dimanche 6 septembre 2020

Méditation sur la rétribution (Matthieu 16,21-27)

 Matthieu 16

21 À partir de ce moment, Jésus Christ commença à montrer à ses disciples qu'il lui fallait s'en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter.

22 Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander, en disant : « Dieu t'en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t'arrivera pas ! »

23 Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »

24 Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive. 25 En effet, qui veut sauvegarder sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie à cause de moi, l'assurera. 26 Et quel avantage l'homme aura-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie ? Ou bien que donnera l'homme qui ait la valeur de sa vie ? 27 Car le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; et alors il rendra à chacun selon sa conduite.

Prédication

Chaque dimanche que Dieu fait, plusieurs textes, trois en général, sont proposés à notre méditation. Et chaque dimanche que Dieu fait, le prédicateur, confronté à la richesse de ces textes, doit faire des choix et laisser de côté plusieurs thèmes sur lesquels il aurait voulu prêcher. Après tout, la liste des textes proposés pour le culte dominical se répète tous les trois ans… et donc pour tel texte et pour ce qu’il inspire, rendez-vous dans trois ans. Sauf que ça ne se passe pas toujours comme ça : comme vous le savez bien, la vie d’un lecteur de la Bible est une vie pleine de surprises et certaines surprises appellent une sorte d’approfondissement immédiat. C’est de cette immédiateté que parlaient les quelques versets de Jérémie que nous avons lus dimanche dernier. Mais ça n’est pas Jérémie 20 que nous venons de relire, ni d’ailleurs Paul (Romains 12,1 et 2).

Nous venons de relire Matthieu 16,21-27 ; et pour la seconde fois en deux semaines, nous avons entendu ceci, de la bouche de Jésus : « …le Fils de l'homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père; et alors il rendra à chacun selon sa conduite. » Matthieu, Marc et Luc rapportent tous les trois comment Pierre, dans un époustouflant élan de foi, confessa le premier et publiquement Jésus comme Christ, et ils rapportent aussi tous les trois comment Pierre, réprimandant Jésus qui annonçait sa passion, fut méchamment taclé par le Seigneur… Mais seul Matthieu rapporte ceci : « le Fils de l’homme… rendra à chacun selon sa conduite. »

Vous reconnaissez dans ces derniers mots le thème de la rétribution. Et le thème de la rétribution est placé par Matthieu dans la bouche de Jésus Christ, en qui et par qui pourtant tout est grâce – nous le répétons ici trois ou quatre fois dans chaque culte.

Le Fils de l’homme donc rendra, à Pierre par exemple, selon sa conduite. Quelle est la conduite de Pierre ? Ce qui le mène à confesser que Jésus est le Christ. C’est aussi ce qui le mène à réprimander le Christ lui-même... et plus tard à renier le Christ… Le Fils de l’homme, le Christ en gloire, que rendra-t-il à Pierre ? Et si ça n’est pas Pierre, ça sera nous, l’un après l’autre. Dans la comptabilité de la fin des temps, à combien de reniement a-t-on droit, combien de repentirs sincères faut-il pour annuler l’effet de nos reniements, et le tout pour recevoir quoi ?

Bien sûr, nous sommes tous des enfants de Martin Luther et nous savons quel soulagement et quelle libération ce fut pour lui de découvrir, en méditant Paul (Romains 1,16-17), ce qu’est la grâce divine. Nous savons que c’est la grâce prévenante de Dieu qui nous sauve, bien avant que nous ne le sachions, et que le juste vit par la foi. Nous savons aussi quelle révolution ce fut, dans l’Europe du 16ème siècle, lorsqu’il proclama qu’aucune bonne œuvre ne peut apporter le salut. Mais nous savons un peu moins que Martin dû lutter à l’intérieur même de son propre camp pour que la grâce reste grâce, pour que le salut par la grâce ne devienne pas ce qui doit être cru et professé pour être sauvé. Martin fut intraitable sur ce point : un homme ne peut en aucun cas, d’aucune manière, ni jamais, contribuer à son propre salut…

Opuscules, traités, sermons, lettres, thèses théologiques, cantiques… une très grande partie de la production littéraire de Martin Luther ne parle que de ça. Et il en parle bien. Il parvient même, dans certains écrits, à parler de la grâce en raison, tout en ne faisant pas trop outrage à ce qui fait que la grâce est grâce. Et il le fait en parlant en même temps – autant que faire se peut – de la grâce et du péché. Le croyant, selon Martin Luther, est en même temps juste et pécheur. 

