samedi 25 mai 2024

Aux limites de la Trinité (Matthieu 28,16-20)

Matthieu 28

16 Quant aux onze disciples, ils se rendirent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre.

17 Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais quelques-uns eurent des doutes.

18 Jésus s'approcha d'eux et leur adressa ces paroles: «Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre.

19 Allez donc: de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit,

20 leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps.»

Prédication

Et voici trois lectures. Ces trois lectures, proposées par le lectionnaire Dimanches et fêtes, sont tout à fait bien choisies pour évoquer d’abord le Père, puis le Saint Esprit, et enfin le Fils, lequel Fils qui, à la toute fin de l’évangile selon Matthieu, institue le baptême et institue avec ce baptême la formule trinitaire « … au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ».

            Le dimanche qui suit la Pentecôte est le dimanche de la Trinité.

 

            La Trinité n’est pas une fête que les protestants réformés de France que nous sommes célèbrent avec une ferveur particulière. Elle pouvait même passer inaperçue dans la liste de lecture que nous fournit la Fédération protestante de France… Il y a encore un petit nombre d’années, les textes proposés étaient bien les mêmes que ceux que lisaient nos sœurs et frères catholiques, c’était et c’est encore le cas, mais la mention Trinité ne figuraient pas en marge de notre propre petit livret…

            On le sait, certains Protestants, nous en sommes peut-être, émettent quelques réserves s’agissant de la Trinité, mot qui ne figure pas explicitement dans la Bible.  Mais ces mêmes Protestants dont nous sommes ne peuvent pas ignorer que pour bien des chrétiens Dieu est (totalement, intégralement et au plein sens du verbe être) Père, Fils et Saint Esprit, une seule essence en trois personnes…

            A-t-on pourtant tout dit de Dieu, de sa nature, de son activité, lorsqu’on a dit qu’il est Trine, ou Trinité ? Nous allons laisser de côté maintenant ces questions ; ce n’est pas le moment de faire un travail sur la doctrine et sur la nature de la doctrine. Car trois textes nous sont proposés, et ils vont servir à une méditation sur ce que nous allons appeler la triple filiation du chrétien, notre triple filiation.

            Dans un premier temps, nous ferons une sorte de description élogieuse de ces filiations. Dans un second temps, nous émettrons des réserves sur chacune des ces filiations. Puis nous parlerons d’espérance

 

            Premier temps, trois courts éloges.

            Première filiation, la filiation du Père, ou des pères. Nous ne sommes pas les premiers à croire. Nous recueillons avec reconnaissance l’héritage, le témoignage, de la tradition. Le texte biblique nous est donné. « Interroge les jours du début, dit le Deutéronome ! » La mémoire nous est donnée. Nous sont données aussi la forme de nos cérémonies et la manière d’organiser nos Églises... Nous ne sommes pas les premiers. Le chemin a été tracé pour nous. Honneur à nos pères, et grâces soient rendues à Dieu.

            Seconde filiation, la filiation du Fils, c'est-à-dire ce qu’on doit aux frères, et sœurs, qui sont nos contemporains. Dans la logique de cette prédication, le Fils n’est pas seulement le Fils du Père au sens où la tradition parlerait de lui. Il est le contemporain, le frère, celui qui partage notre condition, qui nous enseigne et que nous enseignons. Aujourd’hui, nous ne sommes pas tout seul. L’un doute, l’autre parle avec lui. La foi s’élabore, se construit, dans le dialogue, dans la rencontre, de nos contemporains. Ma sœur, mon frère, apportent à ma vie et à ma foi. En quelque manière ils m’engendrent. Qu’ils en soient remerciés, et que Dieu soit loué.

            Troisième filiation, celle de l’Esprit. L’héritage des pères et le partage entre les frères ne doivent pas laisser oublier que chaque personne peut être créative, inspirée. Il y a un Esprit qui peut bien s’adresser à chacun, à chacune, et engendrer en lui cette activité de l’humain qu’on appelle la foi. C’est d’ailleurs ainsi que l’Esprit atteste intimement à chacun qu’il est enfant de Dieu.

