Matthieu 26
59 Or les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient
un faux témoignage contre Jésus pour le faire condamner à mort;
60 ils n'en trouvèrent pas, bien que beaucoup de faux
témoins se fussent présentés. Finalement il s'en présenta deux qui
61 déclarèrent: «Cet homme a dit: ‹Je peux détruire le
sanctuaire de Dieu et le rebâtir en trois jours.› »
62 Le Grand Prêtre se leva et lui dit: «Tu n'as rien à
répondre? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi?»
63 Mais Jésus gardait le silence. Le Grand Prêtre lui dit:
«Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es, toi, le Messie, le Fils
de Dieu.»
64 Jésus lui répond: «Tu le dis. Seulement, je vous le
déclare, désormais vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du
Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel.»
65 Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements et dit: «Il
a blasphémé. Qu'avons-nous encore besoin de témoins! Vous venez d'entendre le
blasphème.
66 Quel est votre avis?» Ils répondirent: «Il mérite la
mort.»
Méditation :
C’est à cause de la présence du
verbe blasphémer et du mot blasphème que j’ai retenu ce moment du récit de
l’évangile de Matthieu. J’ai retenu Matthieu plutôt que Marc, qui fait dire à
Jésus « Je le suis », lorsqu’il est interrogé sur sa qualité de
Christ fils du Béni… le « je le suis » est trop évidemment
blasphématoire… et j’ai retenu Matthieu plutôt que Luc, parce que Luc évacue totalement
la notion de blasphème de son propos. Matthieu est celui des trois évangiles
qui donne à réfléchir le plus aisément sur la notion de blasphème.
Je rends grâce à la personne qui
a fait suivre jusque dans ma boîte à lettres l’adresse d’un site, et qui m’a
permis d’entendre Jamel Debbouze, et de l’entendre dire bien des choses, assez
convenues, assez nécessaires sur le moment, sur le fait d’être musulman et
Français, et fier de l’être, qui m’a permis surtout d’entendre ceci :
« Je n’ai pas la culture du blasphème… »[1]
Je retiens
tout particulièrement cette petite phrase, parce qu’elle permet, elle aussi,
pour qui veut bien s’en emparer sérieusement, d’entrer valablement dans la
question du blasphème. On a, ou pas, une culture du blasphème. Il est tout à
fait intéressant que Jamel ne parle pas de blasphème, mais de culture du
blasphème. Une culture du blasphème, « la » culture du blasphème,
c’est la possibilité de jeux sémantiques polysémiques utilisant d’une manière
infiniment variée les mots ordinairement réservés à des champs religieux.
Lorsqu’on n’a pas la culture du blasphème, ces mots là ne peuvent être détournés
de leur usage reçu sans que ce détournement ne suscite la violence. Et Jamel de
poursuivre en rapportant que cette culture du blasphème ne lui a pas été
apprise par ses parents. Ceci signifie qu’un certain usage des mots, un certain
rapport à ces mots et aux choses religieuses est transmis dans l’apprentissage
du langage, c’est à dire dans l’apprentissage de la manière d’être. Alors,
parce que ce rapport particulier, il ne l’a pas appris, parce qu’il ne le
possède pas, il confesse que, lorsqu’on lui montre « des curés qui
s’enculent » (sic dixit), ou une caricature du prophète, ça le
déstabilise. C’est dit avec une pudeur admirable. Pour autant, Jamel ne fait
pas de ce qu’il éprouve toute une affaire. Il laisse cela sur le terrain de
l’épreuve personnelle, ne réclame rien pour lui-même, et ne généralise en rien,
n’objective en rien ce qui pourtant, pour lui, est manifestement profond, intime et sérieux.
