Matthieu 24
37
Ce qui arriva du temps de Noé arrivera de même à l'avènement du Fils de
l'homme.
38
Car, dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et
buvaient, se mariaient et mariaient leurs enfants, jusqu'au jour où Noé entra
dans l'arche;
39
et ils n’en surent rien, jusqu'à ce
que le cataclysme vienne et emporte tout :
il en sera de même à l'avènement du Fils de l'homme.
40
Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l'un sera pris et l'autre
laissé;
41
de deux femmes qui moudront à la meule, l'une sera prise et l'autre laissée.
42 Veillez donc, puisque vous ne savez pas quel jour
votre Seigneur viendra.
43
Sachez-le bien, si le maître de la maison savait à quelle veille de la nuit le
voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison.
44
C'est pourquoi, vous aussi, soyez
préparés, car le Fils de l'homme vient
à l'heure qui n’y ressemble pas.
Prédication
Aujourd’hui est-il
très différent d’hier ? Et demain sera-t-il très différent d’aujourd’hui ?
Nous pouvons avoir bon espoir que ces trois journées passées nous auront
épargnés, se seront déroulées sans accident grave. Des causes à peu près
similaires auront produit des effets à peu près semblables. Le petit ou le
grand savoir que nous avons ne sera pas pris en défaut. Et nous envisagerons
alors demain sans angoisse. On peut appeler ça une vie tranquille, une bonne
petite vie. Et si l’on demande à ceux qui mènent cette vie comment ils vont,
ils pourront répondre : « C’est une bonne journée, il ne s’est rien
passé. »
Ce qu’évoque le texte que nous méditons ce matin est d’une toute autre
nature. On peut l’appeler « ce qui arriva du temps de Noé », ou peut
aussi l’appeler « l’avènement du Fils de l’homme ». Cela s’appelle un
cataclysme. Et ce qui caractérise un cataclysme, c’est que rien de ce qu’on
sait ne vous y a préparé. Du cataclysme que fut le déluge que relate la Genèse , Jésus ne dit pas
qu’il les emporta tous, mais qu’il emporta tout. Ce que dit donc Jésus, c’est
qu’à l’avènement du Fils de l’homme, tout sera emporté.
Un cataclysme est un événement qui n’est pas inscrit dans le temps tout
comme nous le percevons : il n’est pas inscrit dans le passé, il n’y a
rien dans le présent qui permette de le décrire, et il ne laisse aucune place à
l’avenir. On peut ajouter à ce tableau terrible que, lors d’un cataclysme,
aucune justice n’est respectée : deux hommes sont dans un champ, l’un est
pris, pas l’autre, deux femmes sont occupées à moudre, l’une est prise, pas
l’autre.
Il est donc tout à fait approprié de dire d’un cataclysme que c’est la
fin des temps.
Nous ignorons tout de la fin des temps, nous l’avons bien expliqué.
Mais que voulons-nous savoir de cette ignorance ? Acceptons-nous cette
ignorance ? Ceux qui vivaient du temps de Noé, si nous lisons bien, ne
voulaient rien savoir de cette ignorance. Leur existence était tout entière
dévouée à des tâches utiles, à des tâches nécessaires : manger, boire, se
reproduire. Il n’y avait pas de place dans leur vie pour une tâche aussi
inutile que « entrer dans l’arche »
Précisons bien ce qu’est entrer dans l’arche. Nous devons le préciser
non pas en nous souvenant de Noé construisant sa caisse en bois et y
rassemblant sa propre famille et un couple de chaque espèce animale. Entrer
dans l’arche, au sens du texte que nous méditons, c’est bâtir le temps
autrement que nous l’avons repéré. Entrer dans l’arche c’est consacrer une part
de temps à une pratique qui est tout à fait inutile, qui n’assouvit rien, qui
ne produit rien en terme de savoir ni en terme de profit, qui ne protège de
rien… qui n’a qu’un seul but, ne pas nous laisser cultiver en nous-mêmes
l’ignorance de la fin des temps. C’est être conscient de la possibilité d’un
cataclysme. Peut-être d’ailleurs ne vivrons-nous qu’un seul cataclysme, qu’une
seule fin des temps, mourir, peut-être en vivrons-nous plusieurs. Entrer dans
l’arche, c’est refuser de vivre en l’ignorant.