 

            Deuxième temps, Nous reprenons chacune de ces trois filiations. Et nous allons méditer sur leurs limites.

            Filiation du Père, des pères, et de la tradition… Ainsi ont fait nos pères dans la foi et nous leur devons beaucoup. Mais, parce que nos pères ont fait ce qu’ils ont fait, devons-nous faire tout comme eux ? La filiation selon la tradition est une filiation qui, si l’on ne considère qu’elle, conduit tout dans l’impasse du traditionalisme qui dit : "Aujourd’hui doit être comme hier". Et l’on voit alors des Églises s’étioler, se rigidifier, s’accrocher orgueilleusement et désespérément à la forme des anciennes cérémonies, ou à de vieux bâtiments, ou à de vieilles sornettes. On les voit peut-être disparaître, mais en tout cas on les voit terriblement s’isoler.

            Filiation du Fils, engendrement entre contemporains… Nous devons infiniment à nos contemporains, sœurs et frères dans la vie et dans la foi, mais cette filiation, lorsqu’on choisit trop bien les gens avec qui l’on partage, conduit tout à une forme close de la foi, une forme dans laquelle la connivence en groupe tient lieu de vérité. Plus personne alors n’apporte rien à  personne parce que tous disent la même chose, croient la même chose... L’on voit ainsi parfois des groupes se refermer sur eux-mêmes, s’uniformiser, rejeter tout ce qui pourrait être original, fécond, puis ça s’éteint.

            Filiation de l’Esprit, personnelle et intime… Nous avons peut-être en mémoire des exemples terribles de personnes qui, au nom de leur inspiration toute personnelle, au nom de l’Esprit, ont récusé leurs contemporains, récusé la tradition, et mené leur propre vie spirituelle au désastre. Parfois même ce désastre a-t-il été tristement contagieux… Quoi qu’il en soit, l’on se dessèche assurément à se dire engendré uniquement par l’Esprit, en se tenant de plus tout à fait seul, sans frères, sans Père... sans Dieu.

 

            Au point où nous en sommes, nous nous rendons compte que nous ne pouvons pas faire un éloge trop exclusif de nos filiations. Mais nous ne pouvons pas non plus récuser ces filiations.

Nous n’en avons pas d’autres… Il nous faut donc les maintenir, les reconnaître, les éprouver, et les tenir toujours en dialogue.

 

            Par exemple, lorsque Calvin parle du témoignage intérieur du Saint Esprit, c'est-à-dire de la filiation intime, il en parle dans un lien étroit avec la lecture de la Bible. L’Écriture ne devient parole de Dieu en nous que par le témoignage intérieur du Saint Esprit. La première et la troisième de nos filiations sont ici en dialogue. Et le nous qu’il utilise indique pleinement la présence de contemporains.

 

Autre exemple, lorsque Paul parle aux Romains de l’Esprit d’adoption qui parle à notre esprit et nous dit que nous sommes enfants de Dieu, ça n’est pas pour que chacun dise arrogamment « Je suis, moi, enfant de Dieu ! », mais pour que cela soit dit ensemble et réciproquement par un certain groupe de personnes. Ainsi Paul conjugue-t-il explicitement la troisième et la seconde des filiations.

 

« Puisse l’Esprit souffler en chacun et chacune d’entre nous au cours de ce culte. Cette simple phrase si on l’entend, met en dialogue la tradition dont le culte est porteur, les sœurs et frères qui sont présents dans l’assemblée, et l’Esprit que nous espérons pour tous.

 

Aujourd’hui, c’est le dimanche de la Trinité et au début de cette prédication nous avons annoncé qu’il serait question d’abord d’éloge, puis de  réserves, puis d’espérance.

Quelle est notre espérance, après ce que nous venons de dire ? Les grands textes et nos traditions sont là devant nous et offerts : nous ne sommes pas les premiers à vivre, à croire et à espérer. Nos contemporains sont là, pour nous défier, pour nous soutenir : nous ne sommes pas seuls à vivre, à espérer et à croire. Et nous sommes là, chacune, chacun, avec sa vie, avec sa propre histoire, mystérieusement et réellement accompagnés. Espérance.