Si je me
borne à lire le plus simplement du monde le récit que Matthieu donne de la
comparution du Jésus devant le Sanhédrin, j’y relève une opposition tout à fait
intéressante. Jésus garde le silence, un silence tout personnel, alors qu’en
face de lui il y a un accusateur qui condamne au titre d’une sorte de
généralité, qu’il appelle blasphème. Or, Jésus blasphème-t-il ? Il ne fait
que renvoyer son accusateur à la parole d’accusation. Quant à savoir si
« …vous verrez le Fils de l’homme etc. » constitue un blasphème, ça
n’est pour Jésus qu’une manière de prendre position quant au sort qu’on se
prépare à lui faire. Toute parole responsable d’une pertinence et d’une
profondeur suffisantes peut toujours être qualifiée de blasphème à l’encontre
de celui qui la prononce. La parole personnelle et instantanée de Jésus se voit
opposer une parole collective et sensément permanente... une définition objective
du blasphème est opposée à la parole vivante de Jésus.
Ce que je
veux dire par là, c’est que toute définition objective du blasphème est potentiellement
un permis de tuer.
Jamel,
donc, ne réclame rien pour lui-même, ne souhaite en aucun cas que quoi que ce
soit, en matière de blasphème, lui soit épargné. Il ne s’exprime pas au titre d’une
foi qui serait une généralité morte, mais il professe sa foi sous la forme
d’une proclamation sans déduction. La profession de foi qu’il donne concernant
la liberté est une profession de foi blessée, et une profession de foi sans
nuances, sans « mais… », elle est ainsi la véritable profession d’une
véritable foi.
Celui dont
la foi est la foi seule, foi seule
dont ont si définitivement parlé les Réformateurs, celui qui croit, ne réclame
jamais rien pour lui-même. Et ce qu’il affirme, il l’affirme sans nuances, sans
« mais… », et au bénéfice de ses semblables, sans exception. La
miséricorde du Christ en croix, si elle excluait un seul de ses bourreaux, un
seul de ses accusateurs, un seul de ses disciples, un seul être humain, serait
nulle et non avenue.
Tout comme
le Christ, devant ses accusateurs, devant ceux qui ont délibéré de sa mort, et
qui vont l’obtenir, ne réclame rien, rien pour lui-même et ne se réclame de
rien, même pas d’être Christ. En cela il est pleinement et définitivement
Christ. Et en cela, il peut réconcilier l’être humain qui le souhaite avec
lui-même, avec ses semblables et avec Dieu.
Muath Safi Yousef Al-Kasasbeh
Requiescat in pace
Marc 3
20 Jésus vient à la maison (commune), et de nouveau la foule se rassemble, à tel point qu'ils
ne pouvaient même pas prendre leur repas.
21 À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent
pour s'emparer de lui. Car ils disaient: «Il a perdu la tête.»
22 Et les scribes qui étaient descendus de Jérusalem
disaient: «Il a Béelzéboul en lui» et: «C'est par le chef des démons qu'il
chasse les démons.»
23 Il les fit venir et il leur disait en paraboles:
«Comment Satan peut-il expulser Satan?
24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce
royaume ne peut se maintenir.
25 Si une famille est divisée contre elle-même,
cette famille ne pourra pas tenir.
26 Et si Satan s'est dressé contre lui-même et s'il
est divisé, il ne peut pas tenir, c'en est fini de lui.
27 Mais personne ne peut entrer dans la maison de
l'homme fort et piller ses biens, s'il n'a d'abord ligoté l'homme fort; alors
il pillera sa maison.
28 En vérité, je vous déclare que tout sera pardonné
aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes aussi nombreux qu'ils en
auront proféré.
29 Mais si quelqu'un blasphème contre l'Esprit Saint, il reste sans pardon à
jamais: il est coupable de péché pour toujours.»
Méditation :
Sur un fond
de couleur verte, un petit bonhomme barbu et enturbanné présente, tout en
versant une larme, une pancarte sur laquelle est écrit : Je suis Charlie.
Il est vêtu de blanc. Il évoque immanquablement ces hommes qu’on revêt en
orange, auxquels on fait tenir une pancarte sur laquelle leur nom est écrit, et
qu’on égorge comme des animaux. Il évoque aussi ceux qui ont trouvé la mort,
soit qu’ils aient dessiné, soit qu’ils aient porté l’uniforme, soit qu’ils
fussent nés juifs, soit de la faute à pas de chance… et qui n’ont pas de leur
plein gré pris l’ascenseur pour le paradis d’Allah…
Au-dessus
du turban du petit bonhomme ceci, en lettres de couleur noire : tout est
pardonné.
