dimanche 5 juillet 2020

Violences (Matthieu 11,25-30), ou la fin avant le commencement

Matthieu 11

25 et à cet instant, Jésus reprit la parole et dit: «C’est toi que je confesse et que je loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, qui as caché cela aux sages et aux intelligents et qui l’as dévoilé aux plus petits. 26 Oui, Père, il en est ainsi, selon ton bon plaisir. »

27 Toutes choses m’ont été données par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le dévoiler. 

28 «Approchez-vous de  moi, vous tous qui peinez, vous qui êtes écrasés, et moi je vous donnerai le repos. 29 Prenez sur vous mon joug et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. 30 Oui, mon joug est doux et mon fardeau léger.»

Prédication : 

            « Oui, mon joug est doux et mon fardeau léger.» C’est la fin des quelques versets qui nous sont proposés pour ce premier dimanche de juillet. C’est la fin du chapitre 11 de l’évangile de Matthieu.

Cette fin de chapitre peut nous faire penser à la fin du chapitre précédent, que nous avons lue et méditée la semaine dernière. « Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu'un verre d'eau fraîche, à l'un de ces petits en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense.» (Mat 10,42). Il était question d’un simple, vraiment très simple, accueil. Et il est question maintenant d’un simple, vraiment très simple engagement, avec douceur, avec grâce.

            Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher d’accueillir cette douceur et de nous placer sous ce joug ? Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher de trouver auprès de notre Seigneur le repos dont nous avons besoin. »          

            Interrogeons-nous toutefois un peu. Ceux qui ont choisi pour nous ces textes nous ont suggéré, par deux fois, de lire la fin d’un chapitre avant d’en lire le commencement. Quels sont ces commencements ?

Jésus envoie ses disciples en mission. Mission dangereuse, mission difficile, ils vont peut-être y laisser leur peau… Comme des brebis au milieu des loups… Je ne suis pas venu pour apporter la paix, mais le glaive… C’est le commencement du chapitre 10.

Matthieu, chapitre 11 : Jean le Baptiste doute de la messianité de Jésus. Jésus répond, fermement d’abord, puis violemment. Son appel à la conversion devient une invective. C’est le commencement du chapitre 11.

Dans les deux chapitres, les contemporains de Jésus sont décrits par lui comme pires que les habitants de Sodome…

Tout cela, c’est le commencement, et ce commencement est d’une violence inouïe.

 

Ce commencement a dû être à l’image de ce qui pouvait se passer dans ce pays vers la fin du 1er siècle. Il y avait la domination romaine, bien sûr. Mais cette domination ne faisait que complexifier et exacerber encore ce qui existait depuis longtemps, et peut-être même depuis toujours.

Clivages claniques et tribaux, mais aussi clivages religieux de tous ordres… Questions liées au Temple, existant encore ou déjà détruit, questions liées aux calendriers religieux, questions liées à l’histoire récente, ou ancienne… Celui qui croit en Dieu doit-il être prêtre, guerrier, ermite du désert, vivre seul, ou en communauté ? Doit-il être, ou pas, baptisé, par qui, et selon quel rituel ? Pratiquer des ablutions, lesquelles, avec quelle fréquence ? Est-ce qu’un Galiléen est un fils d’Abraham ?

Et si vous vous interrogez sur les Samaritains, l’évangile de Matthieu les ignore complètement : la seule mention qui en est faite (chap. 10) est, dans la bouche de Jésus, que ses disciples ne se rendent surtout pas chez eux : dans l’évangile de Matthieu, les Samaritains sont, d’emblée, exclus de l’aventure du salut… Ils ne sont pas les seuls exclus : les étrangers le sont aussi (10,5).

Il nous faut encore imaginer quantité d’invectives et autres violences verbales que les uns, dont Jésus, adressaient aux autres. Il nous faut imaginer aussi quantité de violences physiques.

Tout cela est ce que nous avons appelé le commencement, le paysage, le contexte dans lequel a été prononcée, selon Matthieu, la première prédication chrétienne. Tel est, dans son premier contexte, l’évangile de Matthieu. Nous n’avons donc pas à être autrement surpris que le texte, jusque dans la bouche de Jésus, soit par moments chargé de cette ambiance, et que cette ambiance ainsi nous devienne perceptible.

La première prédication chrétienne, selon Matthieu, n’est-elle seulement qu’un discours violent parmi d’autres discours violents, dans une époque marquée par la violence ?

Souvenons-nous que c’est dans l’évangile de Matthieu qu’il y a le sermon sur la montagne, et que c’est dans le sermon sur la montagne qu’il y a les Béatitudes. Combien de fois entendons-nous dire que les Béatitudes sont belles ? Mais quand nous autorisons-nous à en reconnaître la radicalité et la violence ?

N’est-il pas extrême et violent, ce propos de Jésus qui, à des gens certains du bien fondé de leur pratique, et certains aussi de leur justice, recommande de servir un verre d’eau fraîche à un moins que rien ?

N’est il pas violent, une fois encore, ce propos de Jésus qui, à des gens certainement versés dans de complexes et difficiles observances  religieuse, affirme que son joug est doux, son fardeau léger, et qu’un enfant en bas âge en sait infiniment plus qu’eux ?

Dans le contexte dans lequel Jésus s’exprime, un contexte de radicalités qui se méprisent les unes les autres et qui s’affrontent lorsqu’elles ne peuvent pas s’éviter, parler comme le fait Jésus est au comble de l’audace.

Nous ne pouvons pas ignorer cela. Nous ne pouvons pas, tant que nous lisons l’évangile de Matthieu, faire de la prédication chrétienne une fin qui n’aurait pas de commencement. Car, en vérité, cette simplicité et cette douceur qu’on aimerait être la fin, c'est-à-dire l’accomplissement, de l’Évangile, aucune discipline spirituelle ne peut y accéder.

 

Ce qui est mis en évidence, dans les chapitres que nous avons médités cette semaine et la semaine dernière, c’est une impasse. C’est l’impasse de toute discipline personnelle, de toute sagesse, de tout cursus religieux, qui auraient pour but la conquête de la simplicité, ou encore l’atteinte du Royaume, ou l’expérience de la Béatitude. Il n’y a pas de discipline pour cela. Ce que nous disons n’ôte pas leur pertinence aux cultes, études, et autres prières… que nous accomplissons, seuls et en groupes. Ces disciplines personnelles et communautaires ont leur pertinence, et nous allons même dire qu’elles sont indispensables. Mais en tant que telles elles ne nous amèneront jamais à cette fin supposée dont nous parlons depuis tout à l’heure.

La raison de tout cela est que, même apaisées, même fraternelles, même savantes sans être pédantes, ces pratiques relèvent toutes du commencement qui prétend venir avant la fin, et mener à la fin.

 

Alors que, lorsqu’il s’agit de l’Évangile, de l’accueil ultime et du joug de Jésus, la fin vient avant le commencement. Elle ne relève pas de la sagesse des sages, ou de l’intelligence des intelligents, mais d’une révélation faite aux plus petits, c'est-à-dire d’une révélation faite à ceux qui ne connaissent même pas le mot de révélation. Qu’il en est ainsi selon le bon plaisir de Dieu. Et que cela advient seulement lorsque le Fils veut bien le révéler.

            Puissions-nous, sœurs et frères, nous tourner vers lui avec cette simplicité qu’il proclame. Et pour tout le reste, qu’il soit fait selon sa sainte volonté. Amen