dimanche 17 avril 2016

Si ta main... (Matthieu 18,1-10) une méditation sur l'existence chrétienne

Matthieu 18
1 À cette heure-là, les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent: «Qui donc est le plus grand dans le Royaume des cieux?»
2 Appelant un enfant, il le plaça au milieu d'eux
3 et dit: «En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux.
4 Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux.
5 Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m'accueille moi-même.
6 «Mais quiconque pervertit un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule et qu'on le précipite dans l'abîme de la mer.
7 Malheureux le monde qui pervertit tellement ! Des perversions sont hélas inévitables, mais malheureux l'homme par qui la perversion arrive !
8 Si ta main ou ton pied entraînent ta perversion, coupe-les et jette-les loin de toi; mieux vaut pour toi entrer dans la vie manchot ou estropié que d'être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel!
9 Et si ton œil entraîne ta perversion, arrache-le et jette-le loin de toi; mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu!
10 «Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car, je vous le dis, aux cieux leurs anges se tiennent sans cesse en présence de mon Père qui est aux cieux.

Prédication : 
            Qui sont ces enfants, qui sont ces petits dont Jésus parle dans ces quelques versets ? Il est tout à fait vraisemblable de considérer que le petit d’homme que nous avons baptisé tantôt est l’un de ces enfants, l’un de ces petits dont Jésus parle. Lui, et tous les autres enfants du monde… Mais pour autant, nous ne pouvons pas nous satisfaire de dire seulement cela. Bien entendu qu’il faut protéger, accompagner, accueillir… ces petits que nous mettons au monde et tous les enfants du monde. Mais il n’y a là rien de particulièrement spécifique à la prédication chrétienne.
Ajoutons que, s’agissant de l’enfant que nous venons de baptiser, aucune prédication ni aucune exhortation n’est bien nécessaire : les engagements pris il y a quelques instants devant nous par les parents, parrain et marraine, et pris aussi par la communauté, suffisent.
Laissons donc là ce beau vœu que chacun peut faire sien, que nul ne vole jamais son enfance à un enfant…
Intéressons-nous maintenant à une exhortation présente dans ce texte : il nous est fait exhortation de changer et de devenir comme les enfants. Qu’est-ce à dire ? De nouveau nous tournons les yeux vers le petit que nous venons de baptiser ? Faut-il que nous revenions à cette situation humaine particulière qui est celle du petit d’homme dans les premiers temps de son existence, être servi en toutes choses, réclamer bruyamment la pitance et l’hygiène, se les faire servir, et dormir béatement le reste du temps ? Pourquoi pas… et d’ailleurs le paysage de notre société ressemble à bien des égards à une grande nursery, avec de gros bébés râleurs qui clament haut et fort l’importance de leur personne et réclament à une sorte de providence collective l’aisance et la considération qui leurs sont dues, mais sans autrement remarquer qu’en tant que projet social ça ne tient pas : un bébé doit être pris en charge, mais dans un groupe de bébés personne ne peut prendre en charge personne… Faudrait-on qu’une communauté chrétienne redevienne une communauté d’enfants, de petits ou de bébés ? Il s’est trouvé dans l’histoire récente de nos Eglises des groupes de chrétiens qui ont mis cela au programme de leur vie commune… mais dans ces groupes il y a toujours eu quelqu’un pour dominer les autres et pour profiter d’eux.