 

Amen

 

samedi 18 mai 2024

Pentecôte, peut-être (Actes 2,1-41)

Actes 2,1-41

1 Quand le jour de la Pentecôte arriva, ils se trouvaient réunis tous ensemble.

2 Tout à coup il y eut un bruit qui venait du ciel comme le souffle d'un violent coup de vent: la maison où ils se tenaient en fut toute remplie;

3 alors leur apparurent comme des langues de feu qui se partageaient et il s'en posa sur chacun d'eux.

4 Ils furent tous remplis d'Esprit Saint et se mirent à parler d'autres langues, comme l'Esprit leur donnait de s'exprimer.

5 Or, à Jérusalem, résidaient des Juifs pieux, venus de toutes les nations qui sont sous le ciel.

6 À la rumeur qui se répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa propre langue.

7 Déconcertés, émerveillés, ils disaient: «Tous ces gens qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens?

8 Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle?

9 Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l'Asie,

10 de la Phrygie et de la Pamphylie, de l'Égypte et de la Libye cyrénaïque, ceux de Rome en résidence ici,

11 tous, tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons annoncer dans nos langues les merveilles de Dieu.»

12 Ils étaient tous déconcertés, et dans leur perplexité ils se disaient les uns aux autres: «Qu'est-ce que cela veut dire?»

13 D'autres s'esclaffaient: «Ils sont pleins de vin doux.»

14 Alors s'éleva la voix de Pierre, qui était là avec les Onze; il s'exprima en ces termes: «Hommes de Judée, et vous tous qui résidez à Jérusalem, comprenez bien ce qui se passe et prêtez l'oreille à mes paroles.

15 Non, ces gens n'ont pas bu comme vous le supposez: nous ne sommes en effet qu'à neuf heures du matin;

16 mais ici se réalise cette parole du prophète Joël:

17 Alors, dans les derniers jours, dit Dieu, je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes, vos jeunes gens auront des visions, vos vieillards auront des songes;

18 oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes en ces jours-là je répandrai de mon Esprit et ils seront prophètes.

19 Je ferai des prodiges là-haut dans le ciel et des signes ici-bas sur la terre, du sang, du feu et une colonne de fumée.

20 Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang avant que vienne le jour du Seigneur, grand et glorieux.

21 Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé.

22 «Israélites, écoutez mes paroles: Jésus le Nazôréen, homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous le savez,

23 cet homme, selon le plan bien arrêté par Dieu dans sa prescience, vous l'avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies;

24 mais Dieu l'a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n'était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir.

25 David en effet dit de lui: Je voyais constamment le Seigneur devant moi, car il est à ma droite pour que je ne sois pas ébranlé.

26 Aussi mon coeur était-il dans la joie et ma langue a chanté d'allégresse. Bien mieux, ma chair reposera dans l'espérance,

27 car tu n'abandonneras pas ma vie au séjour des morts et tu ne laisseras pas ton saint connaître la décomposition.

28 Tu m'as montré les chemins de la vie, tu me rempliras de joie par ta présence.

29 «Frères, il est permis de vous le dire avec assurance: le patriarche David est mort, il a été enseveli, son tombeau se trouve encore aujourd'hui chez nous.

30 Mais il était prophète et savait que Dieu lui avait juré par serment de faire asseoir sur son trône quelqu'un de sa descendance, issu de ses reins;

31 il a donc vu d'avance la résurrection du Christ, et c'est à son propos qu'il a dit: Il n'a pas été abandonné au séjour des morts et sa chair n'a pas connu la décomposition.

32 Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité, nous tous en sommes témoins.

33 Exalté par la droite de Dieu, il a donc reçu du Père l'Esprit Saint promis et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez.

34 David, qui n'est certes pas monté au ciel, a pourtant dit: Le Seigneur a dit à mon Seigneur: assieds-toi à ma droite

35 jusqu'à ce que j'aie fait de tes adversaires un escabeau sous tes pieds.

