dimanche 5 octobre 2014

Matthieu 21,33-46 (quelques considérations sur la légitimité, pour la mémoire d'Alan Henning)

Sur la photo, deux hommes, l'un, le visage masqué, vêtu de noir, l'autre visage découvert, vêtu tout en orange. De celui-ci on ne voit pas les mains, on les imagine liées dans son dos. Il est agenouillé. L'autre a les mains libres et il tient un couteau.

Peut-être d'ailleurs n'est-il pas acceptable que son nom apparaisse sur le blog de quelqu'un qui fait profession de religion. Je ne sais. Je ne sais pas... Mais je suis triste. J'ai honte, même. Je me dis qu'au point où nous en sommes, au point où j'en suis, il n'est pas de doctrine à défendre ni de foi à promouvoir. Il n'est qu'à lire ces grands textes, si l'on veut, et peu importe lesquels, il n'est que répondre à cette simple question : "Qu'as-tu fait de ton frère ?" Et tout le reste est de très peu de poids.


Que le Tout Puissant, le Miséricordieux, me vienne en aide.



Matthieu 21
33 «Écoutez une autre parabole. Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage.
34 Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient.
35 Mais les vignerons saisirent ces serviteurs; l'un, ils le rouèrent de coups; un autre, ils le tuèrent; un autre, ils le lapidèrent.
36 Il envoya encore d'autres serviteurs, plus nombreux que les premiers; ils les traitèrent de même.
37 Finalement, il leur envoya son fils, en se disant: ‹Ils respecteront mon fils.›
38 Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux: ‹C'est l'héritier. Venez! Tuons-le et emparons-nous de l'héritage.›
39 Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent.
40 Eh bien! lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là?»
41 Ils lui répondirent: «Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d'autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu.»
42 Jésus leur dit: «N'avez-vous jamais lu dans les Écritures: La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire; c'est là l'oeuvre du Seigneur: Quelle merveille à nos yeux.
43 Aussi je vous le déclare: le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits.
44 Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera, elle l'écrasera.»
45 En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c'était d'eux qu'il parlait.
46 Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur des foules, car elles avaient en lui un prophète.

Prédication
Il y a dans l’évangile de Matthieu cinq chapitres d’une incomparable violence. Cela commence par une entrée triomphale à Jérusalem, puis les tables sont culbutées, puis le ton monte, puis l’enseignement de Jésus se fait magistral, puis accusateur, puis invective et rien ni personne ne résiste. Pourtant, cela s’achève sur cette phrase étrange et scandaleuse que Jésus prononce : « Vous le savez, dans deux jours, c’est la Pâque : le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. » Vous le savez, dit-il à ses auditeurs… Non, ils ne le savent pas ! Ils ne veulent surtout pas le savoir.
Et nous, lecteurs avisés, lecteurs qui connaissons la fin, qui ne nous étonnons de rien… nous, qui en savons beaucoup, beaucoup trop sur l’Evangile, sur la volonté de Dieu... Est-ce que nous voulons le savoir ? Est-ce que nous voulons vraiment savoir que cet enseignement en puissance doit nécessairement finir par l’infamie de la croix ? Je crois que nous ne voulons pas le savoir.
Nous, ayant fini de lire la parabole des vignerons meurtriers, nous dirons que nous sommes ces autres vignerons qui remettront à leur propriétaire les fruits de la vigne et que non, nous n’aurions jamais fait violence à ceux qui seraient venus chercher le fruit de la vigne. Non, non, pas même en pensée, nous n’avons jamais battu, méprisé aucun de ceux que propriétaire nous envoya, et surtout pas son fils.
Mais, au fond de nous-mêmes, sommes-nous bien certain de tout cela ? Ce Jésus au plus fort de sa puissance nous traiterait probablement d’hypocrites.

Matthieu, chapitres 21 à 25. C’est de la haute polémique, mais qui travaille en profondeur sur seulement quelques questions, dont celle de la légitimité à parler de Dieu, légitimité à se dire de Dieu. Légitime, lui, ou nous ? Et l’on sait que ça finira avec plusieurs cadavres…
Qui donc sont les vignerons légitimes ? Des premiers nous ne savons qu’une chose, ce sont des vignerons. Quelles méthodes de taille de vigne, quelle assiduité à leur tâche, quel rendement ? Dans la parabole, leur légitimité ne tient finalement qu’à une seule chose : la manière d’accueillir ceux qui viennent au nom du propriétaire pour réclamer du fruit. Quel fruit ? Quelle quantité de fruit ? On ne le sait pas. Le seul fruit de cette vigne, c’est l’accueil. C’est le seul fruit qui apparaisse explicitement : l’accueil.
Et maintenant, si vous avez cru que nous sauriez à la fin qui est légitime, qui peut légitimement être vigneron de cette vigne, vous êtes déçus, mais vous tenez une réponse, sous la forme d’une question : comment accueille-t-on ceux qui se présentent à vous ?

