dimanche 24 novembre 2013

Fête du Christ Roi (Luc 23,35-43)

Fête du Christ Roi, ou du Christ Roi de l’Univers, selon qu’on considère (avec l’encyclique Quas primas de Pie XI, en 1925 – après la Grande Guerre et après la création de la Société des Nations) que toutes les nations devraient obéir aux lois du Christ (ceux qui professent aujourd’hui encore ceci célèbrent cette fête le dernier dimanche d’octobre, juste avant la Toussaint – lors même que les protestants, eux, ce même jour, célèbrent la Réformation), ou selon qu’on considère plutôt, après la réforme liturgique de 1969 (après donc le Concile), qu’en Christ est récapitulée toute la création, doctrine à vrai dire pas vraiment neuve puisque c’est Irénée de Lyon qui l’a formulée le premier, à la fin du IIè siècle, et reprise alors par l’Eglise catholique dans une perspective moins politique que la fête de 1925 ; le fondement biblique principal de l’interprétation d’Irénée est en Colossiens 1,12-20.

Luc 23 
35 Le peuple se tenait là, et regardait. Les autorités se moquaient de Jésus, disant: Il a sauvé les autres; qu'il se sauve lui-même, s'il est le Christ, l'élu de Dieu !
 36 Les soldats aussi se moquaient de lui; s'approchant et lui présentant du vinaigre,
 37 ils disaient: Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même !
 38 Il y avait au-dessus de lui cette inscription: Celui-ci est le roi des Juifs.
 39 L'un des malfaiteurs crucifiés blasphémait, disant: N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous !
 40 Mais l'autre le reprenait, et disait: Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même condamnation ?
 41 Pour nous, c'est justice, car nous recevons ce qu'ont mérité nos actes; mais celui-ci n'a rien fait de mal.
 42 Et il dit à Jésus: Souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne.
 43 Jésus lui répondit: Je te le dis en vérité, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.

Prédication
                Aujourd’hui, c’est le dernier dimanche avant l’Avent, c’est donc, dans notre calendrier liturgique, la fin de ce qu’on appelle le temps de l’Eglise. Ce dimanche porte parfois le nom de dimanche du Christ Roi.
            Vous vous dites que ça ne nous concerne guère, et que ce sont des affaires entre catholiques. Seulement, notre lectionnaire dimanches et fête conserve le texte biblique et supprime la mention « Christ Roi ». On nous gratifie ainsi, sans crier gare, d’un texte de la Passion dont la présence à cette période de l’année est difficilement justifiable.
            Fête du Christ Roi, mais de quelle royauté parle-t-on ? Nous pouvons, bien entendu, imaginer le temps de l’Eglise arrivé à un certain accomplissement ; nous pouvons imaginer alors un unique gouvernement mondial qui serait basé sur l’Evangile. Il existe bel et bien une utopie évangélique, un rêve de cité renouvelée, d’où auraient disparu la souffrance et les larmes. Seulement une question peut être posée : est-ce qu’une seule fois dans l’histoire une religion s’est trouvée à la tête d’un pays sans abuser de la position qui était la sienne ? A ma connaissance, ça ne s’est jamais produit. Il doit exister dans l’âme humaine une propension totalitaire à laquelle nul n’est en mesure de résister lorsqu’il a acquis suffisamment de pouvoir… De ce genre de royauté nous ne voulons pas, et même si, en se réclamant du Christ, elle venait à être instaurée sur nous il nous faudrait alors prier le Christ qu’il nous donne la force de résistance dont nous aurions besoin.

            De quelle royauté du Christ parle-t-on lorsqu’on parle du Christ Roi à la fin du temps de l’Eglise ? Un texte biblique nous a été proposé. Lisons-le, comme une parabole. Nous y voyons trois crucifiés. Les romains, lorsqu’ils crucifiaient un homme, faisaient figurer le motif de la condamnation : ici « brigand » pour deux hommes, et « roi des Juifs » pour l’autre.

            Mais nous voyons d’abord le peuple, un peuple qui ne fait rien et ne dit rien, un peuple au spectacle. L’un est peut-être dans l’effarement, un autre dans une vilaine jouissance, un autre encore dans une secrète révolte, un autre enfin dans un certain contentement, parce que ça n’est pas à lui que ça arrive. Rien n’émerge de ce peuple, ni parole, ni action, tout comme rien n’émerge parfois de nos pensées trop confuses, ou trop savantes. L’Eglise serait-elle cela ? L’Eglise, devant le spectacle du monde, serait-elle un peuple confus, indécis, silencieux et voyeur ? Si l’Eglise devenait cela, son temps serait fini, elle ne serait plus l’Eglise du Christ…

