samedi 28 juin 2025

Quand les disciples attrapent la grosse tête (Luc 9,51-56)

Luc 9

51 Or, comme arrivait le temps où il allait être enlevé du monde, Jésus prit résolument la route de Jérusalem.

52 Il envoya des messagers devant lui. Ceux-ci s'étant mis en route entrèrent dans un village de Samaritains pour préparer sa venue.

53 Mais on ne l'accueillit pas, parce qu'il faisait route vers Jérusalem.

54 Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent: «Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume?»

55 Mais lui, se retournant, les réprimanda.

56 Et ils firent route vers un autre village. 

Prédication : 

            Et voici que deux disciples de Jésus sont prêts à incendier un village… Ces versets consternants sont les presque derniers versets du 9ème chapitre de l’évangile de Luc. L’épisode n’est rapporté que par Luc (il faut le génie de Luc pour oser transmettre cela). Que s’est-il passé pour qu’on en arrive là ?

            Nous reculons un peu dans le récit… Commencement du même chapitre : « 1 Ayant réuni les Douze [et donc parmi ces Douze, Jacques et Jean], il leur donna puissance et autorité sur tous les démons et il leur donna de guérir les maladies. 2 Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons… »

            Et les Douze s’en vont, avec en plus de ces ordres une consigne assez simple : « 4 Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y. C'est de là que vous repartirez. 5 Si l'on ne vous accueille pas, en quittant cette ville secouez la poussière de vos pieds… » Ce dernier geste n’est en aucun cas une menace. L’expression signifie qu’on n’emporte rien avec soi, et en particulier qu’on n’emporte pas les sentiments – comme la haine – qui pourraient naître justement de ce rejet dont on a été l’objet.

            Ceci dit, lorsque les Douze [et parmi eux Jacques et Jean] rentrent de mission, ils ne rapportent aucun rejet, ni aucun échec.

            Un peu de temps passe ; les disciples assistent à une multiplication des pains et des poissons. Jésus les interroge : « Qui suis-je, au dire des foules ? » et encore « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». C’est Pierre qui, devant tous, dont Jacques et Jean, lâche la réponse : « Le Christ de Dieu ! » L’idée que leur maître n’est pas un prophète parmi d’autres, un prédicateur brillant, un guérisseur performant… qu’il est tout cela parce qu’il est infiniment plus fait son chemin dans la tête des disciples de Jésus.

            Puis, trois d’entre eux, dont Jacques et Jean, assistent à la Transfiguration de Jésus : le ciel lui-même vient leur confirmer l’intuition qui a été jusqu’ici la leur, leur maître, Jésus de Nazareth, est, dit la voix du ciel « Mon Fils, l’Élu (…) ».

            Et c’est à peu près à ce moment que viennent les versets terribles que nous venons de lire. Jacques et Jean, qui font partie des Douze, que Jésus a puissamment équipés pour une mission généreuse de proclamation et de guérison, se trouvent prêts à incendier un village entier parce qu’on n’a pas voulu les y accueillir, eux et leur maître.

Et que s’est-il donc passé dans leurs têtes pour qu’ils en arrivent à ça ?

 

Oui, ce village était un village de Samaritains. Mais mettre ici en avant la détestation mutuelle que se vouaient en ce temps Juifs et Samaritains n’a pas vraiment de portée… Certes, l’Évangile invite à dépasser les clivages habituels et les détestations ancestrales. Mais il y a infiniment plus sérieux, plus grave, et plus actuel que cela.

            Jacques et Jean, qui étaient de doux, humbles et enthousiastes missionnaires au commencement du chapitre, deviennent soudain des voyageurs capricieux et vindicatifs… Pourquoi ? Les disciples – dont Jacques et Jean – ont compris que leur maître est « le Christ de Dieu », la voix du ciel leur a affirmé qu’il est « Fils de Dieu ». Ils ont saisi que Jésus de Nazareth, leur maître, celui qu’ils suivent et servent, est unique, parfaite et définitive manifestation de Dieu. Et voici qu’avec cette compréhension, avec cette certitude, ils deviennent ce que nous les voyons devenir,  prétentieux, et vindicatifs. Qu’ont-ils compris, Jacques et Jean ? Ils n’ont rien compris du tout. Ils ont seulement attrapé la grosse tête…

 

            Jésus est le Christ de Dieu, le Fils de Dieu. Et voici pour Jacques et Jean, pour les disciples du Christ, et pour nous, une question : peut-on être porteur d’un tel savoir, d’une telle certitude, et d’une telle puissance, sans attraper la grosse tête ?, sans se croire si important que les autres devraient être attentifs à nos personnes, nous être soumis, nous obéir, ou bien être anéantis ?

