samedi 13 septembre 2025

De la condition de Dieu (Exode 32,7-14 ; Luc 15,32) et celle de l'homme

Exode 32

7 Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse: «Descends donc, car ton peuple s'est corrompu, ce peuple que tu as fait monter du pays d'Égypte.

 8 Ils n'ont pas tardé à s'écarter du chemin que je leur avais prescrit; ils se sont fait une statue de veau, ils se sont prosternés devant elle, ils lui ont sacrifié et ils ont dit: Voici tes dieux, Israël, ceux qui t'ont fait monter du pays d'Égypte.»

 9 Et le SEIGNEUR dit à Moïse: «Je vois ce peuple: eh bien! c'est un peuple à la nuque raide!

 10 Et maintenant, laisse-moi faire: que ma colère s'enflamme contre eux, je vais les supprimer et je ferai de toi une grande nation.»

 11 Mais Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu, en disant: «Pourquoi, SEIGNEUR, ta colère veut-elle s'enflammer contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d'Égypte, à grande puissance et à main forte?

 12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: ‹C'est par méchanceté qu'il les a fait sortir! pour les tuer dans les montagnes! pour les supprimer de la surface de la terre!› Reviens de l'ardeur de ta colère et renonce à faire du mal à ton peuple.

 13 Souviens-toi d'Abraham, d'Isaac et d'Israël, tes serviteurs, auxquels tu as juré par toi-même, auxquels tu as adressé cette parole: Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel, et tout ce pays que j'ai dit, je le donnerai à votre descendance, et ils le recevront comme patrimoine pour toujours.»

 14 Et le SEIGNEUR renonça au mal qu'il avait dit vouloir faire à son peuple.

 Luc 15

11 Il dit encore: «Un homme avait deux fils.

 12 Le plus jeune dit à son père: ‹Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.› Et le père leur partagea son avoir.

 13 Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.

 14 Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.

 15 Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.

 16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.

 17 Rentrant alors en lui-même, il se dit: ‹Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim!

 18 Je vais aller vers mon père et je lui dirai: Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi.

 19 Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.›

 20 Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.

 21 Le fils lui dit: ‹Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...›

 22 Mais le père dit à ses serviteurs: ‹Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds.

 23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,

 24 car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.› «Et ils se mirent à festoyer.

 25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.

 26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était.

 27 Celui-ci lui dit: ‹C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.›

 28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier;

 29 mais il répliqua à son père: ‹Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.

 30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui!›

 31 Alors le père lui dit: ‹Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

 32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il prit vie, et tout à fait perdu et il a été trouvé.› »

Prédication : 

            « Et le Seigneur renonça au mal qu’il avait dit vouloir faire à son peuple », tel est le fin mot de ce petit débat entre Moïse et son Dieu, et Dieu n’y a pas le dernier mot. C’est une situation qui n’est guère fréquente dans l’Écriture Sainte, Abraham, peut-être, Jonas, peut-être aussi, encore que dans l’affaire qui oppose Abraham à son Dieu, l’on sait que les villes pécheresses seront finalement détruites, et lorsqu’il s’agit de Jonas, c’est bien d’avantage au repentir des Ninivites qu’on doit le sauvetage de la ville. Dieu change d’avis, rarement…

            Les descendants de Calvin que nous sommes sont extrêmement attentifs à ce type de situation biblique, Moïse contre Dieu. Ces situations entrent en contradiction flagrante avec ce que  Calvin lui-même a pu écrire sur la majesté de Dieu et son éternelle connaissance de tout.

            Il était nécessaire, du temps de Calvin, face à l’institution romaine toute puissante, de rendre toute la gloire à Dieu, Dieu auquel on n’accédait plus que par les pouvoirs de l’Eglise, Dieu qui s’était trouvé captif de ceux qui se réclamaient de lui.

            Calvin donc rend toute la grandeur à Dieu. Et l’on n’imagine pas un seul instant quel Dieu selon Calvin, Dieu de la double prédestination, on n’imagine pas Dieu renonçant à ce qu’il a décrété de toute éternité…

            Dieu ne changera jamais, nous dit le XVIè siècle, et pas lui seulement. Quelques nombreux siècles l’auteur de l’Exode, lui, au contraire, nous présente, pendant quelques instants, Dieu dont le décret mortel peut être révoqué par les propos d’un être humain. Moïse a le pouvoir de faire que Dieu se manifeste aux humains soit comme vengeur, ou soit comme miséricordieux. Moïse fait de Dieu ce qu’il veut.

            Un tel texte est pour nous une occasion rare de méditer sur ce qu’il en est de la condition de Dieu.

 

De Dieu l’on peut dire bien des choses, ce qu’il est, et ce qu’il n’est pas. On peut établir un catalogue de ses qualités, de ses perfections, ceux qui affirment qu’ils croient sont capables d’établir ce catalogue. On peut aussi établir un catalogue de tout ce qu’il ne laisserait pas faire s’il existait, ceux qui affirment qu’ils ne croient pas en Dieu en sont capables. On peut aussi dire qu’au commencement il créa les cieux et la terre, etc. Autant d’énoncés qui rassemblent, ou qui divisent…

            Mais de quoi parle celui qui parle ainsi de Dieu ? Quelle est la condition de Dieu dans le discours de celui qui en parle ? Faut-il d’ailleurs parler de Dieu ? J’ai un ami qui est juif orthodoxe et, un jour que nous étions à parler savamment et publiquement de Dieu et sur la manière de vivre la foi, il a dit à peu près ceci : « Tout ce que vous dites sur Dieu est beau et vous avez l’air d’y croire. Mais ça ne me concerne pas. Je suis un Juif orthodoxe et la foi n’est pas un énoncé auquel j’adhère. L’existence même de Dieu ne m’intéresse pas. La Torah m’a été donnée et je m’efforce de faire ce qu’elle prescrit. Ça occupe très bien ma vie. C’est ma vie, c’est ma foi. » Je vous laisse méditer un instant sur la manifestation de Dieu que nous propose cet homme, un homme intelligent, vif, et joyeux, un homme qui a fait certains choix et les assume sans rien imposer à personne.

