samedi 20 mars 2021

Jérémie, prophète et théologien pour son temps (Jérémie 31,27-34)

Jérémie 31

27 Des jours viennent - oracle du SEIGNEUR - où j'ensemencerai Israël et Juda de semences d'hommes et de semences de bêtes. 28 Et ensuite je veillerai sur eux pour bâtir et pour planter, comme j'ai veillé sur eux pour déraciner et renverser, pour démolir et ruiner, pour faire mal - oracle du SEIGNEUR.  29 En ce temps-là, on ne dira plus: «Les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les enfants qui en ont les dents rongées!» 30 Mais non! Chacun mourra pour son propre péché, et si quelqu'un mange du raisin vert, ses propres dents en seront rongées.

 31 Des jours viennent - oracle du SEIGNEUR - où je conclurai avec la communauté d'Israël - et la communauté de Juda - une nouvelle alliance. 32 Elle sera différente de l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères quand je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d'Égypte. Eux, ils ont rompu mon alliance; mais moi, je reste le maître chez eux - oracle du SEIGNEUR. 33 Voici donc l'alliance que je conclurai avec la communauté d'Israël après ces jours-là - oracle du SEIGNEUR: je déposerai mes directives au fond d'eux-mêmes, les inscrivant dans leur être; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. 34 Ils ne s'instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant: «Apprenez à connaître le SEIGNEUR», car ils me connaîtront tous, petits et grands - oracle du SEIGNEUR. Je pardonne leur crime; leur faute, je n'en parle plus.

Prédication

            En commençant cette prédication, je pense à Gédéon (Juges 6), le petit gars que Dieu se prit un jour à appeler pour libérer Israël, et qui osa poser à Dieu une question grave, une question essentielle, une question qui tient en peu de mots, voire en un seul mot – vous connaissez ce mot, puisque l’évangile de Marc vous parle en araméen : « Eloï, Eloï, lama sabaqthani? (Mar 15:34) » ; le mot araméen c’est lama, et le mot français, c’est pourquoi. Gédéon posa à Dieu la question pourquoi : « Pourquoi tout cela nous arrive-t-il ? »

            De cette question, nous retenons le collectif, le nous qui unit sans le dire les générations les unes aux autre et qui unit aussi tous ceux qui constituent un peuple à un moment donné de l’histoire.

            Il y a quelque chose de collectif, l’idée d’une culpabilité collective, c’est le point de départ, une culpabilité que Dieu punit collectivement en actionnant l’invasion des Babyloniens, qui ravagèrent le pays vers la fin du VIème siècle. Cette culpabilité, selon les auteurs, peut tenir à l’inconduite du roi, mais peut tenir aussi à l’inconduite de tout ou partie du peuple, la catastrophe divine atteignant ensuite indistinctement les uns et les autres, indépendamment de vices et surtout de vertus personnelles. En somme, dans ce premier moment de la réflexion de Jérémie, Dieu fait périr le juste avec le pécheur, le juste à cause du pécheur, et le fils avec le père, le fils à cause du père. Ce qui signifie qu’un homme est défini, caractérisé, de manière essentielle par le sang qui coule dans ses veines, par son appartenance familiale, clanique, et tribale, mais guère au-delà… Si bien que si une génération interroge « Pourquoi cela nous arrive-t-il ? », la réponse est finalement très simple. Tous coupables parce que tous membres d’une même ethnie, et Dieu maître de l’histoire lorsqu’il s’agit de détruire.

            C’est très simple. C’est très simple surtout lorsque ça arrive aux autres. C’est très simple aussi lorsqu’il s’agit de mettre en avant une certaine image d’un certain Dieu, au mépris de ce qu’endurent les vraies victimes sur les vrais terrains de vraies catastrophes, lesquelles n’arrivent pas toutes loin de chez nous. Et puis, surtout, une telle théologie est le degré zéro de l’espérance.

 

            C’est en tout cas une théologie et un discours que le prophète Jérémie a dû entendre en son temps, et qu’il a entrepris d’interroger.

