samedi 19 juillet 2025

De l'hospitalité (Luc 10,38-42)

Luc 10

38 Comme ils étaient en route, il entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison.

 39 Elle avait une sœur nommée Marie qui, s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.

 40 Marthe s'affairait à un service compliqué. Elle survint et dit: «Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m'ait laissée seule à faire le service? Dis-lui donc de m'aider.»

 41 Le Seigneur lui répondit: «Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et t'agites pour bien des choses.

 42 Une seule est nécessaire. C'est bien Marie qui a choisi la meilleure part; elle ne lui sera pas enlevée.»

Prédication : 

            La vie d’un lecteur de la Bible est marquée de bien des découvertes, en voici une. C’est une découverte plutôt récente, et dont l’énoncé est très simple : Luc 10,38 vient juste après Luc 10,37. Vous allez penser qu’il n’y a pas là un grand mystère – et qu’il est temps que je prenne des vacances… Vous allez penser aussi que c’est, quelque chose que nous faisons tous lorsque nous étudions quelques versets bibliques, regarder les versets qui viennent avant, et après, ceux que nous étudions.

            Tous cela est vrai, bien sûr. Mais pourquoi aujourd’hui, et ces versets-là ? Et bien Luc 10,38 c’est Marthe et Marie et Luc 10,37, nous l’avons lu dimanche dernier et c’est la parabole du bon Samaritain. Pourquoi ces deux textes hyperconnus ne sont-ils pas – ils le sont très rarement – associés l’un à l’autre, alors qu’ils se touchent totalement dans le récit ?

            Probablement parce qu’ils sont tellement connus et chargés chacun d’interprétations presque canoniques, qu’ils se suffisent à chacun à lui-même. Pour préciser :

- le Va et toi, fais de même de la merveilleuse histoire du Bon Samaritain, fonctionne avec une idée du secours, avec en plus l’identification de bons et de méchants, et tout le monde dit Amen ;

- et Marie a choisi la meilleure part établit clairement la supériorité de la contemplation sur la diaconie ; ajoutons que, dans la Bible, si vous vous appelez Marie, on ne vous reprochera jamais rien, et que les scènes de ménage sortie fracassante de cuisine (façon Marthe), on n’aime pas trop celles qui les provoquent ; alors après la dernière réplique de Jésus, on dit Amen une seconde fois ;

 - et chacun de ces deux versets continue son propre chemin.

           

            Pourtant, il y a entre ces deux textes des similitudes troublantes…

- à commencer par le fait que chaque fois il y a trois rôles (rôles plutôt que personnages) ;

- Marthe, Marie, Jésus, d’un côté, et Le Samaritain, le Prêtre, et l’homme battu de l’autre côté ;

- Et chaque texte comporte un « invité », Jésus, d’un côté, et l’homme battu, de l’autre côté ;

- devant ces invitations deux attitudes sont toujours possibles,

            - une attitude qui prend en charge explicitement un corps humain, l’homme tombé pour le soigner, et Jésus pour le nourrir ;

            - pendant que l’autre attitude se concentre sur la spiritualité, le Prêtre pense au Temple et à la pureté rituelle, et que Marie se concentre sur l’enseignement de Jésus ;

            - notons bien ici que ces attitudes sont entières et sans partage : elles s’excluent totalement l’une l’autre, c’est soit le corporel, soit le spirituel, et ça ne se mélange pas ;

- Et ajoutons – mais nous l’avons déjà fait – que deux morales indiscutables de l’histoire viennent clôturer chacune son récit ; nous allons encore en parler.

            Intéressantes similitudes. Que faire, une fois qu’elles sont repérées ?

            Considérons dans la vraie vie  des gens ordinaires que nous sommes cette occurrence vraiment rare : se trouver en présence d’une personne laissée pour morte… Cette situation requiert votre attention, toute votre attention jusqu’au moment où arriveront des secours – nous projetons ici dans notre siècle l’argument de l’histoire du Bon Samaritain… Nous retenons la rareté de l’événement, et l’intégralité de l’engagement. Il y a là-dedans ce que nous pourrions appeler une éthique spéciale, une éthique de l’urgence. Cette éthique de l’urgence peut comporter un module d’évaluation du comportement des uns et des autres, ceux qui restent, et de ceux qui passent, on verra que, dans ce module une certaine forme de la conscience de soi (forme théologique de la conscience de soi et de la conscience d’autrui) déterminera le comportement de ces gens qui passent, ou qui restent. Ceci pour la forme rare de l’événement : il nous semble que le comportement approprié  doit être entier, sans nuance et sans reste, entière dévotion à autrui.

            Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit d’un événement récurrent et dans lequel il n’y a aucune vie qui soit mise en jeu ? Comme Jésus invité chez Marthe. Évènement unique ? Oui, dans le récit de Luc, Jésus va une seule fois chez Marthe. Cependant nous ne retenons pas qu’il ne passe qu’une fois… le propos, c’est qu’il n’y a pas mort d’homme. Dans la vraie vie, notre vraie vie, Jésus s’invite auprès de Marthe et Marie, et chez nous, chaque fois que nous lisons le récit. Bien sûr, c’est Jésus, et bien sûr il n’est pas une personne ordinaire, mais faut-il s’engager dans les préparatifs de ce repas-là comme on s’engagerait s’il y avait risque létal ? On ne comprend guère cet engagement extrême de Marthe, comme si la vie de Jésus en dépendait, ou comme si la vie de l’hôtesse en dépendait, et comme si la mobilisation générale de toutes les ressources disponibles était obligatoire pour le dîner… Le Samaritain, lui, n’oblige personne d’autre que lui-même. Chez Marthe, on pourra manger un peu plus tard, l’hospitalité proche orientale sera un peu moins considérable, mais plus participative cette fois, et il y aura pour tous et de l’enseignement et de quoi manger… Ainsi cette autre éthique, éthique du récurrent, l’éthique de l’ordinaire, a le souci simultané de ce qui nourrit le corps et l’âme.

 

            Mais il reste un élément encore sur lequel nous allons nous pencher. Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t'agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C'est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée. Avançons prudemment, car – nous l’avons déjà dit, lorsque le prénom Marie arrive dans la Bible, sous nos yeux, nous risquons de perdre la tête. Marie a choisi la bonne part (meilleure) Cette part ne lui sera pas ôtée, sans doute parce que la Parole de Jésus, quand quelqu’un la reçoit, devient en lui ineffaçable. Marie donc ventre vide se nourrirait de ce qui est bon, de la bonne part. Une part spirituellement nécessaire… Oui, mais il faut tout de même manger, car même la meilleure part a besoin pour être dite et partagée de corps humains en état de fonctionner.

            Et c’est ici que nous allons retrouver Marie, assise aux pieds du Maître et ne faisant rien d’autre, vivant donc en fait selon une éthique de l’urgence et de l’exception, tout exactement comme sa sœur, tout exactement comme ces messieurs de la parabole du Bon Samaritain. Pourtant, il n’y a pas mort d’homme, pourtant Jésus est vivant. Bien sûr le lecteur qui est savant sait que Jésus mourra dans quelques chapitres et qu’il y a une sorte d’urgence dans toutes ces vies qui se croisent. Oui. Il faut être un peu théologien et un peu témoin du Dieu vivant et du Christ ressuscité.

            Il y a de la vie. La vie est là-dedans qui nous permet de méditer sur ce qui est exceptionnel et sur ce qui est régulier. Quelle chance avons-nous ! Il n’y a pas péril en cet instant ; nous pouvons vivre notre foi et croire notre vie dans une tranquillité toute fraternelle. Amen,


samedi 12 juillet 2025

Qu'est-il écrit ? (Luc 10,25-37) Comment lis-tu ?

 

Luc 10

25 Et voici qu'un légiste se leva et lui dit, pour le mettre à l'épreuve: «Maître, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle?»

 26 Jésus lui dit: «Dans la Loi qu'est-il écrit? Comment lis-tu?»

 27 Il lui répondit: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même.»

 28 Jésus lui dit: «Tu as bien répondu. Fais cela et tu auras la vie.»

 29 Mais lui, voulant montrer sa justice, dit à Jésus: «Et qui est mon prochain?»

 30 Jésus reprit: «Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, il tomba sur des bandits qui, l'ayant dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant à moitié mort.

