dimanche 15 février 2015

Propos sur la liberté (1 Corinthiens 10,23-11,1)

L'actualité n'est pas avare, une fois de plus, d'horreur commises sous le nom de Dieu. Combien de temps encore ? Et combien de noms, connus et inconnus, viendront encore s'inscrire sur cette liste dont Dieu lui-même, un jour, demandera compte à l'humanité ?

Je pense à notre frère Martin et à ses écrits terrifiants, au moment de la guerre des paysans (1525). Autre époque ? Je pense à lui aussi, autres écrits, sur la liberté du chrétien (1520). Appelé récemment à présider les funérailles d'un vieil homme qui était le dernier survivant de son maquis, je me suis dit, une fois de plus, que j'appartiens à une génération qui n'a entendu ni le bruit des bottes ni le bruit des armes. J'ai seulement vu pleurer des hommes qui chantaient le chant des partisans, la poitrine couverte de médailles, en accompagnant un vieil ami à sa dernière demeure. Je n'avais pas envie de rire... ils ne connaissaient pas bien les paroles, leurs lèvres, et le genoux, tremblaient, l'émotion, peut-être, ou le froid devant la porte du cimetière de Tréminis.

Passé ce moment, l'envie de rire me reprend.



1 Corinthiens 11 23 «Tout est permis», mais tout ne convient pas. «Tout est permis», mais tout n'édifie pas.
24 Que nul ne cherche sa propre satisfaction, mais celle d'autrui.

25 Tout ce qu'on vend au marché, mangez-le sans poser de question par motif de conscience;
26 car la terre et tout ce qu'elle contient sont au Seigneur.
27 Si un non-croyant vous invite et que vous acceptiez d'y aller, mangez de tout ce qui vous est offert, sans poser de question par motif de conscience.
28 Mais si quelqu'un vous dit: «C'est de la viande sacrifiée», n'en mangez pas, à cause de celui qui vous a avertis et par motif de conscience;
29 je parle ici, non de votre satisfaction, mais de sa satisfaction ; car pourquoi ma liberté serait-elle jugée par une autre conscience?
30 Si je prends de la nourriture en rendant grâce, pourquoi serais-je blâmé pour ce dont je rends grâce?
31 Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu.

32 Ne vous faites regarder avec dégoût, ni par les Juifs, ni par les Grecs, ni par l'Église de Dieu.
33 C'est ainsi que moi-même je contente chacun,  en toutes choses, en ne cherchant pas ma satisfaction, mais celle du plus grand nombre, afin qu'ils soient sauvés.