Cette question a été en christianisme d’une actualité brûlante ; et elle concerne aujourd’hui bien d’autres religions que la nôtre. Les religions conduisent-elles nécessairement à la haine et au mépris ? Ceux qui sont religieux, et nous le sommes, sont-ils nécessairement prétentieux et arrogants ?

Nous avons ici matière à méditer sur notre religion, sur notre foi, sur notre vie. Jacques et Jean, pour leur part, n’ont rien médité du tout. Ils ont été équipés par Jésus d’une puissance considérable et, tout imbus d’eux-mêmes, ils se sentent presque autorisés à libérer le feu du ciel sur de simples impudents. Cette disposition qui est la leur est-elle une fatalité ?

 

Il y a trois intuitions fondamentales, d’une portée universelle et d’une actualité permanente, qui sont toutes trois dans l’Ancien – soi disant ancien - Testament.

La première de ces intuitions, c’est que Dieu ne peut pas être représenté et que son nom est imprononçable. « Écoute Israël, IHVH notre Dieu, IHVH est UN » (Deutéronome 6,4). Dieu seul est Dieu, pourrait-on dire et cela, bien compris par tous ceux qui prétendent le connaître et le servir, devrait interdire qu’on s’en croie le défenseur, le détenteur, le dispensateur et le protecteur, sous quelque forme que ce soit, ni par l’oracle, ni par le rituel, ni par les Saintes Écritures. Et personne ne peut aller faire le malin avec ça.

La seconde de ces intuitions, qui découle directement de la première, porte sur la compréhension des textes, car les textes sont bel et bien une représentation de Dieu. La seconde des intuitions porte sur la distinction entre garder le commandement et le mettre en pratique (Lévitique 20,18-19). Tenir cette distinction vous empêche de prétendre à quoi que ce soit et vous laisse avec vos actes devant votre conscience et devant Dieu.

La troisième de ces intuitions, c’est que c’est toujours Dieu qui libère (Exode 20,2) et toujours Lui qui sanctifie.

Ces trois intuitions définissent ensemble le combat de la foi, pour la foi, contre l’orgueil, qui est un combat de chaque jour, combat contre ce qui défigure Dieu en faisant de lui une idole parmi les autres idoles, combat pour les humains, contre tous les usages asservissants et totalitaires qu’on peut faire des textes sacrés.

           

Jacques et Jean n’ont assurément pas médité ainsi… Mais peut-on méditer ainsi lorsqu’on vient juste de comprendre qui est le maître qu’on sert ? Méditer à chaud sur une actualité aussi bouleversante que la Transfiguration, celle des plus proches disciples de Jésus, qui le pourrait ? Il ne faut pas trop en vouloir à Jacques et Jean… personne ne peut dire qu’il aurait fait mieux qu’eux. Nous ne sommes, comme eux, et comme les quelques autres qui apparaissent dans ce récit, que des apprentis.

Et avec tout cela, Jésus, en route avec ses disciples pour Jérusalem, réprimanda Jacques et Jean. Et tous poursuivirent alors leur chemin.

A Jérusalem, les trois intuitions que nous avons mises en avant allaient trouver en Jésus leur parfait accomplissement :

-       Le sauveur, le Messie, Christ de Dieu, Fils de Dieu, ne peut pas être crucifié… Il le fut et personne ne put ni ne peut avec cela attraper la grosse tête ;

-       Le plein accomplissement de la distinction entre garder les commandements et les mettre en pratique s’accomplit seulement en celui se fait esclave de tous, et qui se livre à tous. Et personne ne peut se faire gloire d’avoir pour maître un esclave ;

-       Le plein accomplissement de la sanctification par Dieu se fait dans la proclamation de la résurrection. Mais cette résurrection, nous sommes incapables de la produire, et incapables aussi de la prouver. Nous ne pouvons pas nous en faire gloire.

 

Ce qui fait qu’il ne nous reste que ceci : apprendre à croire, laisser la pensée et la vie éroder les certitudes massives et prétentieuses qui peuvent être celles des croyants, et vivre courageusement et humblement à la suite de notre maître, Jésus Christ, Fils de Dieu. Que Dieu nous soit en aide. Amen