 31 Il se trouva qu'un prêtre descendait par ce chemin; il vit l'homme et passa à bonne distance.

 32 Un lévite de même arriva en ce lieu; il vit l'homme et passa à bonne distance.

 33 Mais un Samaritain qui était en voyage arriva près de l'homme: il le vit et fut pris de pitié.

 34 Il s'approcha, banda ses plaies en y versant de l'huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui.

 35 Le lendemain, tirant deux pièces d'argent, il les donna à l'aubergiste et lui dit: ‹Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c'est moi qui te le rembourserai quand je repasserai.›

 36 Lequel des trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme qui était tombé sur les bandits?»

 37 Le légiste répondit: «C'est celui qui a fait preuve de bonté envers lui.» Jésus lui dit: «Va et, toi aussi, fais de même.»

Prédication

              L’un de ces derniers dimanches, nous avons lu déjà quelques versets du 10ème chapitre de l’évangile de Luc. Nous avons parlé de 72 disciples envoyés par Jésus en mission de par le vaste monde, avec un double mot d’ordre : prêcher et guérir, ou, pour le dire autrement : dire et faire. A leur retour de mission, ces disciples étaient dans la joie. «Seigneur, disent-ils, même les démons nous sont soumis en ton nom.» Sur quoi leur joie porte-t-elle ? L’objet de leur joie, c’est plutôt qu’ils ont fait… Jésus leur répond de se réjouir essentiellement de ce que leurs noms ont été écrits dans les cieux. Écrits dans les cieux, mais par qui, et surtout, pour quelles raisons leurs noms auraient-ils été écrits dans les cieux ? En raison de ce qu’ils ont fait ? Ce que Jésus leur suggère, n’est-ce pas de se réjouir du dire, plutôt que du faire ?

           

« Que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? » C’est, toujours dans le 10ème chapitre de Luc, la même question qui revient. Non pas dans la bouche d’un disciple, mais dans la bouche d’un maître de la Loi, qui s’adresse à Jésus. Vous connaissez la réponse de Jésus : « Va et, toi aussi, fais de même. », c'est-à-dire, en trois points, (1) sois reconnaissant envers ceux, même anonymes, qui, un jour, t’ont secouru, (2) ne choisis jamais ceux que tu dois secourir, secours-les seulement, et (3) l’action diaconale est  prioritaire sur l’action cultuelle…

           

Si le légiste avait l’idée que sous ces trois conditions, il hériterait de la vie éternelle, Jésus lui dirait ce qu’il a dit déjà aux 72 : s’agissant de noms inscrits dans les cieux, ou de vie éternelle, ou de salut… quel que soit le nom qu’on donne à ça, il ne s’agit jamais de faire, car il n’y a aucun ‘faire’ personnel qui puisse garantir une divine rétribution.

            Or cela, le maître de la Loi le sait bien. Et il le dit même très précisément. Il le dit de deux manières. (1) En appelant Jésus ‘didas-kalos’, en gros maître de bonté. (2) En utilisant le verbe hériter : « Maître de Vie, que ferai-je pour hériter de la vie éternelle ? » Et bien, nul n’a jamais choisi ceux dont il hérite ; en étymologie grecque, hériter ‘klèro-noméo’ signifie le hasard fait loi.

Ce thème est bien plus qu’une passe d’armes entre un maître de la Loi  et un maître de bonté. Ce thème est familier aux protestants. Il porte même un nom latin – sola gratia – et a ses champions, Paul, Saint Augustin, Martin Luther…       Pour rester fidèle à l’esprit de la grâce qui souffla et souffle encore, nous devons apprendre et toujours réapprendre que ni la prédication de la grâce seule, ni la foi en la grâce seule, ni l’anathème jeté sur Pélage et sur ses continuateurs, ne sont des œuvres méritoires…

            Et le légiste, maître de la Loi, le sait parfaitement ; il sait parfaitement, en tant que maître de la Loi, que c’est la divine grâce qui sauve et qu’elle n’a besoin de personne pour sauver... C’est parce qu’il le sait parfaitement que la question qu’il pose à Jésus est plus qu’une simple mise à l’épreuve. C’est une tentation, la troisième tentation selon Luc (Luc 4,9-12), celle de faire de Dieu l’obligé des hommes à cause des Écritures.