Est-ce à
dire que la conviction de celui qui a dessiné cette affiche, et de ceux qui ont
décidé de la mettre en une, est que tout ce qui est évoqué par ce si simple
dessin est effectivement pardonné ?
A la suite
de Marc, Matthieu et Luc affirment qu’il existe une sorte de propos, ou
d’attitude, qui demeure à jamais impardonnable. L’impardonnable semble
déborder, pour Matthieu, jusque dans le monde venir (Mt 12,32), mais Marc et
Luc sont moins catégoriques (Lc 12,10 ; Mc 3,29). Le minimum biblique que
nous puissions dire et que les auteurs de certaines fautes ne sauraient être
absous, au moins leur vie durant. Au-delà de cette vie, Dieu seul sait.
L’on peut
être délié de tout, péchés et blasphèmes, lisons-nous… mais pas d’avoir
blasphémé contre l’Esprit Saint. Reste à savoir de quoi il s’agit. Je me
souviens d’avoir fréquenté dans ma jeunesse des prédicateurs pour lesquels
l’affaire était fort simple : dire que c’est Béelzéboul lorsque c’est le
Saint Esprit, c’est blasphémer contre le Saint Esprit. Même si, bibliquement
s’entend, c’est inattaquable, la suite de leur propos était plus sujette à
caution, car très capables de dire ce qui était de Béelzéboul et ce qui était
du Saint Esprit : d’accord avec eux ça ne pouvait pas être autre chose que
le Saint Esprit, et dans le cas contraire… Simplisme confondant qui revient de
fait à établir une sorte de définition du blasphème. Or, comme l’actualité
récente l’a établi, donner une définition du blasphème revient à récuser la
modernité et l’héritage des Lumières, et revient parfois aussi à décerner un
permis de tuer.
Revenons à
notre petit récit. Le jeune ministère de Jésus a produit déjà quelques fruits
surabondants. Guérisons, exorcismes… L’ordre ordinaire du malheur et de la
fatalité s’en trouve considérablement ébranlé. A l’échelle de la toute petite
Galilée, plus encore qu’une espérance, ce ministère est un véritable futur. Nul
malade, nul esprit agité qui ne puisse compter à court terme sur la
bienveillante puissance de cet homme.
Mais le jeune ministère de Jésus
a sans doute le mauvais goût de vider les lieux de culte ; il représente
donc plus de bonheur, de liberté et de joie que n’en peuvent tolérer les
« religieux » de ce temps.
D’où cette
attaque : « C’est par le chef des démons qu’il chasse les
démons. » Cette attaque emploie les moyens les plus vils de l’obscurantisme
et de la superstition pour confiner, et confirmer, les gens simples dans leur
soumission et dans leur malheur. Elle est une attaque contre la vie. Elle
disqualifie la vie retrouvée et elle insulte d’avance les retrouvailles avec la
vie. Blasphémer contre le Saint Esprit, c’est attenter ainsi à la puissance de
la vie. C’est en cela que c’est inexpiable ; blesser ainsi une vie, ou la condamner,
c’est la marquer pour le reste de son temps, c'est-à-dire, pour elle, à jamais.
Et de cela, même si l’on évoque
le repentir, on demeure comptable, au moins devant la vie, tant que dure notre
propre vie, et tant que dure aussi cette vie blessée. Car, même très en deçà de
l’assassinat, il n’y a pas de réversibilité… « C’est par le chef des
démons qu’il chasse les démons. » Qui a dit cette phrase ne peut jamais la
reprendre.
Qu’il s’en repente… c’est le
meilleur qu’on puisse lui souhaiter. Et plaise à Dieu que Dieu lui en fasse
rémission, au dernier jour. Quant à ceux qui, alors qu’ils attendaient leur
propre consolation, ont entendu cette même phrase, puisse le jeune ministère de
Jésus porter des fruits suffisamment abondants et pérennes pour que ces pauvres
gens soient un jour consolés et rétablis.
Le petit bonhomme verse une
larme. Ça n’est pas sur lui-même qu’il verse une larme. Mais sur l’insondable
sottise des humains. Peut-être que, quelque part, tout de même, cette larme est
une larme d’espérance.