36 «Que toute la maison d'Israël le sache donc avec certitude: Dieu l'a fait et Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié.»

37 Le coeur bouleversé d'entendre ces paroles, ils demandèrent à Pierre et aux autres apôtres: «Que ferons-nous, frères?»

38 Pierre leur répondit: «Convertissez-vous: que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit.

39 Car c'est à vous qu'est destinée la promesse, et à vos enfants ainsi qu'à tous ceux qui sont au loin, aussi nombreux que le Seigneur notre Dieu les appellera.»

40 Par bien d'autres paroles Pierre rendait témoignage et les encourageait: «Sauvez-vous, disait-il, de cette génération dévoyée.»

41 Ceux qui accueillirent sa parole reçurent le baptême, et il y eut environ trois mille personnes ce jour-là qui se joignirent à eux.

Prédication

Ceux qui accueillirent la parole et qui reçurent le baptême furent environ 3000. Et nous nous demandons quelle parole ils accueillirent. Car il y a dans ce texte deux manifestations de la parole. Il y a cette manifestation spontanée stupéfiante :  des hommes simples, se mettent à dire les merveilles de Dieu dans des langues qu’ils n’ont jamais apprises. Et, plus fort encore, il y a Pierre – homme simple parmi les hommes simples – qui prononce un long – n’est-ce pas – très long – trop long ? – discours parfaitement structuré, structuré comme un catéchisme à l’ancienne… C’est apparemment dans le sillage de ce discours que ceux qui y assistent ont le cœur bouleversé. Je dis apparemment…

Deux manifestations donc de la parole : une manifestation collective égalitaire, simplissime, exclamative, et une manifestation individuelle hiérarchisée, très construite et très didactique. Ces paroles, le récit nous les présente dans un certain ordre : (1) le mystère des langues et (2) le mystère du discours construit, c'est-à-dire (1) l’émotion intérieure qui précède (2) le catéchisme ; ou encore (1) la communication intime qui précède (2) l’exposé rationnel de la foi.

Cet ordre saute aux yeux lorsqu’on lit les 36 premiers versets de Actes 2. Mais, repris par la bouche de Pierre, au verset 38, le don du Saint Esprit arrive après l’exposé de la foi, et même après le baptême. C'est-à-dire que ce qui venait en premier dans la première partie du récit vient en dernier dans la seconde partie ; et alors (2) précède clairement (1).

 

Y a-t-il un ordre naturel de ces choses ? Doivent-elles être hiérarchisées ? Manifestement, l’auteur des Actes des Apôtres s’est posé la question. Et s’il s’est posé la question, c’est qu’il a dû remarquer, en son temps, qu’il y avait des réponses diverses. Certaines communautés très portées sur l’émotion et la spontanéité, d’autres communautés très portées sur la réflexion et la rationalité, et que ces communautés, se réclamant d’un même Dieu et d’un même Christ, n’entretenaient pourtant pas des relations très fraternelles.

L’auteur des Actes des Apôtres s’est manifestement posé la question. Mais il n’a manifestement pas répondu à la question en termes de chronologie. Parfois, dans le livre des Actes, l’Esprit Saint vient avant la catéchèse, parfois après, parfois pendant. Ce qu’a affirmé l’auteur, c’est que l’Esprit Saint se défie des structures et règlements mis en place par les hommes. Ce qu’il a affirmé aussi, c’est que, doctrine biblique ou spontanéité spirituelle, tous appartiennent à une seule et même Eglise, tous enfants d’un même Dieu… Il n’est pas certain qu’il ait été parfaitement entendu.

La question n’a cessé de résonner, de se répéter, et de susciter toujours la même réponse au sein des Eglises. Pour ne parler que de Luther, il a affirmé que les éléments intérieurs (don de l’Esprit et inspirations personnelles) ne viennent pas avant ni sans les éléments extérieurs (enseignement de l’Eglise) (le catéchisme vient avant la divine inspiration). Mais de cela peut-on faire une sorte de règle ? Une telle règle serait d’emblée battue en brèche par tout lecteur un peu intelligent du second chapitre du livre des Actes des Apôtres, comme nous l’avons vu. Et il nous faut donc examiner simultanément ce que nous allons considérer comme deux manifestations de ce que nous appelons l’Eglise.

