dimanche 9 décembre 2018

La route et les sentiers du Seigneur (Luc 3,1-9) Deuxième dimanche de l'Avent

Luc 3

1 L'an quinze du gouvernement de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, et Lysanias tétrarque d'Abilène,
2 sous le sacerdoce de Hanne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean fils de Zacharie dans le désert.
Jean le Baptiste, représentation possible
3 Il vint dans toute la région du Jourdain, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés,
4 comme il est écrit au livre des oracles du prophète Esaïe: Une voix crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur, faites droits ses sentiers.
5 Tout ravin sera comblé, toute montagne et toute colline seront abaissées; les passages tortueux seront redressés, les chemins rocailleux aplanis;
6 et tous verront le salut de Dieu.
7 Jean disait alors aux foules qui venaient se faire baptiser par lui: «Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d'échapper à la colère qui vient?
8 Produisez donc des fruits qui témoignent de votre conversion; et n'allez pas dire en vous-mêmes: ‹Nous avons pour père Abraham.› Car je vous le dis, des pierres que voici Dieu peut susciter des enfants à Abraham.
9 Déjà même, la hache est prête à attaquer la racine des arbres; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu.»
Babylone, porte d'Ishtar (Musée Pergamon, Berlin)
Prédication

            Il nous est rapporté par l’archéologie qu’à Babylone la statue colossale du grand dieu Mardouk était sortie de son temple une fois par ans pour une procession. Le chemin de la procession devait être préalablement nivelé, redressé, aplani… Nous savons aussi que l’empire babylonien avait pour habitude d’emmener à Babylone les élites des peuples conquis, et de transporter aussi jusqu’à Babylone tous les objets sacrés des cultes des peuples vaincus. Ces objets étaient déposés dans le temple de Mardouk, en signe de soumission. Quant aux déportés, ils constituaient la main d’œuvre nécessaire à la préparation de la procession (défrichage et terrassement) et au déroulement de la procession (portage de la statue). Prêtres, princes, dignitaires étrangers qui avaient été vaincus étaient mis au service du dieu de leur vainqueur, avec pour mot d’ordre ceci : préparez dans le désert le chemin du Seigneur (le Dieu Mardouk), rendez droits ses sentiers, etc. exactement comme nous venons de le lire.
Plus tard, lorsque les élites des Israélites, ou plutôt leurs descendants, ont pu être émancipées et qu’elles ont entrepris de raconter l’histoire de leur exil, elles ont transformé les paroles de leur humiliation en paroles de soutien et d’espérance. Le prophète Esaïe est l’un des écrivains de cette espérance ; les évangélistes Marc, puis Matthieu et Luc, se sont reconnus dans  l’expression de cette espérance, qu’ils ont interprétée comme une promesse de rédemption messianique. Ils ont mis ces paroles dans la bouche du précurseur Jean le Baptiste : « Préparez le chemin du Seigneur, faites droits ses sentiers… » Vous savez bien de quel Seigneur Jean le Baptiste veut parler ; il veut parler de Jésus Christ.
            Mais vous êtes-vous jamais demandé pourquoi, dans l’énoncé de cette espérance, il y a un singulier, et un pluriel ? Le chemin et les sentiers. Et  pourquoi aussi il y a deux verbes ? Préparer, et faire (droits).
            Le chemin, et les sentiers. Pour le chemin, il serait préférable de dire la route, une grande route (le chant Aube nouvelle traduit justement « il faut préparer la route au Seigneur »), une unique route, bien identifiée, bien rectiligne, directe. Une route qu’il faut préparer. Préparer est un verbe assez neutre, qui convient tant pour des actions concrètes que pour des actions plus abstraites, comme préparer son cœur.