1 Corinthiens 11 1 Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ

Prédication :
            Pourquoi, demande Paul, ma liberté serait-elle jugée par une autre conscience ? Cette question est au beau milieu des quelques versets que nous avons lus. Et Paul, qui cherche, en écrivant au Corinthiens, à les aider à construire une communauté, une Eglise digne du nom d’Eglise de Dieu, invite à méditer sur la liberté. Nous répondons à son invitation. Voici donc trois remarques sur la liberté.        
Première remarque
            Paul fut, il le raconte aux Galates, un Juif zélé, le plus zélé, le plus brillant de sa génération. Au nom de ses convictions, il persécuta un temps la jeune Eglise de Dieu. Ces gens qui n’étaient pas conformes à sa propre pensée, ces gens qui ne faisaient pas ce que lui, Paul, considérait comme juste, ces gens qui prenaient des libertés avec la Loi et les traditions juives, il les pourchassa. Sans doute en contraint-il plusieurs à renoncer à leur originalité, à leurs choix… Peut-être même en envoya-t-il quelques-uns à la mort. Paul avait en sa faveur une Loi et des traditions, il avait en sa faveur ses propres croyances pour justifier ce qui était bel et bien une violence. Soyons bien certains que, si l’on avait demandé à Paul si c’était librement qu’il persécutait ces gens-là, il aurait répondu oui. L’exercice de la liberté de Paul s’opérait au détriment d’autrui.
Il existe ainsi, et c’est notre première remarque, un usage violent et dominateur de la liberté.
Nous pouvons méditer sur cet usage de la liberté, non pas en pensant à Paul seulement, mais en pensant à celles et ceux de nos ancêtres dans la foi que les puissances royales et ecclésiastiques ont envoyés en prison, aux galères ou à la potence. Nous pouvons méditer aussi sur ces peuples africains dont nos ancêtres protestants rochelais ont fait commerce négrier… Nous pouvons méditer aussi sur le sort de jeunes filles qu’on arrache à leurs écoles et qu’on marie de force.
Nous pouvons méditer là-dessus, et sur nous-mêmes : l’exercice de notre liberté est parfois au prix d’une violence, d’une injure, faite à autrui, notamment lorsqu’on veut conformer autrui à nos vues.
Si Paul, devenu apôtre, a l’ambition d’aider les Corinthiens à construire chez eux l’Eglise de Dieu, ça n’est pas cet usage de la liberté qu’il met en avant. Contraindre autrui à se conformer à une norme, cela ne construit rien qui puisse être reconnu comme Eglise de Dieu.
Deuxième remarque
On dit parfois que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres ». C’est un adage qui est fort intéressant et qui, correctement mis en œuvre, permet d’assurer à chacun, à chaque groupe, une cohabitation avec d’autres personnes, ou d’autres groupes, sans que chacun ne renonce à ses spécificités propres, et pourvu que nul ne cherche à imposer ses vues à tous.
Mais, si l’on y regarde de près, ça n’est pas là l’exercice de la liberté – au singulier – mais de deux libertés, lesquelles sont séparées par une frontière étanche. Alors, bien entendu, c’est moins grave déjà qu’une domination violente, mais chacun là-dedans n’est juge que de lui-même et ne répond de rien, ou seulement de fort peu de choses. Et puis, dans l’exercice de la liberté qui est la sienne, aucun ne donne pouvoir de le juger à une conscience différente de la sienne propre. Dans cette situation, on se fait face, on cohabite peut-être, mais on ne se dit rien.
Paul, qui avait l’ambition d’aider les Corinthiens à construire chez eux l’Eglise de Dieu, a fustigé les clans, des clans liés à tel ou tel prédicateur de l’Evangile, il a fustigé aussi la partition de la communauté entre riches et pauvres. C’est que ce second mode d’exercice de la liberté, celui qui énonce que la liberté des uns s’arrête là où commence la liberté des autres, ne crée pas une communauté, mais deux, ne crée pas une Eglise de Dieu, mais deux Eglises juxtaposées de deux dieux différents.
Troisième remarque
Il y a un troisième usage de la liberté : « Que nul ne cherche sa propre satisfaction, mais celle d’autrui. » Il faut préciser ce que Paul essaie de dire. Un jour,  Paul a tourné le dos, totalement, à la Loi et aux traditions juives, non pas en prétendant qu’elles étaient périmées, mais en questionnant radicalement l’usage qu’il en avait fait. Il a découvert ceci : on n’accède pas à Dieu, on ne s’attire pas les faveurs de Dieu par l’observance rituelle et traditionnelle juive ; ni par aucune autre d’ailleurs. Paul a découvert l’absolue liberté de Dieu : Dieu se donne à connaître quand il veut, comme il veut, et à qui il veut. Et lorsque Paul fait cette expérience, il fait l’expérience soudaine, inattendue, et définitive d’un plein épanouissement personnel. L’expérience de la grâce divine le rend parfaitement libre. C'est-à-dire qu’elle suspend en lui, pour toujours, ces exigences qu’il s’imposait et qu’il imposait aussi – et surtout – à autrui.
Le chrétien – Paul – libéré, s’exprime donc ainsi : « Que nul ne cherche sa propre satisfaction, mais celle d’autrui. » On pourrait tout aussi bien dire, et même mieux dire, en disant que celui qui est libéré ne cherche pas sa propre liberté, mais celle d’autrui, ou encore, que celui à qui Dieu a fait grâce ne cherche pas sa grâce propre, mais celle d’autrui. Cette recherche de la grâce, de la liberté, de la satisfaction… d’autrui, ne peut pas être une recherche aliénante, pesante et triste. Elle est liberté d’obéir, ou de ne pas obéir, à la Tradition, aux usages. Elle est liberté de respecter, ou de défier les conformismes, et de mépriser dans tous les cas le qu’en dira-t-on. Si c’est une obéissance qu’on choisit, c’est une obéissance délibérée. Si c’est une transgression, c’est une transgression réfléchie et responsable. Et si c’est une restriction qu’on s’impose, c’est une restriction joyeuse.

Le disciple du Christ, libéré par le Christ de toute servitude, est donc l’être humain le plus libre qui soit, et qui se fait librement serviteur de ses semblables (Luther, Traité de la liberté du chrétien, 1520). Ce troisième exercice de la liberté est le seul qui permette de construire une communauté, de construire l’Eglise de Dieu.

Que cette construction est difficile ! Et comme ils ont dû peiner, les contemporains de Paul, lorsqu’ils ont vu Paul être Grec avec les Grecs, Juif avec les Juifs, simple avec les simples et savant avec les savants ! Et comme il a dû peiner, Paul, lui-même, lorsqu’il a vu le peu de temps qu’il faut à ceux que Christ libère pour imaginer, mettre en œuvre et imposer de nouvelles servitudes. Mais Paul, qui se refusait à asservir qui que ce soit, ne pouvait qu’être imitateur de Christ. A l’image du Christ, il ne pouvait qu’inviter les Corinthiens, ses auditeurs, ses lecteurs, à aimer.

L’Eglise de Dieu est toujours à construire. L’exhortation de Paul à la liberté est toujours d’actualité. Celui qui aura aujourd’hui violemment usé de sa liberté, celui qui aura aujourd’hui méprisé, humilié, ou simplement ignoré… son semblable, pourra choisir, plus tard, Dieu le libérant, d’agir autrement. Cette possibilité est inscrite dans la vie de tout être humain, car Dieu fait grâce.