Aucune régression n’est attendue ici de vous. Ceci dit, une méditation sur l’importance que nous nous donnons à nous-mêmes est possible, elle est même suggérée par Jésus. C’est là le point de départ du texte lorsque Jésus est interrogé par ses disciples : « Dis-donc, Seigneur, qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? » Cela fait, pour le lecteur, deux questions en une. Une sur le Royaume des cieux, une sur le plus grand. Et bien nous laissons en suspens ces deux questions, et nous nous intéressons à la réponse que propose Jésus.
La réponse que Jésus propose ne peut pas conduire à une quelconque régression, nous l’avons déjà dit. On peut la ramener à quatre propositions, juste en lisant le texte :
Première proposition : « Appelant un enfant, il le plaça au milieu d’eux ». Cet enfant n’a rien demandé à personne, et c’est malgré lui qu’il sert d’exemple. Il a été appelé, il a été placé là. Vous voulez entrer dans le Royaume des cieux, leur dit Jésus ? Et bien, premièrement, vous avez été appelés à la vie, vous avez été placés là sans l’avoir mérité, et vous n’avez rien à revendiquer pour vos propres personnes !
Deuxième proposition : « Si vous ne changez pas… », dit Jésus. Le simple fait que ses disciples aient posé la question à Jésus signale que la réponse leur est inaccessible. Et bien, leur enseigne Jésus, poser la question de son rang dans le Royaume des cieux, et même supposer qu’on y est ou qu’on y sera, c’est s’en barrer l’entrée.
Troisième proposition de Jésus. Entrer dans le Royaume est néanmoins possible aux êtres humains, sans contredire le principe qu’il n’y a de salut que par grâce seule. Il s’agit pour cela de considérer que le Royaume des cieux n’est pas une réalité de l’au-delà, mais une manière de vivre ici-bas. Il s’agit, enseigne Jésus, de devenir comme des enfants, non pas sur le mode d’une régression volontaire, mais sur le mode d’une progression volontaire. Et cette progression est clairement énoncée par Jésus : elle concerne la main, le pied, et l’œil.
La main, ou plutôt ce que l’on entend avoir le droit de prendre, de tenir, et de posséder. Non qu’il s’agisse de ne rien prendre, tenir ou posséder, mais cela, enseigne Jésus, doit être considéré sans que cela soit au détriment d’autrui. Que voulez-vous posséder, demande Jésus à ses disciples, que voulez-vous tenir, et qui payera en payera le prix ?  
Le pied, ou plutôt ce après quoi l’on court, et dans la course, aucun égard pour ceux qui courent moins vite, ou moins longtemps, aucun égard pour de plus faibles, ou les moins gâtés par la nature. Après quoi courrez-vous sans vous soucier de votre prochain, demande Jésus ?
L’œil, ou plutôt ce vers quoi le regard porte, nourrissant la convoitise, et faisant d’autrui, ou de quoi que ce soit, un objet à posséder. Vers quoi votre regard se porte-t-il, et que convoitez-vous, demande Jésus ?
Coupez, coupez, arrachez… ordonne Jésus. Prenons ce texte tel qu’il est, et il est très sévère. Si une seule fois dans mon existence je n’ai pas vu, ou pas respecté l’un de « ces petits qui croient en Jésus », l’un de ceux qui n’ont pour tout viatique que leur foi en la vie, alors mon existence ne vaut rien. Il appartient à chacun de prendre la mesure du chemin qu’il a à faire, de prendre la mesure de ce dont il a à se défaire. Il appartient à chacun d’examiner s’il a, « en pensée, en parole, par action et par omission », laissé trop peu, ou pas du tout de place, à plus faible que lui. Il appartient à chacun d’accueillir en lui la dureté de l’interpellation de l’évangile de Matthieu à cet endroit-là.
Mais pourquoi une telle dureté dans l’évangile de Matthieu ? Sans doute parce que Matthieu, comme Jésus, a en face de lui, comme adversaires, et comme disciples, des gens aux cœurs durs, des gens prompts à considérer comme mérite et comme dû ce qui ne peut être advenu que par pure générosité et par grâce. Alors Jésus tâche de les mener dans l’impasse, dans cette impasse existentielle où l’on ne peut compter que sur la miséricorde pour continuer à vivre. Et si l’on continue alors à vivre, c’est avec la conscience que sans cette miséricorde, cette divine miséricorde, on ne serait rien, mais qu’avec cette divine miséricorde, parce qu’on laisse un peu de place à ses semblables, il y en a aussi un peu pour soi.

Et c’est la quatrième proposition que Jésus fait dans ces quelques versets : le Royaume des cieux n’est pas dans les cieux, il est une possibilité terrestre. Cette possibilité est accessible à ceux qui, se dépouillant de leurs propres revendications et de leur soi-disant dignité, apprennent à recevoir ce qui leur est donné, et à accueillir dans leurs cœurs et dans le monde ceux que la vie a moins ménagés qu’eux, et qui, par la force des choses ne réclament rien ni ne revendiquent rien, qui n’ont pour tout viatique que leur foi en la vie... C’est une réelle discipline et qui n’est pas un appel à la résignation. L’existence chrétienne n’est pas une existence fataliste et sans joie ; elle est une sorte de lutte contre soi, c’est vrai, pour apprendre à se réjouir de ce que l’on reçoit, et pour apprendre aussi à laisser de la place à autrui, à sa joie, et de la place à la vie.
Sœurs et frères, notre situation est sérieuse, mais pas désespérée. Le chemin vers le Royaume des cieux nous est tracé. A nous de le suivre. Que Dieu nous soit en aide.