samedi 7 février 2015

Sur le blasphème - 2 méditations (Matthieu 26,59-66) (Marc 3,20-29)

Matthieu 26
59 Or les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire condamner à mort;
60 ils n'en trouvèrent pas, bien que beaucoup de faux témoins se fussent présentés. Finalement il s'en présenta deux qui
61 déclarèrent: «Cet homme a dit: ‹Je peux détruire le sanctuaire de Dieu et le rebâtir en trois jours.› »
62 Le Grand Prêtre se leva et lui dit: «Tu n'as rien à répondre? De quoi ces gens témoignent-ils contre toi?»
63 Mais Jésus gardait le silence. Le Grand Prêtre lui dit: «Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es, toi, le Messie, le Fils de Dieu.»
64 Jésus lui répond: «Tu le dis. Seulement, je vous le déclare, désormais vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et venant sur les nuées du ciel.»
65 Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements et dit: «Il a blasphémé. Qu'avons-nous encore besoin de témoins! Vous venez d'entendre le blasphème.
66 Quel est votre avis?» Ils répondirent: «Il mérite la mort.»
           
Méditation : 
C’est à cause de la présence du verbe blasphémer et du mot blasphème que j’ai retenu ce moment du récit de l’évangile de Matthieu. J’ai retenu Matthieu plutôt que Marc, qui fait dire à Jésus « Je le suis », lorsqu’il est interrogé sur sa qualité de Christ fils du Béni… le « je le suis » est trop évidemment blasphématoire… et j’ai retenu Matthieu plutôt que Luc, parce que Luc évacue totalement la notion de blasphème de son propos. Matthieu est celui des trois évangiles qui donne à réfléchir le plus aisément sur la notion de blasphème.

Je rends grâce à la personne qui a fait suivre jusque dans ma boîte à lettres l’adresse d’un site, et qui m’a permis d’entendre Jamel Debbouze, et de l’entendre dire bien des choses, assez convenues, assez nécessaires sur le moment, sur le fait d’être musulman et Français, et fier de l’être, qui m’a permis surtout d’entendre ceci : « Je n’ai pas la culture du blasphème… »[1]
            Je retiens tout particulièrement cette petite phrase, parce qu’elle permet, elle aussi, pour qui veut bien s’en emparer sérieusement, d’entrer valablement dans la question du blasphème. On a, ou pas, une culture du blasphème. Il est tout à fait intéressant que Jamel ne parle pas de blasphème, mais de culture du blasphème. Une culture du blasphème, « la » culture du blasphème, c’est la possibilité de jeux sémantiques polysémiques utilisant d’une manière infiniment variée les mots ordinairement réservés à des champs religieux. Lorsqu’on n’a pas la culture du blasphème, ces mots là ne peuvent être détournés de leur usage reçu sans que ce détournement ne suscite la violence. Et Jamel de poursuivre en rapportant que cette culture du blasphème ne lui a pas été apprise par ses parents. Ceci signifie qu’un certain usage des mots, un certain rapport à ces mots et aux choses religieuses est transmis dans l’apprentissage du langage, c’est à dire dans l’apprentissage de la manière d’être. Alors, parce que ce rapport particulier, il ne l’a pas appris, parce qu’il ne le possède pas, il confesse que, lorsqu’on lui montre « des curés qui s’enculent » (sic dixit), ou une caricature du prophète, ça le déstabilise. C’est dit avec une pudeur admirable. Pour autant, Jamel ne fait pas de ce qu’il éprouve toute une affaire. Il laisse cela sur le terrain de l’épreuve personnelle, ne réclame rien pour lui-même, et ne généralise en rien, n’objective en rien ce qui pourtant, pour lui, est manifestement  profond, intime et sérieux.

