dimanche 20 mars 2016

Le Règne de Dieu ? Pour plus tard ? Jamais ? A qui la faute ? (Luc19,11-44)

Luc 19
11 Comme les gens écoutaient ces mots, Jésus ajouta une parabole parce qu'il était près de Jérusalem, et qu'eux se figuraient que le Règne de Dieu allait se manifester sur-le-champ.

12 Il dit donc: «Un homme de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour se faire investir de la royauté et revenir ensuite.
13 Il appela dix de ses serviteurs, leur distribua dix mines et leur dit: ‹Faites des affaires jusqu'à mon retour.›
14 Mais ses concitoyens le haïssaient et ils envoyèrent derrière lui une délégation pour dire: ‹Nous ne voulons pas qu'il règne sur nous.›
15 Or, quand il revint après s'être fait investir de la royauté, il fit appeler devant lui ces serviteurs à qui il avait distribué l'argent, pour savoir quelles affaires chacun avait faites.
16 Le premier se présenta et dit: ‹Seigneur, ta mine a rapporté dix mines.›
17 Il lui dit: ‹C'est bien, bon serviteur, puisque tu as été fidèle dans une toute petite affaire, reçois autorité sur dix villes.›
18 Le second vint et dit: ‹Ta mine, Seigneur, a produit cinq mines.›
19 Il dit de même à celui-là: ‹Toi, sois à la tête de cinq villes.›
20 Un autre vint et dit: ‹Seigneur, voici ta mine, je l'avais mise de côté dans un linge.
21 Car j'avais peur de toi parce que tu es un homme sévère: tu retires ce que tu n'as pas déposé et tu moissonnes ce que tu n'as pas semé.›
22 Il lui dit: ‹C'est d'après tes propres paroles que je vais te juger, mauvais serviteur. Tu savais que je suis un homme sévère, que je retire ce que je n'ai pas déposé et que je moissonne ce que je n'ai pas semé.
23 Alors, pourquoi n'as-tu pas mis mon argent à la banque? À mon retour, je l'aurais repris avec un intérêt.›
24 Puis il dit à ceux qui étaient là: ‹Retirez-lui sa mine, et donnez-la à celui qui en a dix.›
25 Ils lui dirent: ‹Seigneur, il a déjà dix mines!› -
26 ‹Je vous le dis: à tout homme qui a, l'on donnera, mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré.
27 Quant à mes ennemis, ces gens qui ne voulaient pas que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les devant moi.› »
28 Sur ces mots, Jésus partit en avant pour monter à Jérusalem.
29 Or, quand il approcha de Bethphagé et de Béthanie, vers le mont dit des Oliviers, il envoya deux disciples
30 en leur disant: «Allez au village qui est en face; en y entrant, vous trouverez un ânon attaché que personne n'a jamais monté. Détachez-le et amenez-le.
31 Et si quelqu'un vous demande: ‹Pourquoi le détachez-vous?› vous répondrez: ‹Parce que le Seigneur en a besoin.› »
32 Les envoyés partirent et trouvèrent les choses comme Jésus leur avait dit.
33 Comme ils détachaient l'ânon, ses maîtres leur dirent: «Pourquoi détachez-vous cet ânon?»
34 Ils répondirent: «Parce que le Seigneur en a besoin.»
35 Ils amenèrent alors la bête à Jésus, puis jetant sur elle leurs vêtements, ils firent monter Jésus;
36 et à mesure qu'il avançait, ils étendaient leurs vêtements sur la route.
37 Déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, quand tous les disciples en masse, remplis de joie, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu'ils avaient vus.
38 Ils disaient: «Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux!»
 39 Quelques Pharisiens, du milieu de la foule, dirent à Jésus: «Maître, reprends tes disciples!»
40 Il répondit: «Je vous le dis: si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront.»
41 Quand il approcha de la ville et qu'il l'aperçut, il pleura sur elle.
42 Il disait: «Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix...! Mais hélas! cela a été caché à tes yeux!
43 Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège; ils t'encercleront et te serreront de toutes parts;

44 ils t'écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu as été visitée.»