Revenons à Matthieu et aux Saintes Écritures. Le Fils de l’homme rendra à chacun selon sa conduite. Le thème de la rétribution n’est pas du tout rare dans la Bible. Jugez-en :

Moi, le SEIGNEUR, qui scrute les pensées, examine les sentiments, et rétribue chacun d'après sa conduite, d'après le fruit de ses actes (Jérémie 17,10) ;

C'est pourquoi je vous jugerai, chacun selon ses chemins (Ezéchiel 18,30) ;

Le SEIGNEUR a un procès avec Juda, pour faire rendre compte à Jacob de sa conduite et le rétribuer selon ses actions. (Osée 12,3) ;

Mentionnons tout en passant le Psaume 92, et les amis du malheureux Job, prompts à affirmer, contre toute évidence, que Dieu protège les gens honnêtes et précipite la chute des méchants ;

N’oublions pas qu’un grand courant théologique (deutéronomiste) a entrepris d’expliquer toute l’histoire, malheurs et bonheurs, du peuple élu sur la base d’idées de rétribution ;

Et la rétribution n’est pas qu’une affaire de prophétisme et d’une théologie de l’histoire qui n’appartiendrait qu’à l’Ancien Testament. Nous avons évoqué Matthieu, et nous ne laisserons pas Paul manquer à l’appel : Celui qui plante et celui qui arrose, c'est tout un, et chacun recevra son salaire à la mesure de son propre travail (1Corithiens 3,8). 

En face de dizaines de versets de ce genre nous pouvons placer autant de versets qui affirmeront que Dieu est amour et que « c’est par grâce que vous êtes sauvés, ça passe par la foi et ça ne vient pas de vous, c’est don de Dieu » (Éphésiens 2,8). Mis face à face, ces versets disent bien le contraire les uns des autres. Et pourtant, là n’est pas l’essentiel.

Nos anciens n’ont certainement pas conservé les versets de la rétribution pour bien démontrer que seule la grâce peut nous sauver. Si c’est cela qu’ils avaient voulu faire, ils auraient simplement expurgé les textes, et alors les versets parlant de rétribution seraient soit oubliés, soit apocryphes (c’est d’ailleurs ce qui fut fait s’agissant de la gnose et de l’apocalyptique). La réciproque est tout aussi vraie.

Si rétribution et grâce se trouvent face à face, entremêlés au point d’être indémêlables, canonisées ensemble, c’est qu’elles forment un véritable ensemble. Ça n’est pas, ça ne peut pas être ou bien l’une, ou bien l’autre. C’est l’une et l’autre, par nécessité, question de vérité du rapport au réel, question de pertinence et de dynamisme de ce que nous professons, et question de crédibilité de notre foi en Dieu. C’est parce que nous ne savons rien de ce qui relève du jugement de Dieu. C’est parce que rien, ni en foi, ni en raison, ne peut justifier la mort d’un enfant, ou le sort qui est fait à ceux qu’on persécute. Prêcher la grâce, ou la rétribution, après un incendie ravageur et meurtrier serait juste le signe d’un dessèchement du cœur, d’une sclérose de la foi et de la pensée. Être absolument certain des raisons de son propre salut par pure grâce serait signe d’une grande arrogance, et peut-être même un blasphème.

Il faut à la grâce seule, autant qu’elle est professée et prêchée, une sorte aiguillon, et même une morsure, une morsure qui émane du texte-même qui la fonde, morsure précisément ici de la rétribution, pour que cette grâce puisse demeurer une grâce vécue, pour que demeurent l’illumination de la raison et sa part d’ombre, pour que demeurent la pure certitude et sa part d’inquiétude, pour que ce soit bien en Dieu qu’on place sa confiance et non pas en soi-même.

Qu’il en soit ainsi. Amen