            Si je me borne à lire le plus simplement du monde le récit que Matthieu donne de la comparution du Jésus devant le Sanhédrin, j’y relève une opposition tout à fait intéressante. Jésus garde le silence, un silence tout personnel, alors qu’en face de lui il y a un accusateur qui condamne au titre d’une sorte de généralité, qu’il appelle blasphème. Or, Jésus blasphème-t-il ? Il ne fait que renvoyer son accusateur à la parole d’accusation. Quant à savoir si « …vous verrez le Fils de l’homme etc. » constitue un blasphème, ça n’est pour Jésus qu’une manière de prendre position quant au sort qu’on se prépare à lui faire. Toute parole responsable d’une pertinence et d’une profondeur suffisantes peut toujours être qualifiée de blasphème à l’encontre de celui qui la prononce. La parole personnelle et instantanée de Jésus se voit opposer une parole collective et sensément permanente... une définition objective du blasphème est opposée à la parole vivante de Jésus.  
            Ce que je veux dire par là, c’est que toute définition objective du blasphème est potentiellement un permis de tuer.

            Jamel, donc, ne réclame rien pour lui-même, ne souhaite en aucun cas que quoi que ce soit, en matière de blasphème, lui soit épargné. Il ne s’exprime pas au titre d’une foi qui serait une généralité morte, mais il professe sa foi sous la forme d’une proclamation sans déduction. La profession de foi qu’il donne concernant la liberté est une profession de foi blessée, et une profession de foi sans nuances, sans « mais… », elle est ainsi la véritable profession d’une véritable foi.

            Celui dont la foi est la foi seule, foi seule dont ont si définitivement parlé les Réformateurs, celui qui croit, ne réclame jamais rien pour lui-même. Et ce qu’il affirme, il l’affirme sans nuances, sans « mais… », et au bénéfice de ses semblables, sans exception. La miséricorde du Christ en croix, si elle excluait un seul de ses bourreaux, un seul de ses accusateurs, un seul de ses disciples, un seul être humain, serait nulle et non avenue.
            Tout comme le Christ, devant ses accusateurs, devant ceux qui ont délibéré de sa mort, et qui vont l’obtenir, ne réclame rien, rien pour lui-même et ne se réclame de rien, même pas d’être Christ. En cela il est pleinement et définitivement Christ. Et en cela, il peut réconcilier l’être humain qui le souhaite avec lui-même, avec ses semblables et avec Dieu.

Muath Safi Yousef Al-Kasasbeh
Requiescat in pace

Marc 3
20 Jésus vient à la maison (commune), et de nouveau la foule se rassemble, à tel point qu'ils ne pouvaient même pas prendre leur repas.
21 À cette nouvelle, les gens de sa parenté vinrent pour s'emparer de lui. Car ils disaient: «Il a perdu la tête.»
22 Et les scribes qui étaient descendus de Jérusalem disaient: «Il a Béelzéboul en lui» et: «C'est par le chef des démons qu'il chasse les démons.»
23 Il les fit venir et il leur disait en paraboles: «Comment Satan peut-il expulser Satan?
24 Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir.
25 Si une famille est divisée contre elle-même, cette famille ne pourra pas tenir.
26 Et si Satan s'est dressé contre lui-même et s'il est divisé, il ne peut pas tenir, c'en est fini de lui.
27 Mais personne ne peut entrer dans la maison de l'homme fort et piller ses biens, s'il n'a d'abord ligoté l'homme fort; alors il pillera sa maison.
28 En vérité, je vous déclare que tout sera pardonné aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes aussi nombreux qu'ils en auront proféré.
29 Mais si quelqu'un blasphème contre l'Esprit Saint, il reste sans pardon à jamais: il est coupable de péché pour toujours.»

Méditation :
            Sur un fond de couleur verte, un petit bonhomme barbu et enturbanné présente, tout en versant une larme, une pancarte sur laquelle est écrit : Je suis Charlie. Il est vêtu de blanc. Il évoque immanquablement ces hommes qu’on revêt en orange, auxquels on fait tenir une pancarte sur laquelle leur nom est écrit, et qu’on égorge comme des animaux. Il évoque aussi ceux qui ont trouvé la mort, soit qu’ils aient dessiné, soit qu’ils aient porté l’uniforme, soit qu’ils fussent nés juifs, soit de la faute à pas de chance… et qui n’ont pas de leur plein gré pris l’ascenseur pour le paradis d’Allah…
            Au-dessus du turban du petit bonhomme ceci, en lettres de couleur noire : tout est pardonné.

