samedi 29 octobre 2022

De la Réforme à l'Evangile (Luc 19,1-10)

Luc 19

1 Entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville.

 2 Survint un homme appelé Zachée; c'était un chef des collecteurs d'impôts et il était riche.

 3 Il cherchait à voir qui était Jésus, et il ne pouvait y parvenir à cause de la foule, parce qu'il était de petite taille.

 4 Il courut en avant et monta sur un sycomore afin de voir Jésus qui allait passer par là.

 5 Quand Jésus arriva à cet endroit, levant les yeux, il lui dit: «Zachée, descends vite: il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison.»

 6 Vite Zachée descendit et l'accueillit tout joyeux.

 7 Voyant cela, tous murmuraient; ils disaient: «C'est chez un pécheur qu'il est allé loger.»

 8 Mais Zachée, s'avançant, dit au Seigneur: «Eh bien! Seigneur, je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens et, si j'ai fait tort à quelqu'un, je lui rends le quadruple.»

 9 Alors Jésus dit à son propos: «Aujourd'hui, le salut est venu pour cette maison, car lui aussi est un fils d'Abraham.

 10 En effet, le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.»

Prédication

            Comme c’est aujourd’hui le dimanche de la Réformation, je vais vous parler un peu de Martin Luther, d’un manifeste de 1520, l’un des trois Grands Écrits Réformateurs, dont le titre est « Appel à la Noblesse chrétienne de la Nation Allemande pour la Réforme de l’État Chrétien ». C’est un texte passionnant, qui a une double visée, spirituelle, et politique.

            C’est dans ce texte qu’est exposé ce qui sera appelé plus tard sacerdoce universel. Idée qui repose sur la conviction que, devant Dieu, nul ne vaut plus qu’un autre, et que rien de ce que les hommes font en matière d’action religieuse et autres rites ne peut modifier cette égalité. Ce qui a pour conséquence que, dans l’Église, tous sont exactement égaux. Et donc, dans l’Église, chacun peut vérifier la conformité avec l’Évangile de ce qui est énoncé, et chacun aussi peut interroger, voire interpeller la tradition et l’autorité. A l’extrême, Bible en main, les croyants mêmes les plus simples peuvent demander un Concile…

            Cette égalité entre les gens devant Dieu et dans l’Église est étendue à une égalité entre les personnes dans le monde séculier. Au titre de cette égalité, la même loi civile doit s’appliquer à tous les sujets de l’Empire, Princes, Ecclésiastiques, Prêtres, Moines, Nobles, Artisans, Petites Gens et Paysans, sans oublier le Pape. Car il n’y a aucune différence de nature entre les personnes, rien qui les différencie les unes des autres : au civil, mêmes délits, même tribunal, mêmes peines.

            Au carrefour de ces deux visées, concrètement, Luther propose la mise en place d’un véritable projet social comprenant l’enseignement, la lutte contre la pauvreté, le commerce, l’activité bancaire…

            Tout cet ensemble de sous paragraphes fait un peu fouillis. C’est que le fougueux Luther a écrit « L’appel à la Noblesse… » en très peu de jours (16 au plus) et en même temps que d’autres textes importants (Des bonnes œuvres ; De la papauté de Rome).

            Le texte a connu un succès considérable dès sa parution, et pendant tout le 16è. Quid de sa mise en application ? Ceux qui mirent en application les idées et les préconisations de Luther ne prirent que le volet social… les réformes en profondeur, de l’Empire, de l’Église, et de l’âme humaine, attendirent, furent petit à petit mises en œuvre, mais, à bien des égards, elles attendent encore.

             

            Qui était Zachée ? Il était juif et collecteur d’impôt. Il collectait l’impôt pour le compte de l’administration romaine. On ne peut pas dire qu’il était riche parce qu’il était collecteur d’impôt. C’est le contraire : il était collecteur d’impôt parce qu’il était riche. Collecteur d’impôt était une charge que l’administration romaine vendait. Pour avoir le droit de collecter, il fallait acheter la charge. La charge se vendait, très cher. Le collecteur pouvait ensuite collecter au plus juste, ou beaucoup plus…

            Zachée était donc juif, collecteur d’impôt, chef des collecteurs d’impôt, et riche, voire même très riche. Mais il était de petite taille – de toute petite taille – imaginons un homme dont la stature est au plus la moitié de celle d’un homme adulte, imaginons en plus qu’il soit difforme. Et voici toutes sortes de raisons pour lesquelles on peut mal parler de lui et le considérer comme un pécheur… Dans un pays où il est fait si grand cas de la pureté et de la sainteté, dans une culture qui sait si bien distinguer et séparer le pur de l’impur, culture pour laquelle le mélange et la confusion sont le péril essentiel, Zachée n’est simplement pas un homme. Il est moins qu’un homme, avec ceci qu’entre le moins-qu’un-homme et l’homme, la différence n’est pas seulement de quantité, mais aussi de qualité (ce même genre de différence de qualité qui existait au temps de Luther, et avant, et encore aujourd’hui dans certains cercles...).