 

            Revenons au texte de l’Exode. Le Seigneur fait sortir son peuple d’Egypte, de la maison des esclaves. Le Seigneur donne la Loi à son peuple. Le Seigneur fait ses choix, accomplit des gestes et prononce  des paroles. Et le peuple fait son propre choix : une statue d’or. Tout semble opposer Dieu à son peuple. Et dans ce texte, tout semble n’être qu’oppositions, que contraires, que brutalité : parole contre écriture, peuple contre chef, Dieu contre peuple, Moïse contre Dieu. Et Moïse ayant dans un accès de colère, ou de désespoir, brisé les tables de pierre et donc effacé la Loi donnée, il reste une opposition fondamentale :  Dieu qui parle en face de la statue inaltérable et muette. Si les tables étaient demeurées intactes, il y aurait eu une loi gravée, et cette loi gravée aurait été sans doute comme la statue : elle aurait traversé les siècles sans prendre une ride. Mais les tables furent brisées, elles sont brisées au moment de l’Exode que nous lisons, et il n’y a plus que des paroles, paroles d’être humain à être humain, parole d’être humain à Dieu, des paroles en face d’une statue d’or. Et dans cette situation, la condition de Dieu se résume à cette très simple alternative :

            SOIT, la statue d’or, le texte permanent, la table gravée, et des humains qui, au nom de ce qui ne doit jamais changer, ne répondent en rien des choix qu’ils font, ou plutôt qu’ils n’ont pas fait, qui avancent comme un troupeau et ne s’ouvrent en rien à la vie,

            SOIT, il y a une parole vivante, une interprétation vivante et toujours à recevoir et toujours à reprendre, et par chacune, et par chacun, en paroles et en actes, et toujours à choisir.

 

            Le choix du peuple, vous le connaissez. Le choix de Moïse, vous le connaissez aussi.

            Tout un peuple, avec ses prêtres, avec ses pasteurs et ses princes, fait le choix d’adorer la chose inerte, celle qu’il s’est donnée lui-même et dont il dispose à son gré. Mais Moïse fait le choix de Dieu qui n’est Dieu qu’en tant qu’il ne dispose pas de ses adorateurs, ni de lui-même. Là où tout un peuple choisit de se mentir et de nommer vie ce qui est mort, un homme seul fait le choix de nommer mort ce qui est mort et vie ce qui est vie.

Moïse fait ce choix. Par la décision qu’il prend, par les actes et les paroles qui accompagnent cette décision, il amène Dieu à renoncer à son propre décret. Ce faisant, Moïse renonce une fois pour toutes, pour lui-même, à la puissance des prêtres et de Dieu. Par ce renoncement, il montre la possibilité d’une autre histoire et d’un autre destin, non seulement pour un peuple, mais aussi pour Dieu, et enfin pour chacune et chacun. Moïse est désormais celui qui laisse derrière lui une trace, la trace de l’humaine condition de Dieu.

 

Dieu ne dispose donc pas de l’être humain, telle est une moitié de notre conclusion. L’être humain dispose tout à fait de Dieu, c’est l’autre moitié. La somme de ces deux moitiés ne fait pourtant pas une totalité. Il existe des indices sérieux de ce que tout n’est pas entre les mains des humains, certains humains ayant le cœur et les mains grands ouverts.

Première moitié, Moïse refuse la postérité qu’une certaine idée de Dieu pourrait lui accorder par mérite. L’être humain est capable de choisir la vie pour autrui et contre une image morbide de Dieu. En choisissant la vie – nous l’avons dit déjà – l’être humain choisit de ne pas disposer de Dieu. Celui qui, devant Dieu, choisit la vie, offre à ce qui n’est pas encore la possibilité de porter le nom de Dieu autrement qu’il n’a été jamais porté.

Seconde moitié, massive, le père de la parabole dite au « fils prodigue », et qui lui donne la vie au-delà de la vie et au-delà du contrat qui le détachait de toute obligation vis-à-vis de son fils. Il lui donne de multiples possibilités de vivre : de partir, de rentrer en soi-même, de prendre une décision, de mener un chemin qui soit vraiment le sien, et d’expérimenter que la vie n’est en rien due mais pur don. Et ainsi, le père de la parabole donne l’occasion au lecteur de penser que pécher contre le ciel c’est croire que le ciel exige alors que le ciel se donne.

Troisième moitié, la vie est plus grande que tout ce qu’on peut en dire, Dieu au-delà de tout ce qu’on peut prétendre, et l’être humain capable des meilleurs choix. Cette moitié de texte était inscrit en en-tête des tables que Moïse brisa, et ne peut plus donc être écrit authentiquement que dans le cœur de chacun : « Je suis l’Eternel TON Dieu qui te fais sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves. » Premiers mots et somme indépassable des dix paroles. Je suis Dieu qui est tien, pour la liberté, et pour la vie, et pour te consacrer à tes semblables.

 

Amen