Prédication :
            En l’an 70, Jérusalem a été assiégée, puis pillée, puis incendiée, puis rasée. La ville, le temple, le lieu très saint de la présence divine, ont cessé d’exister. Le culte rendu là à Dieu s’est arrêté pour toujours. Cette catastrophe est arrivée.
Il y avait dans Jérusalem des gens qui étaient des combattants. Il y avait aussi dans la ville, sans aucun doute, de simples pèlerins venus des quatre coins du monde, qui se trouvaient là juste pour prier lorsque le siège a commencé… Qu’avaient-ils à voir, ces pèlerins, avec la révolte de la Judée ? Rien, sans doute. Mais ça leur est arrivé, à eux, comme aux autres. Le Seigneur qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, fait aussi tomber les catastrophes sur les justes et sur les injustes. Et même s’il se trouvait dix justes dans Jérusalem, la ville, et le temple, furent anéantis. Mais que nul ne s’avise de dire que puisque les catastrophes tombent sur les justes comme sur les injustes, il est indifférent de bien agir ou de mal agir.
            Les historiens de l’antiquité sont assez d’accord pour reconnaître que les Judéens ont été avant tout vaincus par eux-mêmes. Divisés en de multiples factions, s’opposant violemment les uns aux autres, pour des raisons de pureté, de calendrier religieux, d’observance, de clan, de tribu et de relations avec l’occupant romain, se menant depuis longtemps entre eux une guerre fratricide, ils s’étaient eux-mêmes beaucoup trop affaiblis pour pouvoir prétendre à quelque victoire que ce soit face aux légions de Titus… De plus, Rome en avait assez de cette province perpétuellement en rébellion. La catastrophe était inévitable. Elle eut lieu…
Pour ceux qui n’avaient pas péri, le sens de la catastrophe restait à découvrir, et une certaine question allait immanquablement se poser à eux : « Pourquoi ? »

Pourquoi la ville et le temple ont-ils été anéantis ? La réponse des historiens est une chose. La réponse des contemporains de la catastrophe en est une autre. Et, avec le texte que nous méditons, nous avons une réponse possible, qui a dû en son temps avoir un certain succès dans des milieux chrétiens. La catastrophe a eu lieu « 44 (…) parce que tu n'as pas reconnu le temps où tu as été visitée. » Prophétie de Jésus, le jour de son entrée royale à Jérusalem… Et à l’appui de cette prophétie, la parabole prononcée juste avant son entrée dans Jérusalem : le maître, le Seigneur, le puissant, ordonne la mise à mort de ceux qui ont comploté contre son couronnement. Conclusion, assez imparable : la destruction de la ville et du temple est la réponse du Tout Puissant au complot des dignitaires de Jérusalem contre Jésus, et sa réponse aussi à l’indifférence de la ville envers Jésus. Cette conclusion, soyons-en bien conscient, a nourri un antijudaïsme chrétien – et pas seulement chrétien – qui a manifestement commencé très tôt dans l’histoire, puisque Luc s’en fait le témoin. Cet antijudaïsme a été souvent criminel et n’est certainement pas totalement éteint encore aujourd’hui.
Chercher à comprendre pourquoi une catastrophe est arrivée, les humains tentent toujours de le faire. Rejeter la responsabilité des catastrophes sur autrui, les humains sont souvent tentés de le faire.
Mais, maintenant, aujourd’hui, que faisons-nous des terribles versets que nous venons de lire ? Jésus menace-t-il réellement les comploteurs et annonce-t-il vraiment la punition des indifférents ? Non… ce n’est pas possible. Nous refusons cela ! Nous ne voulons rien devoir, et surtout pas notre salut, à un Messie qui serait menaçant et vindicatif. En plus, si tel est le sens de ces versets, il y a une incohérence totale entre la menace de Jésus et un autre de ses propos, essentiel, et que Luc est le seul à rapporter : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34).
 
