Ce dimanche est, dans le calendrier liturgique, celui du baptême de Jésus et, si nous nous en tenions à ce calendrier, nous devrions lire le récit qui figure à la fin du troisième chapitre de Matthieu. Ce récit sera évoqué à la fin de cette prédication. Il m'a paru nécessaire, une semaine après l'Epiphanie, de poursuivre la réflexion sur le second chapitre.
Matthieu 2
11 Entrant dans la maison, (les mages) virent
l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage;
ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de
la myrrhe.
12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas
retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre
chemin.
13 Après leur départ, voici que l'ange du Seigneur
apparaît en songe à Joseph et lui dit: «Lève-toi, prends avec toi l'enfant et
sa mère, et fuis en Égypte; restes-y jusqu'à nouvel ordre, car Hérode va
rechercher l'enfant pour le faire périr.»
14 Joseph se leva, prit avec lui l'enfant et sa
mère, de nuit, et se retira en Égypte.
15 Il y resta jusqu'à la mort d'Hérode, pour que
s'accomplisse ce qu'avait dit le Seigneur par le prophète: D'Égypte, j'ai
appelé mon fils.
16 Alors Hérode, se voyant joué par les mages, entra
dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire,
tous les enfants jusqu'à deux ans, d'après l'époque qu'il s'était fait préciser
par les mages.
17 Alors s'accomplit ce qui avait été dit par le prophète
Jérémie:
18 Une voix dans Rama s'est fait entendre, des
pleurs et une longue plainte: c'est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut
pas être consolée, parce qu'ils ne sont plus.
19 Après la mort d'Hérode, l'ange du Seigneur
apparaît en songe à Joseph, en Égypte,
20 et lui dit: «Lève-toi, prends avec toi l'enfant
et sa mère, et mets-toi en route pour la terre d'Israël; en effet, ils sont
morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant.»
21 Joseph se leva, prit avec lui l'enfant et sa
mère, et il entra dans la terre d'Israël.
22 Mais, apprenant qu'Archélaüs régnait sur la Judée
à la place de son père Hérode, il eut peur de s'y rendre; et divinement averti
en songe, il se retira dans la région de Galilée
23 et vint habiter une ville appelée Nazareth, pour
que s'accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes: Il sera appelé
Nazôréen.
Prédication :
C’est autour de trois considérations que va se dérouler
cette prédication, trois considérations sur l’évangile selon Matthieu, sur ce
qu’est l’Evangile (avec la majuscule), ce qu’il est spécifiquement selon
Matthieu, c'est-à-dire sur ce qu’est, pour lui, la bonne nouvelle. Je vais énoncer trois considérations, et les
développer. Cela pourra constituer une introduction à la lecture complète du
récit de Matthieu. D’autant plus que, au moment où nous lisons, nous n’en
sommes qu’au tout début, c'est-à-dire au moment où il expose les principes de
son récit.
Par trois fois, Matthieu annonce que ce qu’il rapporte accomplit les
Ecritures, d’où ces trois considérations. Commençons !
Première considération sur l’Evangile,
en deux mots : réalisme et vérité
Il y a quelques jours dans le temps, il y a à peine
quelques lignes dans le texte, c’était l’Epiphanie, la prosternation des mages
d’Orient devant le Roi des Juifs. Et maintenant, nous avons sur les bras un
massacre. Et que l’enfant devant lequel les mages se sont prosternés ait été
providentiellement sauvé ne permet en aucun cas de laisser de côté les
inconsolables mères…
On pourrait demander pourquoi ? Pourquoi l’ange
a-t-il prévenu Joseph et pas Asher, et pas Menahem, et pas Uri… ce sont des
noms d’homme, des noms probables pour les voisins de Joseph à Bethléem, pères
eux aussi de jeunes enfants. On peut demander pourquoi, mais quoi qu’on
réponde, ça n’est pas à la hauteur d’un massacre, et si l’on dit que seul
l’enfant devant lequel les mages se sont inclinés devait être préservé, c’est
une monstruosité.
