Or, après ces événements,
Dieu mit Abraham à l'épreuve et lui dit: «Abraham»; il répondit: «Me voici.»
2 Il reprit: «Prends ton fils, ton
unique, Isaac, que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'offriras
en holocauste sur celle des montagnes que je t'indiquerai.»
3 Abraham se leva de bon matin,
sangla son âne, prit avec lui deux de ses jeunes gens et son fils Isaac. Il
fendit les bûches pour l'holocauste. Il partit pour le lieu que Dieu lui avait
indiqué.
4 Le troisième jour, il leva les
yeux et vit de loin ce lieu.
5 Abraham dit aux jeunes gens:
«Demeurez ici, vous, avec l'âne; moi et le jeune homme, nous irons là-bas pour
nous prosterner; puis nous reviendrons vers vous.»
6 Abraham prit les bûches pour
l'holocauste et en chargea son fils Isaac; il prit en main la pierre à feu et
le couteau, et tous deux s'en allèrent ensemble.
7 Isaac parla à son père Abraham:
«Mon père», dit-il, et Abraham répondit: «Me voici, mon fils.» Il reprit:
«Voici le feu et les bûches; où est l'agneau pour l'holocauste?»
8 Abraham répondit: «Dieu saura
voir l'agneau pour l'holocauste, mon fils.» Tous deux continuèrent à aller
ensemble.
9 Lorsqu'ils furent arrivés au lieu
que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva un autel et disposa les bûches. Il
lia son fils Isaac et le mit sur l'autel au-dessus des bûches.
10 Abraham tendit la main pour
prendre le couteau et immoler son fils.
11 Alors l'ange du SEIGNEUR
l'appela du ciel et cria: «Abraham! Abraham!» Il répondit: «Me voici.»
12 Il reprit: «N'étends pas la main
sur le jeune homme. Ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains
Dieu, toi qui n'as pas épargné ton fils unique pour moi.»
13 Abraham leva les yeux, il
regarda, et voici qu'un bélier était pris par les cornes dans un fourré. Il
alla le prendre pour l'offrir en holocauste à la place de son fils.
Prédication :
Je me souviens, début des années 2000, de la préparation d’un week-end de catéchisme consistorial consacré à Abraham. Les pasteurs du consistoire étaient en charge de tout ou presque. Ils s’étaient donc réunis, tous les 6, et avaient pris le temps de réfléchir, de parler le plus calmement possible, y compris, évidement, sur l’épisode du sacrifice d’Isaac. S’agissant de cet épisode, la conversation s’était tendue. L’un d’entre nous soutenait qu’il n’y avait aucun problème à ce que Dieu – Dieu – ordonne à Abraham le sacrifice d’Isaac et que l’opportun sauvetage de la situation, et de l’enfant, avec voix divine et bélier sacrificiel, était une sorte d’entrave dans la foi pure d’Abraham, entrave dans la foi. C’est ce qu’il disait et il agaçait tout le monde. Un autre donc l’apostropha : « Si je comprends bien, si Dieu vient demain, ou un autre jour, te dire de sacrifier ton fils, ton unique, que tu aimes, tu vas le faire, sans hésiter… ? » Il y a eu un long silence. Dans les réunions de pasteurs, le silence est rare. Et le collègue a dit oui, qu’il le ferait. Il irait le faire. Et re-silence. Inquiétant silence. Je crois que nous ne doutions pas de l’à-propos du silence de Dieu. Mais avec ce qui se passe dans la tête des gens, tout, rien et surtout n’importe quoi, il pouvait être nécessaire de prendre des précautions. Nous convînmes avec lui que si des voix divines venaient à s’adresser à lui, il ferait appel à notre discernement.
Vingt et
quelques années ont passé. Dieu n’a pas parlé dans la tête de mon collègue, en
tout cas Dieu ne lui a pas demandé de reproduire l’exploit d’Abraham, à moins
que, peut-être, mon collègue ait dit non
à Dieu.
Dans le 22ème chapitre du livre de la Genèse,
on voit en Abraham la perfection du croyant, ou la perfection de la foi.
Difficile de choisir la bonne expression car la foi, est-ce un lourd massif de
convictions, ou est-ce plutôt comme une rivière. La foi, est-ce les paroles
d’Abraham, premier et seul croyant, ou est-ce les constructions d’autels avec
des rituels qui semblent déjà bien fixés ? La foi, est-ce l’autel du
sacrifice, l’unique culte, déjà Jérusalem ? La foi pourrait aussi être le
dialogue entre l’homme et son Dieu. Ou le dialogue entre le père et son fils.
Tous ces éléments sont dans le texte, et ils ne sont pas
vraiment triés. Leur agencement – qui est surtout un bazar – peut laisser
croire qu’il y a, en fait un homme qui croit, lui, un seul, Abraham. Et c’est
d’ailleurs ce qu’on entend souvent dire. Sa foi est inébranlable. Il sait en
religion tout faire, tout faire et il le fait bien. Et à se demander donc,
puisqu’il en est ainsi, pourquoi Dieu vient-il le tenter. Pourquoi Dieu se
fait-il tentateur, n’y a-t-il pas un personnage biblique qui serve justement à
la tentation ? Et surtout n’y a-t-il pas quelque chose d’étrange au fait
de tenter un homme dont la foi est réputée irréprochable… nous nous répétons
ici. Quel est ce croyant, nous savons le dire, un peu par habitude, mais quel
est ce Dieu ? Nous n’avons guère l’habitude d’interroger la figure de ce
Dieu. Peut-être un tout petit peu, mais très peu, au fond. Détruire la foi du
croyant, c’est assez simple, et même lorsqu’il s’agit de personnes très
reconnues, c’est simple aussi de révoquer en doute leurs paroles et leurs actes.