            Est-ce à dire que la conviction de celui qui a dessiné cette affiche, et de ceux qui ont décidé de la mettre en une, est que tout ce qui est évoqué par ce si simple dessin est effectivement pardonné ?

            A la suite de Marc, Matthieu et Luc affirment qu’il existe une sorte de propos, ou d’attitude, qui demeure à jamais impardonnable. L’impardonnable semble déborder, pour Matthieu, jusque dans le monde venir (Mt 12,32), mais Marc et Luc sont moins catégoriques (Lc 12,10 ; Mc 3,29). Le minimum biblique que nous puissions dire et que les auteurs de certaines fautes ne sauraient être absous, au moins leur vie durant. Au-delà de cette vie, Dieu seul sait.

            L’on peut être délié de tout, péchés et blasphèmes, lisons-nous… mais pas d’avoir blasphémé contre l’Esprit Saint. Reste à savoir de quoi il s’agit. Je me souviens d’avoir fréquenté dans ma jeunesse des prédicateurs pour lesquels l’affaire était fort simple : dire que c’est Béelzéboul lorsque c’est le Saint Esprit, c’est blasphémer contre le Saint Esprit. Même si, bibliquement s’entend, c’est inattaquable, la suite de leur propos était plus sujette à caution, car très capables de dire ce qui était de Béelzéboul et ce qui était du Saint Esprit : d’accord avec eux ça ne pouvait pas être autre chose que le Saint Esprit, et dans le cas contraire… Simplisme confondant qui revient de fait à établir une sorte de définition du blasphème. Or, comme l’actualité récente l’a établi, donner une définition du blasphème revient à récuser la modernité et l’héritage des Lumières, et revient parfois aussi à décerner un permis de tuer.

            Revenons à notre petit récit. Le jeune ministère de Jésus a produit déjà quelques fruits surabondants. Guérisons, exorcismes… L’ordre ordinaire du malheur et de la fatalité s’en trouve considérablement ébranlé. A l’échelle de la toute petite Galilée, plus encore qu’une espérance, ce ministère est un véritable futur. Nul malade, nul esprit agité qui ne puisse compter à court terme sur la bienveillante puissance de cet homme.
Mais le jeune ministère de Jésus a sans doute le mauvais goût de vider les lieux de culte ; il représente donc plus de bonheur, de liberté et de joie que n’en peuvent tolérer les « religieux » de ce temps.
            D’où cette attaque : « C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons. » Cette attaque emploie les moyens les plus vils de l’obscurantisme et de la superstition pour confiner, et confirmer, les gens simples dans leur soumission et dans leur malheur. Elle est une attaque contre la vie. Elle disqualifie la vie retrouvée et elle insulte d’avance les retrouvailles avec la vie. Blasphémer contre le Saint Esprit, c’est attenter ainsi à la puissance de la vie. C’est en cela que c’est inexpiable ; blesser ainsi une vie, ou la condamner, c’est la marquer pour le reste de son temps, c'est-à-dire, pour elle, à jamais.
Et de cela, même si l’on évoque le repentir, on demeure comptable, au moins devant la vie, tant que dure notre propre vie, et tant que dure aussi cette vie blessée. Car, même très en deçà de l’assassinat, il n’y a pas de réversibilité… « C’est par le chef des démons qu’il chasse les démons. » Qui a dit cette phrase ne peut jamais la reprendre.

Qu’il s’en repente… c’est le meilleur qu’on puisse lui souhaiter. Et plaise à Dieu que Dieu lui en fasse rémission, au dernier jour. Quant à ceux qui, alors qu’ils attendaient leur propre consolation, ont entendu cette même phrase, puisse le jeune ministère de Jésus porter des fruits suffisamment abondants et pérennes pour que ces pauvres gens soient un jour consolés et rétablis.

Le petit bonhomme verse une larme. Ça n’est pas sur lui-même qu’il verse une larme. Mais sur l’insondable sottise des humains. Peut-être que, quelque part, tout de même, cette larme est une larme d’espérance.




[1] http://www.wat.tv/video/attentats-cri-alarme-jamel-76wrt_2flv7_.html