 

            Nous pourrions en rester là. Mais il se trouve qu’une certaine double question est dans la bouche de Jésus, posée par lui au maître de la Loi, posée aussi aux autres auditeurs, posée aux lecteurs. « Dans la Loi, qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? » Autre traduction : « Dans la Loi, qu’a-t-il été écrit ? Comment l’accomplis-tu ? » Cette double question, nous n’allons pas l’éluder, car c’est Jésus lui-même qui la pose. Et dans notre réponse, nous n’allons pas nier non plus qu’il y ait quelque chose à faire, car c’est lui-même qui le dit : « Fais cela et tu vivras. »

            D’abord la double question. Dans la Loi, qu’est-il écrit ? Ou qu’a-t-il été écrit ? C’est écrit aujourd’hui, ça a été écrit, hier, et même avant-hier. Déjà au temps de Jésus, et même bien longtemps auparavant, déjà au temps de Luc, il y a des textes canoniques, sacrés, inamovibles. Très bien, canoniques, sacrés, inamovibles… pour qui ? Pour les Juifs ? Le prêtre et le lévite de la parabole sont des Juifs. Et pour les Samaritains, pour le Samaritain de la parabole, y a-t-il aussi un texte canonique, sacré et inamovible ? C’est que les Samaritains adorent aussi le dieu IHVH, ils lui rendent un culte sacrificiel – sur le mont Garizim – et ils sont lecteurs de leur texte canonique, sacrée, inamovible… Les Samaritains ont cinq livres, Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome. On appelle ces cinq livres le Pentateuque samaritain. Des différences avec le texte des Juif ? Une différence, assez notable : les dix commandements du texte samaritain comportent une mention particulière sur le lieu du culte : mont Garizim. Mais pour tout le reste… Autrement dit, le prêtre et le lévite d’un côté, et le Samaritain, de l’autre côté, dans la parabole, sont lecteurs du même texte !

Qu’est-il donc écrit, qu’a-t-il été écrit, jadis et pour toujours ? Pour tous les trois, la même chose ! Comment ont-ils lu, qu’ont-ils fait ? Inutile de le redire. Et surtout n’avançons pas qu’en raison de son acte, le Samaritain connaîtra dans les cieux un sort meilleur que celui des deux autres. Repérons plutôt que ces deux hommes qui redescendent de Jérusalem – après leur temps de service au Temple – ont une foi qui est toute de répétition rituelle, que leur compréhension des Écritures ne laisse subsister aucun espace d’interprétation, aucun espace d’improvisation, ni aucune initiative devant l’urgence d’une situation, devant l’imprévu, devant un drame ; ils ne peuvent pas s’approcher du blessé, ils ne peuvent pas devenir le prochain de cet homme.

Quant au Samaritain, lecteur du même texte, il dispose d’un espace de compréhension des Écritures suffisamment ouvert pour accomplir quelque chose, au présent, dans le présent d’une situation particulière ; il accomplit une action appropriée, anonyme, conséquente, et sans mesure. Le Samaritain sauve une vie, il rend un être humain à la vie. C’est une bonne action, au sens biblique, dans le sens où « Dieu vit que cela était bon », cadeau de la vie, de la part de la vie, et pour la vie. C’est « choisis la vie afin que tu vives… » (Deutéronome 30,19) Juifs et Samaritains lisent ici exactement le même texte, et c’est le même texte que nous lisons nous aussi…

 

Fais cela et tu vivras, commandement et promesse de Jésus. Tu vivras, en plénitude de vie et donc sans te préoccuper de l’inscription de ton nom dans les cieux, ni d’une rétribution post mortem. La vie en plénitude se suffit à elle-même.

Revenons, une dernière fois, à cette inépuisable parabole. Le prêtre et le lévite reviennent du Temple et rentrent chez eux : ils se déplacent en somme entre deux espaces de propriété, entre chez soi et chez soi. Le Samaritain est en voyage, plus qu’en voyage, car il est prêt à une action bonne, il est en pèlerinage, prêt à la rencontre d’un homme, à la rencontre de Dieu non pas cette fois-là, mais chaque fois.

Pèlerin bon courage

Ton chant brave l’orage

Mon Dieu plus près de Toi

Plus près de Toi Amen

samedi 5 juillet 2025

Il y eut 72 apôtres (Luc 10, 1-12 & 17-20)

Luc 10

1 Après cela, le Seigneur désigna soixante-douze autres disciples et les envoya deux par deux devant lui dans toute ville et localité où il devait aller lui-même.

