samedi 18 octobre 2025

Traverser les haines (Exode 17,8-16 ; Luc 18,1-8)

 Exode 17

8 Alors, Amaleq vint se battre avec Israël à Refidim.

 9 Moïse dit à Josué: «Choisis-nous des hommes et sors te battre contre Amaleq; demain, je serai debout au sommet de la colline, le bâton de Dieu en main.»

 10 Comme Moïse le lui avait dit, Josué engagea le combat contre Amaleq, tandis que Moïse, Aaron et Hour étaient montés au sommet de la colline.

 11 Alors, quand Moïse élevait la main, Israël était le plus fort; quand il reposait la main, Amaleq était le plus fort.

 12 Les mains de Moïse se faisant lourdes, ils prirent une pierre, la placèrent sous lui et il s'assit dessus. Aaron et Hour, un de chaque côté, lui soutenaient les mains. Ainsi, ses mains tinrent ferme jusqu'au coucher du soleil,

 13 et Josué fit céder Amaleq et son peuple au tranchant de l'épée.

 14 Le SEIGNEUR dit à Moïse: «Écris cela en mémorial sur le livre et transmets-le aux oreilles de Josué: J'effacerai la mémoire d'Amaleq, je l'effacerai de sous le ciel!»

 15 Moïse bâtit un autel, lui donna le nom de «Le SEIGNEUR, mon étendard»,

 16 et dit: «Puisqu'une main s'est levée contre le trône du SEIGNEUR, c'est la guerre entre le SEIGNEUR et Amaleq d'âge en âge!»

Luc 18

  1 Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager.

 2 Il leur dit: «Il y avait dans une ville un juge qui n'avait ni crainte de Dieu ni respect des hommes.

 3 Et il y avait dans cette ville une veuve qui venait lui dire: ‹Rends-moi justice contre mon adversaire.›

 4 Il s'y refusa longtemps. Et puis il se dit: ‹Même si je ne crains pas Dieu ni ne respecte les hommes,

 5 eh bien! parce que cette veuve m'ennuie, je vais lui rendre justice, pour qu'elle ne vienne pas sans fin me casser la tête.› »

 6 Le Seigneur ajouta: «Écoutez bien ce que dit ce juge sans justice.

 7 Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit? Et il les fait attendre!

 8 Je vous le déclare: il leur fera justice bien vite. Mais le Fils de l'homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?»

Méditation

            Cela commence auprès d’un puits en plein désert, où se reposent des hébreux transhumants. On abreuve les bêtes, on dresse les tentes… et on veille, parce que la région n’est pas sûre. Ces gens ont à craindre la razzia, c'est-à-dire une troupe qui surgit du désert, qui tue  et qui pille. Il y a ainsi des populations qui vivent de ce qu’elles s’approprient le bien d’autrui. Ces gens sont haïs, et combattus… de génération en génération…

            Ainsi commence Un homme sans l’occident, en 2003, un film de l’immense photographe, et cinéaste, Raymond Depardon… deux hommes et un enfant, au milieu du désert, ultimes survivants d’un rezzou vaincu. Deux hommes sont à mourir de soif, sans savoir que d’autres hommes les suivent, de très loin, appréciant aux traces des premiers l’inexorable travail de la mort. L’enfant sera secouru, recueilli…

            C’est que, dans ces sortes d’affrontements, si l’effet de surprise ne joue pas, c’est la défaite pour l’assaillant… Et dans le texte biblique que nous lisons, pas de surprise. Amaleq a été repéré, Israël s’organise et l’emporte : du haut de la colline, un chef et ses lieutenants guident la manœuvre, indiquant du bâton où se trouve l’ennemi.

            Et ainsi qu’il est d’usage dans ce proche  orient ancien, un autel est dressé, et le nom du lieu rappelle pour toujours le nom de la bataille, celui du vainqueur, et de son Dieu : “ l’Eternel, mon étendard ”… et de rajouter, évidemment, à l’égard du vaincu, des formules de malédiction, et d’exécration...

 

            Sur ces éléments plus ou moins attestés viennent se greffer des traditions propres à l’Exode. Le bâton de Dieu, tant qu’il est tenu bien haut par celui à qui il fut confié, est le signe de l’invincibilité de ceux qui le suivent… Et si vous vous souvenez bien de l’épisode du buisson ardent, ce bâton, s’il est au sol, est un serpent que même Moïse fuit…

            Dieu est vraiment Dieu, et l’homme vraiment homme, debout, lorsque l’un et l’autre se tiennent par la main, et que d’autres hommes aussi aident à  tenir debout, à faire signe, jusqu’à la victoire.

 

            Voici l’Écriture que nous recevons. Récit de victoire et de ce qui s’ensuit. Récit qui semble institutionnaliser les haines, et qui vient légitimer toutes sortes de combats…

            Récit qui fera écrire quelqu’un que les Palestiniens d’aujourd’hui sont les descendants des Amalécites, et qu’en tant que tels ils peuvent et doivent être défaits – voire massacrés – par les enfants d’Israël…!

            Récit qui – à peine détourné – viendra tout aussi bien justifier d’autres haines, et d’autres massacres… “ Moi Israël… Toi Amaleq ”…

            Récit que d’aucuns verraient bien absents d’une Bible expurgée de toute trace de violence, arguant que c’est parce que les livres saints sont pleins de violence que les religions sont toujours violentes.