Faites droits ses sentiers... Hum...
Une seule route donc, et plusieurs sentiers, sentiers tortueux et étroits comme les sentiers le sont sur les terrains accidentés, sentiers qu’il s’agit de rendre plus praticables. Vous le savez bien, sur des terrains accidentés, deux sentiers peuvent être à proximité l’un de l’autre, et deux promeneurs peuvent passer très près l’un de l’autre sans se voir. S’agissant encore des sentiers sur terrains accidentés, lorsque vous questionnez les vieux du village, chacun sait donner l’indication correspondant à une destination particulière, et aucune de ces indications n’est semblable à l’autre. Bref, la route du Seigneur est droite mais doit être spécialement entretenue, et ses sentiers, multiples et tortueux doivent être profondément rectifiés. Mais quelle route ? Et quels sentiers ?
            Dans le texte que nous méditons, nous pouvons distinguer sept sentiers du Seigneur, qu’on nomme ainsi parce que la personne qui emprunte tel sentier entend bien servir ou rencontrer le Seigneur sur ce sentier précisément, sentier personnel tout à fait différent de tous les autres sentiers. Sept sentiers du Seigneur en moins de six versets !
            Premier sentier, celui de l’ascèse, celui que suit Jean le Baptiste ; choix d’une extrême pauvreté, une existence frugale, dans le désert, en retrait de toute sorte de pouvoir ou de puissance, longues séquences de prière et de méditation. Un sentier sur lequel effectivement on ne rencontre personne ou du moins pas grand monde.
Mais parfois la parole de Dieu se fait connaître, parfois quelqu’un pense avoir quelque chose à dire, prophète ou prêtre, ou simple homme. Et il parle, publiquement il parle. Second sentier, celui de la parole, ou de la prédication. Jean le Baptiste l’ascète devient un jour prophète, et il passera du sentier de l’ascèse au sentier de la prédication.
            Troisième sentier, qui n’est à proprement pas un sentier mais plutôt un état, le sentier du sang, de la lignée. Nous avons pour père Abraham, affirment certains et cela, pour eux, tient lieu d’élection, d’assurance et de destin. Ils pensent et affirment que oui, Dieu a été, est et sera toujours présent en tout temps pour les fils d’Abraham, et pour eux seuls.
            Quatrième sentier, celui de l’action. Il y a sous nos yeux une cascade de verbes d’action à l’impératif : faites, comblez, abaissez, redressez, aplanissez, produisez. Le sentier du Seigneur est alors celui de l’action, action diaconale, si l’on veut, ou action d’évangélisation, ou action politique, mais action, agir, faire… Tel est ce quatrième sentier.
            Cinquième sentier, celui de la conversion, c'est-à-dire la décision personnelle, la transformation de soi, le choix, en somme. Et, une fois que ce choix est fait, que la conversion a eu lieu, on en est marqué pour le restant de ses jours…
            Sixième sentier, le rituel, tout comme Jean le Baptiste propose un rituel que, manifestement, certains considèrent comme nécessaire et suffisant pour échapper à la colère de Dieu, comme on entend parfois dire que le baptême est nécessaire au salut.
            Septième sentier, celui de la pure divine grâce, comme le dit Jean le Baptiste, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham, comme ça, d’un coup d’un seul. Une pierre devient fils d’Abraham, il ne faut rien d’autre pour cela que la grâce divine.