            Mais qui donc est Zachée, le moins-qu’un-homme ? Ceci : quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, Zachée est depuis toujours et demeurera pour toujours, un pécheur. Et tout est dit, tout est dit par la voix des gens qui jugent, dignitaires supposés savoir, par la rumeur autorisée et le qu’en dira-t-on.

            Or, et cela nous intéresse au plus haut point, Jésus, traversant la ville, repère le nain perché sur un sycomore, et sans façon, s’invite chez lui. D’où le murmure contre Jésus : « C’est chez un pécheur qu’il est allé loger. » Nous avons pris acte du pédigrée de Zachée, nous pouvons prendre acte maintenant de ses états de service :  faire don aux pauvres de la moitié de ses biens, et en cas de tort infligé indemniser au quadruple. Et l’on découvre que la méthode Zachée, c’est une machine à redistribuer les richesses, en plus d’une machine à faire justice. Et ceux qui parlent contre lui se sont bien gardés de l’évoquer. Comme si des actes de bonté commis par un soi-disant pécheur ne pouvaient être rien d’autre que du péché, et aussi comme si fréquenter un pécheur ainsi que Jésus le fait allait faire de lui un autre pécheur. Ou encore – autre lecture – comme si Jésus venait là convaincre Zachée de péché, et que Zachée se repentant prenait les grandes résolutions, comme nous avons vu.

            Non, et trois fois non. C’est bien plus simple que cela. Zachée n’a pas attendu d’exhortations pour prendre des résolutions politiques, il n’a pas attendu qu’on l’y invite pour donner aux pauvres, et il n’attend ni permission ni remerciements pour mener pieusement sa vie, ni de personne, ni même de Jésus. Tel que nous voyons Zachée, il veut voir Jésus, juste voir. C’est presque rien. Et il va voir.

 

            Murmure collectif : « C’est chez un pécheur qu’il (Jésus) est allé loger. » Nous ne pouvons absolument pas regarder Zachée comme un pécheur selon l’appréciation des gens. Alors vient une certaine question : « Qui sont les pécheurs ? » Tout le reste de l’assistance ? Dans ce court épisode d’évangile, propre à Luc, il n’est pas avancé que tous sont pécheurs. Le propos n’est pas une leçon positive sur le péché et ni une leçon sur d’éventuelles recettes de rédemption. Il n’est pas non plus question de distinguer entre les uns et les autres, purs et impurs. Dans cet épisode, avec Zachée et les autres, il est question des frontières qualitatives – prétendument qualitatives entre la populace et Zachée, entre ceux qui murmurent et Jésus, frontières entre Zachée et Jésus, frontières entre ceux qui commentent et ceux qui agissent, frontières qui n’en sont pas, il n’y a pas de frontières.

            Et s’il y en a, ça n’est que dans l’imaginaire des gens, lorsque certains veulent se faire valoir en se haussant eux-mêmes, et en rabaissant leurs semblables, jusqu’à pouvoir disposer d’eux, de leur âme et de leur corps.

            Et que nous dit à cet égard l’évangile de Jésus Christ ? « Aujourd’hui le salut est venu pour cette maison car lui aussi est un Fils d’Abraham. » Ce qui pourrait être ainsi complété : Zachée, lui aussi, est Fils d’Abraham, pas plus, pas moins que les autres, pas moins que tous ces abrutis qui l’entourent à cet instant. Car la qualité de Fils d’Abraham ne se conquiert pas, ne se conteste pas, est attachée à l’homme dès avant sa vie et jusque dans la mort. Elle est don de Dieu, ne récompense aucun acte ni aucun rite. Et c’est si vrai que l’histoire entière des Fils d’Israël, la vie de Zachée et la grâce faite à l’humanité par Dieu en Jésus Christ se rejoignent en un seul et même événement, que nous résumerons en un énoncé le plus simple possible, un seul verset biblique : « Entré dans Jéricho, Jésus traversait la ville. » Et bien sûr, nous complèterons, « Entré dans Wittenberg… », ou encore, « Entré dans Vincennes… », entré lui-même, entré par sa Parole, par les Saintes Écritures, par la prédication, prêchant un salut donné à tous, et un projet, celui d’une humanité fraternelle, et réconciliée.