  1. Dieu est le maître de l’histoire, tant pour détruire que pour bâtir

            Il est important ici de repérer l’ordre dans lequel les choses sont dites, détruire vient avant bâtir. La théologie de la destruction, dont nous parlions il y a un instant, doit être si fortement ancrée dans le temps tragique de Jérémie qu’il est impossible de la contrer. Et ce temps d’ailleurs n’est pas un temps pour argumenter longuement, car on n’argumente pas longuement, ni devant les hérauts de la punition divine, ni non plus devant des désespérés. Devant des désespérés le prophète se doit de prêcher l’espérance. Et l’espérance, c’est que Dieu va veiller sur la construction, sur l’ensemencement, autant qu’il a veillé sur le ravage et la destruction. Est-ce ironiquement que Jérémie affirme cela, est-ce pour railler ceux qui savent trop bien que Dieu punit ? Il y a, dans le propos de Jérémie, matière à espérer pour les désespérés. Et pour ceux qui, un peu requinqués, voudraient faire un peu de théologie, il y a matière : quel est donc ce Dieu, qui est Dieu qui, soudainement, passe de détruire à bâtir, de maudire à bénir les mêmes gens ? A quel titre, pourquoi fait-il cela ? Certains auteurs bibliques placent là des raisons liées à l’idée d’un terme de l’expiation, ou à l’accomplissement par la terre elle-même des sabbats profanés. Jérémie n’invoque aucun motif, si ce n’est une sorte de bon plaisir de Dieu qui ressemble un peu à la grâce…

  1. Chacun mourra pour son propre péché

            La seconde proposition que fait le prophète Jérémie porte sur la responsabilité. La faute et la peine étaient-elles collectivisées ? Jérémie tourne le dos à ce système, et propose une individualisation de la faute et de la peine. Pour nous c’est sans doute peu de chose, mais pour des gens qui avaient vécu des générations entières dans le cadre de l’appartenance à une famille,  à un clan et à une tribu, cette soudaine individuation devait être extrêmement surprenante, peut-être même révoltante. Elle changeait le lien social. Mais peut-être changeait-elle le lien social parce que le lien social précédent, celui des tribus… avait été, et allait être totalement défait par l’exil et qu’il était nécessaire d’adapter la structure aux nouvelles données de l’existence. Et puis, nous pouvons penser qu’en agissant ainsi, Jérémie qui changeait l’homme changeait aussi Dieu : ce Dieu qui se contentait d’un certain oui collectif, voire du oui du chef de clan, allait réclamer un oui individuel. Serait-il encore Dieu, ce Dieu qui faisant cas de la singularité de chacun, allait risquer à chacun instant de disloquer le groupe ?

 

            Il faut ici faire une petite pause.

            Signalons d’abord qu’enseigner que Dieu est maître de l’histoire en même temps qu’enseigner que Dieu s’intéresse à chacun, cela commence à ressembler à ces théologies de la grâce qui nous sont assez familières et que nous mettons en œuvre dans chacun de nos cultes dominicaux.

            Signalons aussi que les idées si profondes de Jérémie laissent quelque chose de côté. Lorsque l’ennemi l’emporte, pille et massacre, il massacre en même temps le juste et le pécheur. Si chacun doit mourir pour son propre péché, pourquoi le juste doit-il souffrir ? Et bien Jérémie ne le sait pas, et ne le dit pas.

               

  1. L’alliance nouvelle

            La troisième proposition que fait le prophète Jérémie, c’est celle d’une alliance nouvelle. Mot à mot Je donnerai ma Loi (Torah) en eux, je l’écrirai sur leurs cœurs. Souvenir de la première alliance : la Loi est devant le croyant, à l’extérieur de lui, sous la forme d’un texte écrit, un texte dont l’esprit est difficile à saisir dans l’instant et avec lequel on peut toujours s’arranger. Avec lequel aussi les croyants peuvent discuter, et disputer entre eux. La dispute va toujours à la fin porter sur la compréhension de ce que Dieu veut. Untel comprend Dieu mieux que tel autre, comprend même parfois Dieu mieux que Dieu lui-même. Et ceux qui comprennent si bien Dieu n’ont de cesse qu’ils n’enseignent à tous ce qu’ils savent de Dieu. La nouvelle alliance selon Jérémie met tous les hommes à égalité. Non pas une égalité d’ignorance, mais une égalité de connaissance ; non pas une égalité de connaissance, livresque et imaginaire, mais une égalité d’intimité personnelle et fraternelle.

            Telle est la troisième proposition de Jérémie. Elle change l’homme pour faire de chaque homme un saint. Et elle change Dieu, elle fait se changer Dieu. Car une fois que toute la Loi est inscrite dans le cœur de chaque homme, il n’est plus nécessaire de rendre Dieu présent dans toutes sortes de cultes, ni de le faire apparaître pour justifier telle action ou telle autre.

            Avec cette proposition, la théologie qui se résorbe dans l’éthique, c’est toute la piété qui se résorbe dans la fraternité. « Je suis à eux comme Dieu. Ils sont à moi comme peuple. »

 

            Pas de grande conclusion, juste un rappel. Dieu seul est maître de l’histoire, quel que soit le cours de l’histoire. Chacun répond pour lui-même. La Loi est inscrite dans les cœurs.

            A partir de ces trois idées, Jérémie recommence l’aventure des hommes et de Dieu, sur des bases nouvelles et avec un horizon nouveau.

            Nous regardons vers cet horizon, nous marchons vers lui. Amen