            Si la Bible est un livre de vérité, alors la haine y a sa place, autant que l’amour. La haine de droit divin n’y est pas moins avérée que le Dieu d’amour… La haine ne recevrait aucun nom si les livres sacrés venaient à en être expurgés. Reste seulement à savoir si la haine peut être traversée, dépassée. Reste à savoir si l’extermination est inscrite dans les incontournables festivités de l’histoire, ou si les humains sont parfois capables de s’entendre…

 

            Alors, au lieu de se massacrer, Israël et Amaleq peuvent-ils s’entendre, commercer, marier leurs enfants, partager les territoires et l’eau ? “ Ils n’ont qu’à… ” disent les braves gens…

            Mais nous ne pouvons pas, ainsi, transformer la prédication en une affaire de café du commerce. Nous déplorons les haines lointaines, nous souffrons avec ceux qui souffrent. Et nous sommes impuissants autant qu’eux.

            Que faire ?

            Prier, prier encore… remettre à Dieu ce que nous ne nous comprenons pas… notre cri, même s’il n’est qu’un “ Pourquoi ? ”, vaut mieux que du silence prudent…

 

            Et puis en nous, entre nous, sur nous, s’interroger.

            Qui est Amaleq, ici et maintenant ? Qui est “ mon ” Amaleq… car si la question de la haine peut être posée, si elle ose être posée dans une perspective qui soit “ moins de haine ”, ou “ plus de haine ”, cela peut aussi être entre nous, ou en chacun de nous.

            Qui est ton Amaleq ? Qui est ton cher ennemi ? Quel est celui au sujet duquel tu tiens un discours si rationnel, si bien argumenté, qu’il dissimule bien mal la détestation que tu as de lui ?

            Et quel travail pouvons-nous faire avec cette haine ?

 

Et bien le pari que nous faisons, c’est que le texte que nous venons de lire, et qui construit apparemment si bien la haine, est aussi un texte qui en propose une traversée. Au-delà de la haine.

            Pour travailler cela, nous avons une clef, trois versets de la Bible, au milieu desquels, cette proclamation : Mon étendard, c’est le Seigneur !

            Représentez-vous cet étendard comme une enseigne hissée en haut d’un mât. Cette enseigne a deux faces.

 Première face

            “ J’effacerai la mémoire d’Amaleq, je l’effacerai de sous le ciel ”… parole du Seigneur, adressée à Moïse, transmise aux livres, et aux lecteurs…

            Mais il faut – impérativement – que nous nous avisions, de ceci : l’effacement de dessous le ciel de la mémoire d’Amaleq rend la haine sans objet.

                        Cette apparente malédiction est – simultanément – une promesse qu’Amaleq pourra vivre, parce qu’Israël en aura perdu la mémoire.

            Et osons dire que si nous n’acceptons pas cette lecture, nous acceptons les logiques d’extermination qui découlent de ce texte… Osons donc par la foi ce coup de force à l’intérieur de la malédiction, et ouvrons nos yeux sur l’au-delà de la haine.

            Prenons ce texte au mot, et disons que l’œuvre du Seigneur en nous est de rendre sans objet nos haines les plus féroces. A ce point que quand bien même nous échoirait alors la possibilité d’exterminer Amaleq, nous choisirions de le laisser vivre.

            Il faut que nous nous accrochions à cette foi… Pourvu que notre étendard, le Seigneur, nous donne l’esprit d’oubli, l’esprit d’abandon de nos créances les plus chères… Pourvu que ces Saintes Écritures nous donnent la sagesse, au lieu de nourrir nos haines…

            Notre étendard, c’est le Seigneur. Première face : la haine perd sa vigueur parce qu’elle perd son objet, telle est pour nous l’action du Seigneur.

Seconde face

            Est-ce si simple ? Là où la parole du Seigneur affirme qu’elle saura désarmer la haine, l’être humain, Moïse, ajoute : “ Guerre entre le Seigneur et Amaleq, d’âge en âge ”. Expression d’une sorte de “ culture de la haine ”.

            Il y a donc, par delà même l’effacement de cet Amaleq qui vint combattre Israël, la haine qui s’invente, qui se trouve – toujours – de nouveaux objets. En a-t-on jamais fini ? Elle puise dans son avant mémoire, à des traditions plus anciennes (16a), elle puise dans son actualité… Elle renaît, elle s’alimente de son propre dépit… Oui, la haine laisse toujours des traces brûlantes dans les cœurs de ceux qu’elle a possédés….

            Mais prenons, une fois encore, le texte au mot, qui dit “ guerre entre le Seigneur et Amaleq ”… et qui suggère, dans la malédiction, que le Seigneur s’occupera lui-même de cela. Guerre entre le Seigneur et Amaleq ? Je ne suis pas le Seigneur… Si bien que, même si la haine vient se manifester à nouveau dans le cœur de celui qu’elle a possédé, il peut la saluer, n’être pas débordé par elle, constater qu’il a fait la paix, et s’en remettre au Seigneur.

 

            Ainsi donc envisagé, ce qui semblait en vérité être une apologie de la haine et de l’extermination recèle en soi des promesses de paix que nous ne soupçonnions pas.

            Au milieu d’un champ de ruine, à la fin du film de Akira Kurosawa Rashômon, 1950, dans un Japon ravagé, deux hommes ont fait le constat que plus personne ne dit la vérité. Chacun exige de chaque autre qu’il adhère à son mensonge, ou qu’il meure : c’est cela, la sauvagerie. Au milieu d’un champ de ruines, ces deux hommes découvrent un enfant abandonné. … Le plus pauvre des deux, simple passant, le recueille. Et l’autre de lui dire : “ Ton geste a restitué ma foi en l’humanité ”.

Lueur minuscule et pourtant essentielle. Royaume de Dieu dans lequel on entre, même au milieu d’un champ de ruines, comme un homme accueille un enfant.