Revenons au récit, et explorons-le avec ce que nous venons de mettre en évidence. Si la question de la légitimité c’est la question de l’accueil, nous devons poser deux questions. Comment ses ennemis ont-ils accueilli Jésus ? Et comment Jésus les a-t-il accueillis ?
Comment ses ennemis ont-ils accueillis Jésus, c’est tout à fait clair. Grands prêtres et pharisiens se sont approprié les Ecritures, le rituel, le pardon, le temple. Et ils n’accueillent pas. Ils dénigrent. Puis ils parlent bas, complotent et éliminent.
Comment Jésus a-t-il, lui, accueilli ses ennemis ? Là où ils complotent, Jésus parle ouvertement. Là où ses ennemis rejettent, Jésus accueille. Là où ils ferment les portes du Royaume de Dieu Jésus, lui, les ouvre toutes grandes et y accueille tous ceux que ses ennemis rejettent. Et surtout, lui, ses ennemis, il les accueille, en ennemis, mais non point en concurrents à éliminer. Car il répond, lui, de ses actes et de ses paroles sur sa propre vie. Il laisse ses ennemis l’effacer. Et laisse finalement Dieu et l’histoire juger.
            Alors, qui d’entre eux peut légitimement parler de Dieu ? Vous dites, évidemment,  Jésus. Mais dites plutôt que peut légitimement parler de Dieu celui qui accueille, sans limite, sans conditions, sans discrimination, sans même se poser lui-même la question de sa propre légitimité, sans même la réclamer et sans même la défendre. Il est légitime, celui qui dit finalement, d’une manière ou d’une autre : « Vous le savez, dans deux jours, c’est la Pâque : le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. »
            Qui a jamais vraiment accepté cela ? Qui a vraiment accepté que cet homme, qui enseignait en puissance et en bonté, finît sur l’infâme bois de la croix ? Personne… Ni lorsque cela fut raconté, ni lorsque ce fut écrit. Car jamais ne cesse de ressurgir cette prétention à être légitime, parce qu’on lit ceci ou cela, parce qu’on professe ce qu’on professe…

Ce texte très dur va nous conduire à des affirmations très dure. Quiconque affirme avoir accepté Jésus et que cela fonde sa légitimité devant Dieu l’a, de fait, déjà, rejeté. Quiconque affirme qu’untel n’est pas légitime devant Dieu, pour quelque motif que ce soit, l’a déjà rejeté aussi. S’agissant du Royaume de Dieu, dire « je bâtis » est une prétention.
Il n’en est qu’un qui l’ait jamais bâti, vraiment c'est-à-dire légitimement c'est-à-dire ici dans un engagement absolu, et un accueil infini, sans rejet ni de rien, ni de personne. Christ, seul !
Mais nous, mais moi… Qui est-ce que je rejette ? Qu’est-ce que je rejette ? Au titre de quelle légitimité ? Et ce qu’on rejette aujourd’hui ne deviendra-t-il pas la pierre angulaire, pierre essentielle, de cet édifice qu’on prétendait construire selon nos vœux et à notre propre image.
            Matthieu, depuis le chapitre 21, jusqu’au chapitre 25, ces textes sont, nous l’avons dit, d’une grande dureté. Et l’honnêteté nous impose de les prendre pour ce qu’ils sont, comme pointant vers nous le doigt de la vérité. Nous n’avons rien à faire valoir. Dieu connaît nos cœurs et la pureté de nos engagements. Nos actes et nos paroles nous précèdent et même les meilleurs de nos actes et de nos paroles ne pourront pas nous légitimer. Que chacun fasse l’inventaire de ce qu’il rejette et le bilan de sa légitimité. Et que chacun se dise que ce qu’il rejette hors de sa petite personnelle construction, cela devient la pierre d’angle sur laquelle tout reposera, et sur laquelle il trébuchera.

            Mais on peut aussi, et dès maintenant, s’ouvrir et accueillir ce qu’on rejetait. S’aventurer à ce que l’on ne connaissait pas. Ecouter qui l’on n’écoutait pas. Et marcher vers l’inconnu. Cela s’appelle croire, cela s’appelle la foi. C’est un chemin. Et quant à la merveille vers laquelle cela nous mène – que nous ne connaissons pas – que nous ne méritons pas – dont nous ne sommes pas dignes – elle est l’œuvre du Seigneur.