Nous avons lu de terribles versets. Que faisons-nous donc de ces terribles versets ? Nous savons déjà ce que nous ne voulons pas en faire : nous refusons de nous en servir pour charger autrui de la responsabilité de la Catastrophe. Luc ne le fait pas. Il invite plutôt ses lecteurs à se demander comment ils peuvent espérer vivre après une telle catastrophe. Pour aider ses lecteurs dans cette voie, pour les aider dans la quête du sens de la catastrophe, dans la quête du sens de la vie, la parabole de Jésus comporte deux indications.
La première de ces deux indications, est portée par le malheureux serviteur qui, ayant reçu une mine, a cru bon de la rendre à l’identique à son maître dont il avait présupposé qu’il serait impitoyable ; et son maître le fut effectivement. La seconde de ces deux indications est portée par le triste destin de ces comploteurs qui s’étaient opposé à tel couronnement. Ils présupposaient que l’homme auquel ils s’opposaient ne serait pas bon pour eux, et que son couronnement ne leur serait pas favorable… Et cela effectivement advint, bien que nous ne sachions rien des détails. Repérons bien que pour eux, comme pour le serviteur, ce sont leurs présupposés qui se sont avérés être nocifs. Leurs présupposés ont empêché tout dialogue, ils ont empêché toute adaptation au réel. Leurs présupposés les ont conduits au déni, du déni à l’aigreur et la peur, et de l’aigreur et la peur au néant.
On peut bien entendu objecter que les autres serviteurs, ceux qui avaient risqué la mise, ne savaient pas s’ils gagneraient, ni si leurs gains seraient suffisants pour leur maître. Ils ne savaient effectivement pas ce qu’ils faisaient. Car, c’est vrai, face à une catastrophe, nul ne sait jamais ce qu’il fait. Pourtant, en face de la catastrophe, c'est-à-dire en face de l’inévitable et de l’inconnu, il y a toujours deux manières de réagir et d’agir. Une manière fermée, et une manière ouverte. Et le sens d’une catastrophe n’apparaîtra qu’à ceux qui choisissent la manière ouverte. Les autres sont condamnés parce que la catastrophe ne laisse pas pierre sur pierre.
Lorsqu’on est exclusivement attaché à des formes de vies et de culte dont on prétend qu’elles sont les seules possibles et qu’elles doivent durer toujours, on ne se remet pas d’une catastrophe. A l’appui de ceci, ceux qui, à Jérusalem, tenaient pour nécessaires, immuables et perpétuels l’ordre et le rituel du temple, ceux qui en défendaient la soit disant sainteté contre toute évolution et contre tout assouplissement… ceux-là, les haut dignitaires du Temple, n’ont pas survécu. Et nous n’allons pas soutenir littéralement que c’est parce qu’ils n’ont pas accepté Jésus qu’ils ont disparu. Nous nous le sommes interdit depuis tout à l’heure. Ceux des Judéens qui ont survécu à la catastrophe sont ceux qui ont renoncé à la perpétuation du rituel du temple – et ce ne fut certainement pas facile pour eux. Ceux qui ont réinterprété les Ecritures, ceux qui ont pensé que le lieu de la présence du Dieu vivant ne pouvait pas être un rituel immuable, mais une incessante quête de sens, une mémoire vivante et une constante actualisation de sa parole, ont survécu. Ceux qui ont su penser que le Saint Temple de Dieu était vraiment le cœur de l’homme, ont survécu. Parmi les ruines de l’ancien culte, sous les débris de l’ancienne foi, ils ont cherché, ils ont trouvé la source de la vie. Mais ils ne savaient pas, d’emblée, ce qu’ils faisaient.

« Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font », a prié un jour notre Seigneur. Cette prière essentielle ne peut pas s’appliquer seulement à ceux qui le suppliciaient. Nous allons considérer qu’elle concerne tous les personnages que nous venons de rencontrer :  les serviteurs qui s’étaient vu remettre un peu d’argent, les notables qui avaient comploté contre le futur roi, ainsi que les Pharisiens qui voulaient que les disciples de Jésus se taisent… Cette prière concerne tout autant ceux qui ont exulté le jour où leur maître est entré dans Jérusalem. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Et ils ne méritent pas pour cela de récompense, pas d’avantage qu’ils ne méritent d’être punis lorsque, quelques jours plus tard, ils prendront la fuite au Jardin des Oliviers, et renieront pitoyablement leur maître.

L’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem est, pour les disciples de Jésus, un moment rare, un moment d’une joie indicible, en quelque manière, c’est une catastrophe. C’est un moment dans lequel viennent correspondre ce que les Ecritures promettent, ce que la foi espère, et ce que la vie vous offre. C’est un moment de grâce.
On ne le comprend pas pleinement au moment où il est donné. Mais il est donné. Il faut le vivre, et le vivre pleinement.
Ces moments sont rares… ils ne sont pas encore le Royaume, ils en sont une anticipation. On n’en finit jamais de les comprendre. Ils nous transforment plus profondément que nous ne l’imaginons. Et la mémoire qu’on en a ne cesse jamais de nous porter.

Que le Seigneur nous donne de vivre de tels moments. Amen.