Pour tout procès en canonisation, il y a bien un avocat du diable. Car ce sont
toujours des humains véritables dont on fait des saints. Mais Dieu lui-même ?
Quand donc l’interroge-t-on ? Et quand donc en fait-on le procès ?
Vous direz bien sûr que c’est lorsqu’on s’appelle Dostoïevski
et qu’on écrit Les frères Karamazov qu’on fait le portrait, et le procès de
Dieu.
Mais même ainsi, l’entreprise est hasardeuse. Je me
souviens de la faculté de théologie – une fois encore – probablement un cours
de Théologie pratique, et il avait été
question de Karamazov, au grand scandale de quelques étudiants pour lesquels il
était blasphématoire d’imaginer demander à Dieu des comptes des malheurs subis
par les humains. Pour ces quelques étudiants théologiens, ce qu’on appelle la
voie littéraire était tout à fait barrée. Car, tout le monde le sait, on n’apprend
Dieu que dans la Bible. Nous ironisons juste un peu. Ajoutons que si nous
commençons à écarter la voix littéraire, il nous faudra aussi écarter la
peinture, la musique, l’opéra, le cinéma… et je n’oublie pas une certaine toile
peinte en ~1603, par le Caravage, intitulée Le
Sacrifice d’Isaac. Il y a le père qui tient son fils à la gorge, d’une
main, et qui, de l’autre main, tiens le couteau. L’ange est à gauche, retenant
le bras sacrificateur. Il désigne de son autre main le bélier au pied de l’autel.
Tout va pour le mieux dans le meilleur des tableaux possible, tout va pour le
mieux dans le meilleur Genèse 22 possible. Dieu s’en prend à Abraham, mais pas Abraham
à Dieu.
Et
pourtant, il y a matière, dès le début il y a matière. Dieu demande une vie et
pas n’importe laquelle. Il demande à Abraham (1) le don de la vie de son seul
fils sémite, fils de la promesse, (2) fils qu’il aime. (3) Il précise le mode
opératoire, avec plein de détails. (4) sans aucune explication, ni perspective
d’un éventuel réconfort ou d’une consolation. Et c’est Dieu.
Alors, bien sur, puisque nous connaissons le texte, nous
savons qu’à la fin tout va bien finir, l’ange, le bélier, le sacrifice du
bélier et le prix d’honneur décerné à Abraham sous la forme d’une répétition de
la promesse – comme si cette répétition était une après d’autres. Oui, tout va
bien. Mais, sincèrement, ce Dieu, que veut-il ?
En effaçant Isaac de la sorte, il soutient qu’en matière
de foi (1) la promesse est sans valeur ; que la dynastie aussi est sans
valeur, (2) que les sentiments sont sans valeur, (3) que la foi juste est une
foi juste formelle, on fait le sacrifice et basta,
et (4) et qu’on est en ces matière totalement pauvre et isolé. Et c’est Dieu
qui veut ça, et c’est Dieu qui fait ça.
Dieu réclame l’effacement d’Isaac, non pas en tentant
Abraham, mais bien plutôt en le défiant. Pourquoi ce défi de Dieu ? Parce
que ce champion de la foi qu’est Abraham n’a pas, pas du tout besoin de Dieu,
pas besoin de cette bouée de sauvetage qu’est Dieu, ni besoin de ces
félicitations diverses que sont des enfants dits de la promesse. Dieu s’en
prend en somme à Abraham pour tenter de ramener Abraham à la mesure d’un homme,
à la mesure d’un pauvre homme qui vit, ou vivrait de joies diverses, de
promesses divines tenues, mais conditionnées, suspendues aux mérites de l’homme.
Et c’est ce qui va se passer, dans le texte que nous
méditons.
Les rédacteurs du texte ont joué à la fin le jeu de Dieu.
Ils ont en somme cédé à la tentation, en faisant d’Abraham et d’Isaac des
obéissants, des soumis, et en faisant de Dieu un dieu qui mesure comme nous
mesurons, et qui rétribue comme un commerçant. Mais à ce jeu, c’est Dieu qui
perd, et c’est l’homme aussi qui perd, au moment où s’établissent diverses lois
qui font de l’homme une sorte d’assisté, de l’homme, et de Dieu.
Et qu’allons-nous faire, et dire ? Faire ce que nous
faisons. Et dire ? Nous reprenons la lecture, par exemple, au v.2, Dieu
fait sa demande « Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes. Pars
pour le pays de Moriyya et là, tu l'offriras en holocauste sur celle des
montagnes que je t'indiquerai. »
Et là le lecteur auteur que vous êtes va bien écouter la voix divine, ou Dieu, prendre quelques instants de réflexion, peut-être même une nuit de réflexion, voire même trois jours et à la fin, il va donner à Dieu sa réponse de croyant, il va répondre non. Le non de la foi.
Amen