dimanche 12 janvier 2014

Matthieu, lecteur de la Bible (Matthieu 2,11-23), trois remarques sur l'Evangile

Ce dimanche est, dans le calendrier liturgique, celui du baptême de Jésus et, si nous nous en tenions à ce calendrier, nous devrions lire le récit qui figure à la fin du troisième chapitre de Matthieu. Ce récit sera évoqué à la fin de cette prédication. Il m'a paru nécessaire, une semaine après l'Epiphanie, de poursuivre la réflexion sur le second chapitre.

Matthieu 2
11 Entrant dans la maison, (les mages) virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin.

13 Après leur départ, voici que l'ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit: «Lève-toi, prends avec toi l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte; restes-y jusqu'à nouvel ordre, car Hérode va rechercher l'enfant pour le faire périr.»
14 Joseph se leva, prit avec lui l'enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte.

15 Il y resta jusqu'à la mort d'Hérode, pour que s'accomplisse ce qu'avait dit le Seigneur par le prophète: D'Égypte, j'ai appelé mon fils.

16 Alors Hérode, se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants jusqu'à deux ans, d'après l'époque qu'il s'était fait préciser par les mages.
17 Alors s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie:
18 Une voix dans Rama s'est fait entendre, des pleurs et une longue plainte: c'est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu'ils ne sont plus.

19 Après la mort d'Hérode, l'ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph, en Égypte,
20 et lui dit: «Lève-toi, prends avec toi l'enfant et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d'Israël; en effet, ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant.»
21 Joseph se leva, prit avec lui l'enfant et sa mère, et il entra dans la terre d'Israël.
22 Mais, apprenant qu'Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s'y rendre; et divinement averti en songe, il se retira dans la région de Galilée
23 et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour que s'accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes: Il sera appelé Nazôréen.

Prédication :
            C’est autour de trois considérations que va se dérouler cette prédication, trois considérations sur l’évangile selon Matthieu, sur ce qu’est l’Evangile (avec la majuscule), ce qu’il est spécifiquement selon Matthieu, c'est-à-dire sur ce qu’est, pour lui, la bonne nouvelle.  Je vais énoncer trois considérations, et les développer. Cela pourra constituer une introduction à la lecture complète du récit de Matthieu. D’autant plus que, au moment où nous lisons, nous n’en sommes qu’au tout début, c'est-à-dire au moment où il expose les principes de son récit.
Par trois fois, Matthieu annonce que ce qu’il rapporte accomplit les Ecritures, d’où ces trois considérations. Commençons !

Première considération sur l’Evangile, en deux mots : réalisme et vérité
            Il y a quelques jours dans le temps, il y a à peine quelques lignes dans le texte, c’était l’Epiphanie, la prosternation des mages d’Orient devant le Roi des Juifs. Et maintenant, nous avons sur les bras un massacre. Et que l’enfant devant lequel les mages se sont prosternés ait été providentiellement sauvé ne permet en aucun cas de laisser de côté les inconsolables mères…
            On pourrait demander pourquoi ? Pourquoi l’ange a-t-il prévenu Joseph et pas Asher, et pas Menahem, et pas Uri… ce sont des noms d’homme, des noms probables pour les voisins de Joseph à Bethléem, pères eux aussi de jeunes enfants. On peut demander pourquoi, mais quoi qu’on réponde, ça n’est pas à la hauteur d’un massacre, et si l’on dit que seul l’enfant devant lequel les mages se sont inclinés devait être préservé, c’est une monstruosité.
            Et que répond Matthieu l’évangéliste ? Cet épisode accomplit ce qui a été dit par le prophète Jérémie : « Une voix dans Rama s’est fait entendre, des pleurs et une longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus. » C’est au 31ème chapitre du prophète Jérémie que ce verset peut être lu, au cœur de ce chapitre, au cœur de la déclaration d’amour que Dieu fait à son peuple, il reconnaît que les mères de ce peuple sont inconsolables. Mais avant de méditer sur le choix que Matthieu fait de ce verset nous devons dire que s’il est un point de départ concret de l’Evangile en tant que bonne nouvelle, c’est bien ici qu’il faut le chercher. Ici, c'est-à-dire d’abord pas ailleurs. Ailleurs, pour les lecteurs de Matthieu que nous sommes, ce pourrait être dans l’indéniable généalogie, puisque Matthieu nous propose une généalogie. Ailleurs, ce pourrait être dans une sublime adoration, puisque Matthieu nous propose l’adoration des mages. Belles et bonnes choses, belles et lénifiantes choses même si l’on veut, mais, si l’on veut aussi, sans grande portée concrète. Le véritable défi que la vie propose à l’Evangile est l’expérience du mal. Et l’on peut parler ici avec Matthieu d’un réalisme évangélique, d’un défi à tout témoignage : si l’Evangile, la bonne nouvelle, a un commencement concret, une pertinence concrète, c’est lorsque celui qui l’annonce est confronté dans sa chair, ou dans la chair d’autrui, à tel de ces événements qui privent les vivants de tout ce qu’ils ont de précieux et ne leur laisse que leur vie. En donnant ce point de départ terrifiant à son récit, Matthieu est certes d’un réalisme qui glace le sang, mais il fait aussi œuvre de vérité. Et ce que Matthieu rapporte accomplit Jérémie en faisant œuvre de vérité.