 

Premièrement, « ils se mirent à parles d’autres langues, comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer ». C’est totalement inattendu, totalement spontané. Cela fait de chacun un prédicateur autorisé. C’est une puissance d’invention et de reformulation considérable. Cela a donc une fonction tout à fait importante dans la vie de l’Eglise, une fonction justement de créativité qui met tous les membres de l’Eglise sur un pied d’égalité. C’est l’aspect positif de cette inspiration directe. Mais, à bien y regarder, cette même inspiration n’a pas que des avantages et, en particulier, elle ne bâtira pas une communauté. Tout au plus formera-t-elle un groupe éphémère dont les limites transpercent les frontières doctrinales – on appelle ça aujourd’hui christianisme post-confessionnel – mais cela ne permet pas de réflexion au long cours. Et puis ce genre de groupe, justement, faute de réflexion au long cours, n’est pas en mesure de réfléchir sur un bien commun. L’inclusivisme radical a de graves défauts. Ignorant le long terme et le collectif, il ne peut que juxtaposer des émotions individuelles qui, faute justement de réflexion, sont esthétiquement belles, mais potentiellement nocives. Dans l’emportement d’une émotion, on peut hurler Christ est Vainqueur tout autant, et avec pas d’avantage de raison, qu’on pousse des cris de singes dans les stades lorsque tel joueur de couleur touche le ballon ; on peut jouir simultanément tous ensemble, sans aucunement s’interroger sur une sorte de bien commun. Faute d’une élaboration rationnelle et d’une réflexion critique, l’inspiration directe se satisfait de la jouissance de la foule et ne dispose d’aucun moyen pour discerner les esprits…

Secondement – sans hiérarchiser – vient le discours de Pierre dont le premier verbe est le verbe comprendre. Pierre, qui se pose ici en autorité reconnue et indiscutable, explique et argumente. Le moins qu’on puisse dire c’est que son discours et très largement englobant : ce qui se passe correspond au « plan arrêté par Dieu dans sa prescience », mieux vaudrait dire sa pré-compréhension ; l’ambition de l’enseignement de Pierre est que les auditeurs, en comprenant son discours, comprenne ce que Dieu lui-même a compris depuis toujours et pour toujours… excusez du peu. A ce discours – et à ce type de discours – il nous faut reconnaître d’immenses vertus : il crée un langage commun, structuré, sur lequel peuvent se greffer d’infinies variations, au sujet duquel on peut, ensemble, s’interroger, et qui permet de mettre des mots sur des événements – on gagne ainsi en intelligibilité – et, le cas échéant, il devient possible de faire un classement, voire un tri, des événements. Il faut un discours rationnel pour pouvoir discerner les esprits. Mais, il faut aussi le reconnaître, ce type de discours peut se poser, voire être reçu, comme norme absolue et devenir le carcan d’une communauté sûre d’elle-même, exclusive et sclérosée.   

Nous ne pouvons pas en rester là avec le contenu de notre prédication. L’auteur des Actes ne le fait pas. A sa manière – en ayant l’air de raconter une histoire de l’Eglise – il se prononce pour les générations présentes et futures, et il leur fait remarque que la véritable fécondité d’une Eglise ne réside pas dans la doctrine excluant l’émotion, ni dans l’émotion excluant la doctrine. L’émotion a besoin de la doctrine pour se structurer en langage et pour pouvoir discerner les esprits ; la doctrine a besoin de l’émotion pour ne pas se prendre pour ce qu’elle n’est pas, pour se rappeler que Dieu est toujours autre, plus, moins, mais essentiellement autre que ce qu’on prétend comprendre de Lui.

Dans une communauté vivante et fraternelle, chacun peut vivre, selon ses propres affinités, de puissantes émotions, et élaborer une pensée de la foi. Chaque communauté a son propre style. Et ce n’est pas l’un ou bien l’autre, l’un plutôt que l’autre. C’est l’un et l’autre. Car nous sommes des êtres d’émotion,  autant que des êtres de raison.