Et que répond Matthieu l’évangéliste ? Cet épisode
accomplit ce qui a été dit par le prophète Jérémie : « Une voix dans
Rama s’est fait entendre, des pleurs et une longue plainte : c’est Rachel
qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus. »
C’est au 31ème chapitre du prophète Jérémie que ce verset peut être
lu, au cœur de ce chapitre, au cœur de la déclaration d’amour que Dieu fait à
son peuple, il reconnaît que les mères de ce peuple sont inconsolables. Mais
avant de méditer sur le choix que Matthieu fait de ce verset nous devons dire
que s’il est un point de départ concret de l’Evangile en tant que bonne
nouvelle, c’est bien ici qu’il faut le chercher. Ici, c'est-à-dire d’abord pas
ailleurs. Ailleurs, pour les lecteurs de Matthieu que nous sommes, ce pourrait être
dans l’indéniable généalogie, puisque Matthieu nous propose une généalogie.
Ailleurs, ce pourrait être dans une sublime adoration, puisque Matthieu nous
propose l’adoration des mages. Belles et bonnes choses, belles et lénifiantes
choses même si l’on veut, mais, si l’on veut aussi, sans grande portée
concrète. Le véritable défi que la vie propose à l’Evangile est l’expérience du
mal. Et l’on peut parler ici avec Matthieu d’un réalisme évangélique, d’un défi
à tout témoignage : si l’Evangile, la bonne nouvelle, a un commencement
concret, une pertinence concrète, c’est lorsque celui qui l’annonce est
confronté dans sa chair, ou dans la chair d’autrui, à tel de ces événements qui
privent les vivants de tout ce qu’ils ont de précieux et ne leur laisse que
leur vie. En donnant ce point de départ terrifiant à son récit, Matthieu est
certes d’un réalisme qui glace le sang, mais il fait aussi œuvre de vérité. Et
ce que Matthieu rapporte accomplit Jérémie en faisant œuvre de vérité.
Deuxième considération sur l’Evangile, en un mot : providence
C’est
seulement maintenant, sur un fondement de réalisme et de vérité qu’on peut déployer
cette deuxième considération, sur la
providence. Matthieu cite la Bible : « D’Egypte, j’ai appelé mon
fils. » Nous pensons naturellement à l’Exode, à cette initiative de Dieu
qui va rechercher et libérer ceux que l’Egypte avaient réduits en esclavage.
Mais c’est au 11ème et au 12ème chapitres du prophète
Osée qu’on peut prendre connaissance d’une réflexion plus ancienne que l’Exode,
plus fondamentale encore. Qui que l’on soit, de quelqu’ancêtre qu’on se
réclame, quels que soient les mérites et les titres de gloire attachés à nos
lignées et à nos histoires, le Seigneur Dieu appelle son fils, appelle ses fils
hors d’Egypte. Fils d’Abraham, ou d’Isaac, ou de Jacob ? Chrétien fils de
chrétien ? Assurance sur la vie et rente de situation ? Rien du tout.
Lorsque les catastrophes se sont abattues sur le peuple hébreu, elles se sont abattues sur les uns
comme sur les autres, sur les gens de bonne famille comme sur les petites gens,
sur ceux qui étaient sincèrement pieux comme sur ceux qui étaient hypocrites,
sur les croyants comme sur les incroyants.
Ceci pour dire que tant que
quelqu’un n’est pas mort, quelle que soit l’histoire de sa vie, sa situation
peut être une mise en réserve, et à partir de laquelle la plus grande
bénédiction pourrait se déployer. Le Seigneur Dieu appelle qui il veut, quand
il veut, et où il veut.