Entrer dans l’arche, dans le langage
de l’Evangile, cela s’appelle « veiller ». Veiller, c’est un
commandement. Veillez, non pas parce que vous savez qu’un cataclysme arrivera,
mais bien au contraire parce que vous ne savez pas : on ne sait ni quand,
ni quoi, on sait qu’on ne sait pas, on sait qu’il ne restera rien de ce qu’on
aura su, et c’est pourquoi il faut veiller.
Et on en imagine déjà qui vont,
d’une manière tout à fait obsessionnelle, redoubler d’attention, accumuler les
prédictions, redoubler de prudence afin de n’être pas surpris, afin d’être
certain d’être pris plutôt que laissé. Mais, s’il s’agit de vivre, de continuer
à vivre ici bas, ne vaudrait-il mieux pas être laissé, plutôt que pris ?
On en imagine aussi qui vont en perdre le sommeil, parce qu’il faut veiller,
veiller, et encore veiller.
Or, le maître de la maison, qui ne
sait pas à quel moment de la nuit le voleur viendra, ne veille pas. Il dort.
Etonnante précision, curieux retournement. Veiller, c'est-à-dire ne pas
cultiver en soi l’ignorance de la fin des temps, c’est ce qui permet de trouver
le repos. Celui qui veille ardemment dans la perspective de la fin des temps
est un être tout à fait paisible, tout à fait confiant.
Maintenant, interrogeons-nous.
Interrogeons surtout en nous l’image terrible que nous avons de la fin des
temps. Nous pensons exclusivement que la fin des temps est terrible. Et
pourtant, nous avons dit d’elle qu’elle est plutôt caractérisée par le fait que
nous n’en avons aucun savoir : pourquoi alors imaginons-nous quelque chose
de terrible, de terriblement douloureux ?
A cette question ajoutons la fin du dernier verset du texte que nous
avons lu, tel que je l’ai traduit : « le Fils de l’homme vient à
l’heure qui n’y ressemble pas. »
Pourquoi la fin des temps ressemblerait-elle seulement à un cataclysme
de souffrance ? Pourquoi, au lieu d’être effarement et sidération, la fin
des temps ne pourrait-elle pas être émerveillement et joie ? Pourquoi, au
lieu de nous amener à souhaiter quitter ce monde, ne nous amènerait-elle pas à
désirer y vivre le plus longtemps possible ? Et pourquoi, alors, au lieu
de dire, au futur, qu’elle viendra, ne dit-on pas, au présent, qu’elle advient
déjà ? La fin des temps peut bien être un moment d’émerveillement et de
joie, un moment qui advient au présent et qui nous fait désirer vivre dans ce
monde tant que le Seigneur nous y prêtera vie.
Si tel est le cas, l’Evangile n’est
pas là pour nous rendre résistants à la peine mais perméables à la grâce. Et
cette perméabilité peut être éprouvée chaque jour. Les instants de grâce, qui
sont autant d’occasion d’émerveillement, qui sont autant de fins des temps, sont
infiniment plus fréquents que les grandes catastrophes.
Lorsque Noé entra dans l’arche, il
ne fit peut-être rien de plus que s’efforcer chaque jour de discerner la
présence de Dieu dans les minuscules miracles de la vie ; ainsi se
prépara-t-il joyeusement et gravement à la fois à ce cataclysme dont il n’avait
aucun savoir, qui emporta tout et même la volonté destructrice de Dieu, et dont
lui, Noé, put pourtant se relever.
Que le Seigneur ouvre nos yeux à son
ordinaire présence, à la quotidienne merveille de sa grâce, et qu’il nous préserve ainsi d’être anéantis par le pire de ce qui nous
arrivera. Amen