. Ne perdons pas de vue que l’homme d’affaires aliéné, par-delà les apparences, dans la précarité, et contre la finitude, s’est montré serviteur de Dieu. Répétons que son acte n’a pas été sans valeur, qu’il a atteint un peu l’éternité, en donnant un peu de liberté à certains de ses semblables, sans pourtant créer de nouvelle obligation. Il avait fait au moins cela, notre homme, avec ce qui était tout à fait contingent, et cela ne pourrait pas lui être ôté.

            Mais le savait-il seulement ? Avait-il pris pleinement la mesure de ce qu’il avait fait ? Et en a-t-il seulement joui selon ce qu’il espérait ? Nous ne le savons pas.

            Mais nous avons fait l’éloge de l’homme d’affaires aliéné, et écarté l’ascèse pour l’ascèse. Comme s’il appartenait à chacun de délibérer, de choisir et d’agir avec ce qui est contingent. Oui, nous n’avons que des éléments périssables, qui peuvent nous être repris à n’importe quel instant, et nous n’avons qu’eux pour signifier et pour bâtir l’impérissable.

            Quant à ce qu’il en sera du jugement final de nos actes et de nos personnes, par delà les apparences et au-delà de tout, il n’appartient qu’à Dieu seul qui connaît nos cœurs.

            Les serviteurs de Mamòn qu’il nous arrive d’être sont ainsi appelés au service de Dieu et, chaque fois qu’ils agissent comme serviteurs de Dieu, ils le sont comme d’une manière absolue. Ce qu’ils font, ils le font bravement, même si c’est contaminés par Mamòn. Qu’ils le fassent fortement... Il y a un grand ancien qui a écrit cela et l’a résumé ainsi : Si tu viens à pécher, « pèche courageusement, mais crois et réjouis-toi en Christ d’autant plus courageusement. » Qui se cache derrière cette citation passionnante ? Martin Luther.

            Le dernier mot revient ici à la foi, et à la joie. Amen