On n’entend
évidemment pas ici faire l’apologie du malheur. Notre première considération
sur la dureté de la vie nous l’interdit totalement. Regarder Dieu comme
providence, c’est regarder l’épreuve comme une épreuve, pas du point de vue de
la malédiction ou de la punition divine – même si le premier Testament nous
donne toutes les références scripturaires pour le faire – mais avec les yeux de
la providence.
Alors, bien entendu, l’au-delà
providentiel d’une catastrophe n’apparaît pas nécessairement tout de suite à
ceux qui la subissent et qui ont l’heur de survivre. Mais pour ceux qui ont
survécu, tout n’est pas fini.
De cette manière, l’évangile de
Matthieu, qui commence par faire œuvre de réalisme et de vérité, invite son
lecteur à un certain regard sur la réalité, un regard qui ne sera pas
désespéré, mais qui sera teinté d’une lueur d’espérance. Ce que Matthieu
rapporte accomplit, c’est à dire emplit concrètement et totalement, ce que le
prophète Osée avait énoncé.
Troisième considération sur l’Evangile, en deux mots : vocation et responsabilité
Lorsque
l’ange du Seigneur parle à Joseph, Joseph obéit. C’est une banalité de le dire.
Mais cette banalité doit être dite. L’appel que Joseph reçoit appelle une
réponse. Cela relève évidemment de la providence que l’appel ait lieu, et l’on
pourra parler d’une vocation divine, mais la vocation ne serait rien du tout si
Joseph n’y répondait pas concrètement. Ce qui permet de suggérer que ce qui
fait la vocation n’est pas la révélation de l’appel du Seigneur Dieu, mais la réponse
de l’être humain. Alors quelqu’un dira peut-être qu’il n’a jamais entendu
d’appel, que l’ange ne lui a jamais parlé. L’appel est parfois adressé par
l’ange dans un songe. L’appel est parfois adressé par une voix du ciel – comme
lors du baptême de Jésus. L’appel est souvent adressé à ceux qui lisent sérieusement
les Saintes Ecritures. L’appel est le plus ordinairement ce qui résulte de la
simple observation du monde et de la réflexion. Ce qui compte plus que tout
autre chose, plus que tout appel, c’est la réponse, la responsabilité, ce sont
les paroles et les actes conséquents qu’on accomplira.
La
troisième citation biblique que Matthieu nous propose est « Il sera appelé
Nazôréen. » Parce qu’il grandit à Nazareth où son père s’installe, par
crainte de la rancune d’un roi, étymologie possible. Mais il est plus
intéressant – et non moins certain – de voir dans cette appellation l’écho du
naziréat (Nombres 7). Le naziréat était un engagement que certains prenaient
devant Dieu, devant la communauté, avec un vœu ; c’était pour un temps,
une totale consécration de leur vie à la réalisation de ce vœu. Cette
consécration leur donnait parfois la force de libérer leurs contemporains de
leurs esclavages (on pense à Samson, au livre des Juges). Cette consécration
donnait souvent à leurs contemporains à réfléchir sur leurs faiblesses et leurs
compromissions (on pense alors de nouveau au prophète Jérémie (7,29), ou encore
à Jean-Baptiste).
S’agissant de vocation, il y a, dans l’évangile de Matthieu,
lors du baptême de Jésus, une voix du ciel qui fait entendre « Celui-ci est
mon fils, le bien-aimé, en qui je consens [à tout] » (Mt 3,17). Et cet
appel, entendu dans un moment de grâce, résonnera pendant tout le ministère
public de Jésus, dans les meilleurs moments comme dans les pires. On retrouve
ici ce réalisme et cette vérité par quoi nous commencions notre méditation. On
retrouve aussi, dans le ministère public de Jésus, la providence sous la forme
de ces appels à vivre que sont ses paroles et ses actes. La providence se
manifeste aussi dans l’au-delà de la mort, au matin de Pâques. Et pour nous,
l’Evangile commence lorsqu’ayant lu, écouté, et réfléchi, nous choisissons de
répondre, ici et maintenant. Amen