            Sept sentiers… il y en a bien sûr encore quelques autres – comme l’étude, ou comme le baptême du Saint Esprit et les divers charismes qui ont mené, faute d’amour, la communauté de Corinthe dans l’impasse, ou comme l’écriture... Sept sentiers, c’est le chiffre pour aujourd’hui.
Quelqu’un est sur son sentier particulier, quelqu’un qui vit sa vie personnelle, toujours un peu sinueuse, avec des hauts, et des bas. Le choix de ce sentier tout personnel est un choix sérieux, un engagement, personnel et particulier. Cette personne ne doute pas que, sur ce sentier qui est le sien, le Seigneur l’accompagne. Mais cette personne est-elle capable, sur ce sentier qui est le sien, d’apercevoir, de comprendre ou de reconnaître un autre sentier, qui est celui d’une autre personne ? Pas sûr. C’est un assez vieux souvenir pour moi que celui d’une paroisse d’une certaine importance dont certains membres ne juraient que par l’action diaconale, mais d’autres membres étaient habitées par la grâce qui leur avait fait rencontrer Dieu, d’autres ne s’intéressaient qu’à la liturgie des célébrations, d’autres au seul groupe de prière, d’autres encore, issus de grande familles protestantes, ne venaient que les jours d’Assemblée générale et avaient naturellement des avis sur tout. J’ai encore dans mes oreilles des mots désagréables que les uns prononçaient sur les autres, chacun sur son propre sentier du Seigneur, sentier personnel trop exigeant, trop accidenté et trop tortueux pour y convier un autre, ou pour prendre le temps de visiter les autres, trop prenant pour prendre le temps d’une rencontre.
            « Faites droits ses sentiers », proclame Jean le Baptiste. C’est à dire, ayez en vous plus de modestie, plus d’ouverture, plus de simplicité, non pas à la place de la consécration qui est la vôtre, mais en plus de cette consécration, de sorte que vous puissiez voir, rencontrer, apprécier vos sœurs et vos frères qui sont sur un autre sentier. De sorte aussi que vous soyez en mesure de le voir venir, lui, le Seigneur, lorsqu’il viendra… et qui vous dit que c’est sur votre sentier qu’il viendra ?
             Préparez la route du Seigneur, faites droits ses sentiers ! Nous avons suffisamment parlé de ces multiples sentiers et de leur rectification. Il nous faut maintenant parler de la route, de cette unique route qu’il s’agit de préparer. Prenons garde de ne pas faire de cette unique route un sentier de plus. Il nous faut réfléchir à quelque chose qui puisse être retrouvé sur tous les sentiers possibles.
            Il ne fait aucun doute que, chacun sur son propre sentier, nous nous consacrons chacun à sa propre tâche. Mais lorsque nous avons rendu droit notre propre sentier, qui va se prononcer sur ce que nous faisons, sur notre fruit ? Ultimement, le Seigneur, ce que Jean le Baptiste énonce sans aucun détour. C’est le Seigneur qui sait ultimement si notre fruit est mauvais ou s’il est bon, si la hache coupera ou épargnera notre racine. Et ceci nous interdit de nous prononcer nous-mêmes sur la qualité de notre propre fruit. Or, seulement trois instances peuvent se prononcer : Dieu, nous-mêmes, et nos contemporains. Dietrich Bonhoeffer, dans les circonstances dramatiques qui étaient celles du Nazisme, a médité cette question, sur le thème de la responsabilité. Etre responsable, répondre de ses actes, dit-il, c’est bien sûr en répondre devant sa propre conscience et aussi devant Dieu, mais c’est surtout poser là ses actes devant ses contemporains – dire : oui, je l’ai fait, jugez-moi – et accepter leur jugement. S’agissant de Bonhoeffer, vous savez quels furent ses actes et quel fut le jugement de ses contemporains. Jean le Baptiste n’a pas vécu différemment, et notre Seigneur n’a pas fait autre chose. Jusqu’au bout, jusqu’à la fin, jusqu’à la mort.
            Nous tâchons, pour notre part, de comprendre quelle est cette unique « route du Seigneur » qu’en tant qu’êtres humains et disciples nous avons à préparer et qui est commune à tous les « sentiers du Seigneur ». Cette route est, pour nous tous, chacun sur son propre sentier, la responsabilité. Tels sont mes actes et les fruits en sont offerts à mes contemporains, et mes contemporains se prononceront. Je serai responsable, j’accepterai leur jugement.


            Préparer le chemin du Seigneur, faire droits ses sentiers. En ce deuxième dimanche de l’Avent, faisons vœu tous ensemble et chacun sur son propre sentier, que jamais nous n’ayons à engager jusqu’à notre propre vie ; et que notre Seigneur nous inspire de véritables paroles et de véritables actes de bonté. Amen