Puisse donc l’Esprit Saint nous inspirer, inspirer nos émotions et nos discours. Et puissent nos cœurs, et notre communauté, être robustes et accueillants. Amen

samedi 11 mai 2024

Critique de la manière de gouverner (Actes 1,15-26)

Actes 1,15-26

15 En ces jours-là, Pierre se leva au milieu des frères - il y avait là, réuni, un groupe d'environ cent vingt personnes - et il déclara:

 16 «Frères, il fallait que s'accomplisse ce que l'Esprit Saint avait annoncé dans l'Écriture, par la bouche de David, à propos de Judas devenu le guide de ceux qui ont arrêté Jésus.

 17 Il était de notre nombre et avait reçu sa part de notre service.

 18 Or cet homme, avec le salaire de son iniquité, avait acheté une terre: il est tombé en avant, s'est ouvert par le milieu, et ses entrailles se sont toutes répandues.

 19 Tous les habitants de Jérusalem l'ont appris: aussi cette terre a-t-elle été appelée, dans leur langue, Hakeldama, c'est-à-dire Terre de sang.

 20 Il est de fait écrit dans le livre des Psaumes: Que sa résidence devienne déserte et que personne ne l'habite et encore: Qu'un autre prenne sa charge.

 21 Il y a des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a marché à notre tête,

 22 à commencer par le baptême de Jean jusqu'au jour où il nous a été enlevé: il faut donc que l'un d'entre eux devienne avec nous témoin de sa résurrection.»

 23 On en présenta deux, Joseph appelé Barsabbas, surnommé Justus, et Matthias.

 24 Et l'on fit alors cette prière: «Toi, Seigneur, qui connais les cœurs de tous, désigne celui des deux que tu as choisi,

 25 pour prendre, dans le service de l'apostolat, la place que Judas a délaissée pour aller à la place qui est la sienne.»

 26 On les tira au sort et le sort tomba sur Matthias qui fut dès lors adjoint aux onze apôtres.

Prédication : 

            Pourquoi 12 ? 12 disciples ? 10 x 12 frères au milieu desquels Pierre prend la parole ? Il se présente là un nombre de personnes qui aurait à voir avec la perfection, une certaine perfection ? Ou alors ce tout jeune groupe se penserait, ou aurait été pensé comme nouvel Israël nouveau peuple de Dieu – 12 tribus, 12 fils de Jacob) ? (je laisse de côté les 12 petits Prophètes qui, à leur manière, écrivent aussi une histoire)…

            Pourquoi 12 ? Dans ce 12 si massivement répété dans les deux Testaments de la Bible, y a-t-il une nécessité ? De quelle sorte ? Les commentateurs nous parlent d’un chiffre de perfection. Mais quelle nature a ce chiffre pour être décrété parfait. Ni onze ni treize ? Un chiffre juste arithmétique – auquel cas il serait juste indifférent que ce soit 11, ou 13. Mais ce doit être plus sophistiqué, ce doit être plutôt un sorte de code – chiffre – synonymes dans ce cas. 12 serait le code d’une certaine perfection, perfection de l’effectif communautaire. Mais la perfection de l’effectif, s’il y en a une, signifie-t-elle la perfection des personnes ? La perfection de l’effectif induit-elle la perfection de chacune et de chacun (en l’occurrence la perfection de chacun dans les évangiles, où tous les appelés sont des mâles) ?

            A cet endroit il nous est facile de répondre : non, l’effectif – 12 – n’est pas une garantie. Car – nous le savons bien – il y en a un sur 12 qui va, d’une certaine manière, tout flanquer par terre, tout, c'est-à-dire toutes les spéculations sur l’effectif de la perfection. Et depuis que nous lisons dans les évangiles les récits de la trahison de Judas, il vient une question sans fin, la question Pourquoi ? La question vient et viennent avec elle quantité de supputations. Et il est impossible de conclure. Car la trahison de Judas est un trou ; un trou non pas pour passer une vie à tenter à le remplir, mais un trou pour apprendre à le border, pour en apprendre la proximité, pour apprendre à vivre dans sa proximité, et – redoublant le verbe – à apprendre à apprendre à suivre un certain chemin, témoignage chrétien, partage de l’Évangile… vous le direz comme vous l’entendrez.

