samedi 1 juin 2024

Lorsque Judas trahit (Marc 14,12-26)

Marc 14,12-26

10 Judas Iscarioth, l'un des Douze, s'en alla chez les grands prêtres pour leur livrer Jésus.

11 À cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l'argent. Et Judas cherchait comment il le livrerait au bon moment.

 

12 Le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent: «Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque?»

13 Et il envoie deux de ses disciples et leur dit: «Allez à la ville; un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le

14 et, là où il entrera, dites au propriétaire: ‹Le Maître dit: Où est ma salle, où je vais manger la Pâque avec mes disciples?›

15 Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête; c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous.»

16 Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.

17 Le soir venu, il arrive avec les Douze.

18 Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit: «En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livrer, un qui mange avec moi.»

19 Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre: «Serait-ce moi?»

20 Il leur dit: «C'est l'un des Douze, qui plonge la main avec moi dans le plat.

21 Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit pas né, cet homme-là!»

22 Pendant le repas, il prit du pain et, après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit: «Prenez, ceci est mon corps.»

23 Puis il prit une coupe et, après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous.

24 Et il leur dit: «Ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude.

25 En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu.»

26 Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers.

Prédication

         Ainsi donc, Judas livra Jésus. Pour quelles raisons ? Un esprit mauvais, ou la cupidité ? D’autres auteurs que Marc avancent des raisons. Mais Marc, le plus ancien des évangiles, ne dit rien.

            Il faut dire que, devant un acte aussi étonnant – livrer le Fils de Dieu – les raisons ne pèsent pas lourd. Et toutes les raisons qu’on inventera auront toujours le goût du prétendre : « Je ne suis pas comme Judas, moi, je ne suis pas comme ça... » ; ou le goût de la malédiction : « Maudit celui qui a livré Jésus. » Sauf que, Jésus lui-même, qui annonce trois fois sa Passion, ne donne – chez Marc – aucune raison. « Il faut que… », dit-il. « Il faut que… », un point c’est tout. Et nous pourrions en rester là.

            Nous n’allons pas en rester là. Pourquoi faut-il que… ? Il faut…Impérieuse nécessité ! Nous allons tâcher de le comprendre.

            Le point de départ, c’est que sur 12 disciples, il y a un traitre capable de livrer le meilleur des maîtres, le plus sûr de ses amis, comme ça, sans raison.

Or, avec une lucidité redoutable, Marc ne fait pas répondre aux Douze « Pas moi !», mais « Sera-ce moi ? » Comme si chacun – et pas les Douze seulement –allait héberger en lui-même, au plus profond de lui-même, dans la relation qu’il a – ou suppose avoir – avec Dieu, avec Jésus et avec les autres disciples, des motifs de trahir et de livrer. Sur les Douze, un seul passera à l’acte… Judas. Un seul commettra ce geste qui n’a ni délibération ni raison, qui vient comme ça et emporte tout, Judas seulement.  Ce qui ne dispense aucunement tous les autres disciples, tous les autre croyants, de regarder en eux-mêmes. Peut-être que cette exploration intime, correctement menée, évite certains cataclysme. Nous, nous ne faisons rien d’autre je crois, lorsque, pendant notre liturgie, nous prononçons une prière de repentance.

 

Cette prière, nous l’avons prononcée déjà aujourd’hui, et nous avons aussi entendu les paroles de pardon. Aussi n’allons-nous pas plus longtemps nous interroger sur nous-mêmes. Et nous allons plutôt méditer sur un verbe qui est quatre fois répété dans le texte : le verbe livrer.

            Judas a livré Jésus. Mais qu’est-ce que cela signifie, livrer quelque chose, ou quelqu’un ? Livrer quelqu’un signifie le mettre au pouvoir d’un autre. Pour le mettre au pouvoir d’un autre, il faut d’abord qu’il soit en votre pouvoir… et que vous considériez de plus qu’il est en votre seul pouvoir. Pour que Jésus soit livré aux grands prêtres par Judas, il faut que Jésus soit d’abord au pouvoir de Judas. Et il l’est.

Mais Jésus n’est pas seulement au pouvoir de Judas ; il est au pouvoir aussi des onze autres disciples ; mais seul Judas exerce ce pouvoir. En exerçant seul ce pouvoir, Judas considère que son pouvoir de livrer Jésus l’emporte sur celui des Onze autres disciples. Judas se comporte ainsi comme si Jésus était en son seul pouvoir, comme si Jésus n’était qu’à lui, et que pour lui. Judas, de fait, en livrant Jésus, agit comme si les onze autres n’existaient pas, et agit comme si Jésus n’était pas le Christ des Douze, mais seulement son Christ à lui ; et il en dispose en le livrant à des gens qui veulent le mettre à mort.

           

            Pourquoi Judas agit-il ainsi ? Nous n’avons pas beaucoup avancé sur cette question. Mais nous avons quelque chose entre les mains : nous pouvons considérer que Judas n’a pas supporté que Jésus fût le Christ des autres, des onze autres, voire de tous les autres, et, à cause de cela, il a préféré que Jésus fût détruit, raison pour laquelle il l’a livré. Cette hypothèse fait de Judas un jaloux… piste intéressante, que nous pouvons tenter d’étendre à ceux à qui Judas livra Jésus.