            Dans notre texte nous voyons ensuite les autorités religieuses, et les autorités religieuses donnent dans la raillerie. On pourrait dire, d’une manière assez sévère, que les autorités ecclésiastiques ont toujours horreur du Christ vivant, du Christ qui interpelle, qui célèbre la vitalité contre les institutions. Entre des autorités religieuses établies et le Christ vivant, les relations ne peuvent être que tendues ; elles ne peuvent être fécondes d’ailleurs que si elles sont tendues. Une Eglise réduite au pouvoir cynique et railleur de ses autorités est une Eglise assassine, une Eglise morte. On peut le dire autrement : l’Eglise n’est rien sans le Christ. Mais ça n’est qu’une partie de la vérité, la plus simple.
Lorsque les autorités raillent le Christ, elles disent malgré elles l’autre partie, difficile, de la vérité : le Christ n’est rien sans l’Eglise. Le Christ en sauve d’autres, mais il ne peut pas se sauver lui-même, il ne veut pas se sauver lui-même. Il en va de la dignité, de la vérité, de l’existence même de l’Eglise qu’elle le sache et qu’elle l’assume. L’Eglise est en quelque manière responsable du Christ, responsable de ce qu’elle en fait, de ce qu’elle en fait connaître. Mais, dans le texte que nous méditons, cette vérité, les autorités railleuses qui assistent à la crucifixion ne veulent ni la connaître, ni l’assumer.

            Et voici maintenant la soldatesque, veule et courtisane, dont l’attitude n’est jamais qu’un enlaidissement de l’attitude des princes. Là où les princes raillent, les courtisans s’esclaffent. Là où les princes abreuvent de loin leurs victimes d’injures, les courtisans de près les abreuvent d’une boisson trop mauvaise même pour eux. Ils en rajoutent au spectacle, sûrs et certains de leur impunité. La soldatesque, ou les courtisans, sont cette sorte de corps intermédiaire qui flaire le vent aussi efficacement qu’un charognard, ne prend jamais la défense de personne, et ne s’en prend jamais qu’à déjà mort, qu’à beaucoup plus faible que soi. Est-ce cela, l’Eglise, une vie attentiste dans l’ombre des princes ?

            Dans notre texte, il y a deux brigands crucifiés. L’un reprend à son compte, en les aggravant encore, les injures que nous avons commentées, menant à leur paroxysme verbal toutes les haines, toutes les horreurs que nous avons déjà mentionnées. Ce brigand est le type même de ce qu’on pourrait appeler l’endurcissement. Ainsi, au comble de la déréliction, il y en a qui persistent dans l’idée qu’ils ont toujours eue d’un Dieu, ou d’un Messie de Dieu qui leur doit, personnellement, quelque chose qu’ils appellent salut mais qui n’est jamais que l’assouvissement immédiat de leurs urgentes envies. Ce brigand crucifié commet sur la croix un brigandage de plus. Un brigandage, en matière religieuse, c’est reconnaître le Christ en tant que tel et exiger de lui en plus qu’il vous satisfasse dans l’instant. Le verbe que Luc emploie pour désigner ce comportement est sans ambiguïté, c’est le verbe blasphémer.

            Alors que peut Jésus pour tous ces gens ? Que peut le Christ pour tous les gens qui sont dans le même genre de posture qu’eux ? Rien. Le Christ n’est rien sans l’Eglise, avons-nous déjà dit. Il est totalement impuissant face à l’arrogance, à la sottise, à l’endurcissement, à l’exigence… il ne peut que prier le Père qu’il leur pardonne, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font.
            Et pourtant nous avons bien lu que le Christ crucifié prononce des paroles que seul un Roi peut prononcer : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » Seul un Roi, seul le Christ Roi peut se permettre de telles paroles ! Il peut se les permettre parce qu’il est Christ et Roi, c’est entendu. Mais il peut prononcer ces paroles parce qu’il y a là quelqu’un pour les susciter. Ce quelqu’un, vous le savez bien, c’est l’autre brigand. Repentant ? Pas certain. Mais responsable ! (1) Pour ce qu’il en est de ses propres actions passées, il s’en remet au jugement des hommes : nous recevons ce que nos actes ont mérité. (2) Pour ce qu’il en est de son voisin, il dénonce l’injustice des hommes et celles de la vie : lui n’a rien fait de mal. (3) Et pour ce qu’il en est du reste, il s’en remet au Christ, il s’en remet à Dieu, non pas pour tout de suite dans l’exigence, mais pour la fin des temps, dans l’espérance, dans la foi. Ces trois points sont capitaux, ces trois points sont exactement ceux qui ont mené le Christ à la croix, et ils sont aussi exactement ce qui permet à l’Eglise d’être authentiquement Eglise du Christ, c'est-à-dire ce qui permet exactement à la parole du Christ d’être manifestée et entendue. Mais cette parole, la puissante parole du Christ Roi, elle n’est prononcée et manifestée que dans l’impuissance de la crucifixion. Ainsi, lorsqu’il s’agit de l’Evangile, il n’y a de royauté authentique qu’une royauté crucifiée. Lorsque cette royauté se manifeste, lorsque cette parole est prononcée, l’abime de l’épreuve et le sommet de l’espérance se rejoignent, et se confondent.
            Puissions-nous entendre et surtout, puissions-nous prononcer cette parole. Amen