 

            Ainsi de 12 nous sommes passés à 11, mais nous n’avons pas vu Jésus se précipiter pour que l’effectif remonte de 11 à 12. En lisant notre Luc du jour, en lisant les critères que propose Pierre, les candidats ne manquent pas et s’il ne reste que deux noms, c’est encore un de trop.

            Et pourquoi, une fois encore, faut-il que l’effectif remonte à 12 ? Nous sommes dans Actes – c'est-à-dire Luc – et tout ce qui semble être normalement avancé doit être accueilli avec prudence.

            12 ? Quelle origine à ce 12 apostolique ? C’est dans la Bible ? C’est dans la vie de Jésus, appel de ses disciples ? Et alors ? Un lecteur un peu critique affirmerait qu’un tel usage du chiffre, on ne dira pas du symbole, est tendancieux. Et qu’il vient là détourner à son profit une situation pas très simple, mais aussi pas très compliquée. Passer de 12 à 11, finalement, c’est assez simple, surtout lorsque le 12ème fait le ménage lui-même…

            12 ? Un peu comme précédemment, c’est au fond une question de référence aux Écritures, qui déclarent que si la maison demeure inhabitée, un autre doit en prendre la charge. Bien sûr, ça peut s’appliquer là. (Ici je veux me souvenir pour vous de quelque chose qui m’énervait assez fort, lorsque j’étais enseignant à l’INSA de Lyon, c’était que mes élèves me disent au fil de leur travail « maintenant il faut appliquer une formule ») Et bien, Actes 1,20, Pierre parle comme quelqu’un qui, pour établir sa propre idée, vient appliquer une formule, formule faire de deux versets de Psaumes.

            120 ? Notez bien aussi que Pierre se lève au milieu d’un groupe de 12x10, dans des conditions mal précisées, et avec une idée qui semble n’être que la sienne. Ce groupe a un effectif sur mesure… Est-ce Pierre, ou est-ce Luc qui parle ? Et il se compte là plusieurs hommes – pas de femmes – qui ont pour quartier de noblesse d’avoir suivi Jésus depuis son baptême jusqu’à son ascension. Mais qu’est-ce à dire ? Ces hommes, si nous en croyons l’évangile de Luc, ont suivi Jésus avant même les 12… ils sont plus anciens que Pierre. Et pourquoi donc bénéficient-ils d’une considération  moindre ? Et pourquoi Pierre parle-t-il mal d’eux, en les prenant sous un nous-eux condescendant ?

 

            Et avec tout cela, il s’agit de préciser, de discuter, qu’il devait et qu’il dut y avoir 12 témoins de la résurrection, pas 11, pas 13 mais 12.

            Jésus en appela 12, mais de quelle autorité, 12 n’est pas forcément le seul chiffre possible. En plus, Luc nous montre bien des fois un Jésus suffisamment libre pour s’affranchir même du 12.

            Partant de là, la question des 12 et de leur sélection – seul Matthias a été sélectionné – n’est plus une question évangélique mais une question apostolique. C'est-à-dire qu’il n’y a aucun Esprit Saint dont  l’activité soit à attendre, même pour ceux qui attendent la fête liturgique de Pentecôte, même  pour ceux qui en attendent encore aujourd’hui une effusion personnelle.

            Et partant de là aussi, c’est la réflexion personnelle et communautaire qui compte car ces nouveaux 12 ne vont pas tarder à disparaître, l’âge certainement, la persécution peut-être, tous, et il ne restera… que des hommes, et des femmes, avec des instruments d’êtres humains, qui n’appliquent pas des formules, mais essentiellement lisent, méditent, partagent, leur réflexion, pour partager la vie de la communauté. Et c’est ainsi que l’Évangile – la Parole – traversera les millénaires. Amen