Jésus n’est pas un concurrent pour les Hauts Dignitaires du Temple, pas un concurrent seulement. Quel concurrent serait-il ? Comment cet homme, Jésus, avec douze disciples, ses enseignements et quelques miracles pourrait-il concurrencer le Temple, ses centaines de fonctionnaires, ses milliers de pèlerins, et la perpétuelle tradition du culte sacrificiel ? Ce qui se joue, entre Jésus et le Temple, c’est, dans un monde qui s’ouvre de plus en plus, rien moins que le devenir de la foi en Dieu. Temple, ou pas Temple ? Rituel unique, ou diversifié ? Prêtres sacrificateurs, ou prêtres commentateurs ? Lieu unique, Jérusalem, ou d’autres lieux, voire tout lieu ? Peuple unique, ou toutes les nations ?

 

Et bien, les dignitaires du Temple sont des jaloux ; pour eux, Dieu ne peut, Dieu ne doit, passer que par eux ; et si Dieu ne passe pas exclusivement par eux, mais passe par un autre messager, ils complotent contre ce messager, le livrent, le font mettre à mort…

Vous êtes tous des lecteurs de la Bible et je ne vais pas vous raconter la Passion de notre Seigneur Jésus Christ. J’ai bien dit notre Seigneur Jésus Christ. En Jésus Christ Dieu est allé chercher l’humanité entière pour en faire son peuple. Mais pour ce faire, il a fallu qu’un décloisonnement considérable ait lieu, une grande ouverture : il a fallu en quelque manière que Jésus cesse manifestement d’être le Christ d’un seul peuple pour devenir le Christ de l’humanité entière. Oui, il a fallu – verbe falloir – le même verbe que Jésus lui-même emploie lorsque (Marc 8,31), il déclare : « Il faut que le fils de l'homme souffre beaucoup, et qu'il soit rejeté des anciens et des principaux sacrificateurs et des scribes, et qu'il soit mis à mort, et qu'il ressuscite après trois jours. »

 

            Au fond, c’est le fait d’avoir été livré par Judas aux grands prêtres et d’avoir été livré par les grands prêtres à la mort romaine de la croix, qui rend concrètement Jésus disponible comme Christ, pour l’humanité entière.

 

            Mais, une fois que ceci est advenu, qu’est-ce qui empêche les êtres humains, les groupes humains, les Églises… de reproduire ce processus d’appropriation du Christ ? Qu’est-ce qui peut empêcher les Églises chrétiennes de se prétendre seule authentique Eglise, à l’exclusion de toutes les autres ? Voici deux pistes :

            (1) Dans notre texte, il est évidemment question de livrer Jésus, mais ça n’est pas tout. Jésus est livré – il l’est déjà – et dans le temps qu’il lui reste à passer avec ses disciples, Jésus, devançant Judas, se livre aussi. Il se livre corps et sang, il se livre tout entier dans ce dernier repas. Nous devons entendre littéralement que c’est le corps et le sang qui sont donnés, corps et sang du Christ, réduits en poudre et autrement dilués, de sorte que chacun en aura une part propre, une part qui n’est qu’une fraction du tout. Il est ainsi insuffisant, dans notre méditation, d’affirmer que Christ est tout entier présent dans chaque miette de pain, ou chaque gorgée de vin. On peut le dire et ça n’est pas un mensonge. Seulement la vérité est que chacun, avec ce qu’il reçoit, dans sa tradition ecclésiale, n’a jamais pour lui qu’un fragment vivant du corps du Christ. Ce sont tous les fragments, tous ensemble, qui sont l’unique corps du Christ. C’est par jalousie que certains rendent impossible la communion mutuelle. Il n’y a de communion au corps du Christ que dans la reconnaissance que Jésus est Christ de tous les autres, peut-être même Christ de tous les autres avant moi, voire sans moi. Prendre conscience de cela devrait empêcher – peut-être – chaque croyant de considérer que Christ est exclusivement en lui.

            (2) Jésus a été livré par Judas ; il ne nous viendrait pas à l’idée de dire que Jésus a été transmis par Judas. Pourtant, le verbe livrer qui apparaît si souvent dans notre texte, peut avoir un tout autre sens, et ce sens, c’est, justement, transmettre. Quelle différence entre livrer et transmettre ? Livrer, c’est pour que ça cesse ; transmettre, c’est pour que ça continue. Livrer, c’est pour que tout soit toujours pareil ; transmettre, c’est pour que ça change. Livrer, c’est par jalousie, transmettre, c’est par amour. Livrer, ça ramène la foi à n’être que des formules ; transmettre, cela produit que la foi soit de la parole. Livrer, c’est pour que la captivité s’impose ; transmettre, c’est pour la liberté. Livrer, c’est pour que le temps s’arrête ; transmettre, c’est pour que le temps coure jusque dans l’éternité.

 

            Judas, donc, livra Jésus et, le livrant, le rendit disponible pour tout homme. Tout être humain peut donc le recevoir, et tout être humain peut le transmettre en transmettant la foi en Lui. C’est notre tâche. Puissions-nous l’accomplir, humblement et résolument. Amen