Deuxième considération sur l’Evangile, en un mot : providence
            C’est seulement maintenant, sur un fondement de réalisme et de vérité qu’on peut déployer cette deuxième  considération, sur la providence. Matthieu cite la Bible : « D’Egypte, j’ai appelé mon fils. » Nous pensons naturellement à l’Exode, à cette initiative de Dieu qui va rechercher et libérer ceux que l’Egypte avaient réduits en esclavage. Mais c’est au 11ème et au 12ème chapitres du prophète Osée qu’on peut prendre connaissance d’une réflexion plus ancienne que l’Exode, plus fondamentale encore. Qui que l’on soit, de quelqu’ancêtre qu’on se réclame, quels que soient les mérites et les titres de gloire attachés à nos lignées et à nos histoires, le Seigneur Dieu appelle son fils, appelle ses fils hors d’Egypte. Fils d’Abraham, ou d’Isaac, ou de Jacob ? Chrétien fils de chrétien ? Assurance sur la vie et rente de situation ? Rien du tout. Lorsque les catastrophes se sont abattues sur le peuple  hébreu, elles se sont abattues sur les uns comme sur les autres, sur les gens de bonne famille comme sur les petites gens, sur ceux qui étaient sincèrement pieux comme sur ceux qui étaient hypocrites, sur les croyants comme sur les incroyants.
Ceci pour dire que tant que quelqu’un n’est pas mort, quelle que soit l’histoire de sa vie, sa situation peut être une mise en réserve, et à partir de laquelle la plus grande bénédiction pourrait se déployer. Le Seigneur Dieu appelle qui il veut, quand il veut, et où il veut.
            On n’entend évidemment pas ici faire l’apologie du malheur. Notre première considération sur la dureté de la vie nous l’interdit totalement. Regarder Dieu comme providence, c’est regarder l’épreuve comme une épreuve, pas du point de vue de la malédiction ou de la punition divine – même si le premier Testament nous donne toutes les références scripturaires pour le faire – mais avec les yeux de la providence.
Alors, bien entendu, l’au-delà providentiel d’une catastrophe n’apparaît pas nécessairement tout de suite à ceux qui la subissent et qui ont l’heur de survivre. Mais pour ceux qui ont survécu, tout n’est pas fini.
De cette manière, l’évangile de Matthieu, qui commence par faire œuvre de réalisme et de vérité, invite son lecteur à un certain regard sur la réalité, un regard qui ne sera pas désespéré, mais qui sera teinté d’une lueur d’espérance. Ce que Matthieu rapporte accomplit, c’est à dire emplit concrètement et totalement, ce que le prophète Osée avait énoncé.

Troisième considération sur l’Evangile, en deux mots :  vocation et responsabilité
            Lorsque l’ange du Seigneur parle à Joseph, Joseph obéit. C’est une banalité de le dire. Mais cette banalité doit être dite. L’appel que Joseph reçoit appelle une réponse. Cela relève évidemment de la providence que l’appel ait lieu, et l’on pourra parler d’une vocation divine, mais la vocation ne serait rien du tout si Joseph n’y répondait pas concrètement. Ce qui permet de suggérer que ce qui fait la vocation n’est pas la révélation de l’appel du Seigneur Dieu, mais la réponse de l’être humain. Alors quelqu’un dira peut-être qu’il n’a jamais entendu d’appel, que l’ange ne lui a jamais parlé. L’appel est parfois adressé par l’ange dans un songe. L’appel est parfois adressé par une voix du ciel – comme lors du baptême de Jésus. L’appel est souvent adressé à ceux qui lisent sérieusement les Saintes Ecritures. L’appel est le plus ordinairement ce qui résulte de la simple observation du monde et de la réflexion. Ce qui compte plus que tout autre chose, plus que tout appel, c’est la réponse, la responsabilité, ce sont les paroles et les actes conséquents qu’on accomplira.
            La troisième citation biblique que Matthieu nous propose est « Il sera appelé Nazôréen. » Parce qu’il grandit à Nazareth où son père s’installe, par crainte de la rancune d’un roi, étymologie possible. Mais il est plus intéressant – et non moins certain – de voir dans cette appellation l’écho du naziréat (Nombres 7). Le naziréat était un engagement que certains prenaient devant Dieu, devant la communauté, avec un vœu ; c’était pour un temps, une totale consécration de leur vie à la réalisation de ce vœu. Cette consécration leur donnait parfois la force de libérer leurs contemporains de leurs esclavages (on pense à Samson, au livre des Juges). Cette consécration donnait souvent à leurs contemporains à réfléchir sur leurs faiblesses et leurs compromissions (on pense alors de nouveau au prophète Jérémie (7,29), ou encore à Jean-Baptiste).

S’agissant de vocation, il y a, dans l’évangile de Matthieu, lors du baptême de Jésus, une voix du ciel qui fait entendre « Celui-ci est mon fils, le bien-aimé, en qui je consens [à tout] » (Mt 3,17). Et cet appel, entendu dans un moment de grâce, résonnera pendant tout le ministère public de Jésus, dans les meilleurs moments comme dans les pires. On retrouve ici ce réalisme et cette vérité par quoi nous commencions notre méditation. On retrouve aussi, dans le ministère public de Jésus, la providence sous la forme de ces appels à vivre que sont ses paroles et ses actes. La providence se manifeste aussi dans l’au-delà de la mort, au matin de Pâques. Et pour nous, l’Evangile commence lorsqu’ayant lu, écouté, et réfléchi, nous choisissons de répondre, ici et maintenant. Amen