 2 Il leur dit: «La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers à sa moisson.

 3 Allez! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.

 4 N'emportez pas de bourse, pas de sac, pas de sandales, et n'échangez de salutations avec personne en chemin.

 5 «Dans quelque maison que vous entriez, dites d'abord: ‹Paix à cette maison.›

 6 Et s'il s'y trouve un homme de paix, votre paix ira reposer sur lui; sinon, elle reviendra sur vous.

 7 Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu'on vous donnera, car le travailleur mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison.

 8 «Dans quelque ville que vous entriez et où l'on vous accueillera, mangez ce qu'on vous offrira.

 9 Guérissez les malades qui s'y trouveront, et dites-leur: ‹Le Règne de Dieu est arrivé jusqu'à vous.›

 10 Mais dans quelque ville que vous entriez et où l'on ne vous accueillera pas, sortez sur les places et dites:

 11 ‹Même la poussière de votre ville qui s'est collée à nos pieds, nous l'essuyons pour vous la rendre. Pourtant, sachez-le: le Règne de Dieu est arrivé.›

 12 «Je vous le déclare: Ce jour-là, Sodome sera traitée avec moins de rigueur que cette ville-là.

Prédication :

L’évangile de Luc, lorsqu’on l’associe avec le livre des Actes des Apôtres, constitue un récit unique qui commence avant même la naissance de Jésus de Nazareth, et qui finit lorsque son message commence à être proclamé à toutes les nations.

            Il nous faut ici entendre par nations tous ceux qui ne sont pas Juifs, ceux qui ne parlent pas araméen, tous ceux qui parlent la langue commune de l’époque, le grec, mais l’on sait que bien des efforts de traduction des textes seront très tôt accomplis pour que le message soit rendu compréhensible, en arménien par exemple, ou en éthiopien, ou en syriaque, ou encore en latin…

            Avant cet effort de traduction, il y a un effort de mission qui semble avoir été accompli par les Apôtres eux-mêmes… on connait les voyages de Pierre, on subodore les voyages de Philippe (Liban, Éthiopie, les deux en même temps…), on nous dit que la première communauté fut dispersée après une persécution, les chrétiens de Judée devenant missionnaire, contraints et forcés ; et on ne peut pas ignorer les voyages de Paul, qui ne fait pas partie du collège des Apôtres, entendons par là le collège des Douze, ceux qui ont effectivement connu Jésus de son vivant. A part Pierre et Philippe, deux sur douze, qu’ont fait les Apôtres ? Voyager ? Évangéliser ? S’installer plutôt en communauté, ou en école, en se donnant pour tâche d’élaborer et de maintenir le bon message, la bonne doctrine ? Disons voyager, au trois-fois- quatre coins du monde, chacun dans une direction propre.

             Il y a un livre de la Bible qui s’appelle justement Actes des Apôtres, et qu’il soit dans nos Bibles juste après les quatre évangiles doit nous donner à penser que, très tôt dans l’histoire de la chrétienté (occidentale), il a été tenu pour acquis que l’origine de l’évangile (les textes, la doctrine, l’histoire…) était apostolique. Et que les évangiles aient pour titres les noms de quatre Apôtres vient évidemment à l’appui de cette idée. Mais est-ce aussi simple ?

            L’origine apostolique de l’Évangile est une idée intéressante. Mais cette idée ne dispense pas d’une question simple : les Apôtres, lorsqu’ils ont voyagé et prêché l’évangile de Jésus Christ, qu’ont-ils trouvé comme terrain, comme terreau ?

           

            Évangile de Luc, et Actes des Apôtre, un seul auteur qui, toujours, expose les idées reçues, mais propose aussi, souvent mine de rien, de réfléchir de manière critique sur ces mêmes idées. C’est, semble-t-il, dans ce cadre, que nous pouvons méditer le dixième chapitre de Luc.

            Nous avons quelques connaissances sur les Douze, notamment sur leur mission (Luc 9), mais qui sont les 72 ? Si nous voulons faire quelque chose du 72, c’est le nombre des nations païennes selon Genèse 10 (grec). Symbole assez simple : cette mission envoyée par le Seigneur sera allée partout, dans le monde entier.

            Cette mission est une mission assez radicale. Les missionnaires sont de pauvres itinérants (comme les 12), que la mission n’enrichira jamais. Quant à leur message, il se limite à deux énoncés simplissimes, paix à cette maison, et le règne de Dieu est tout à fait proche de vous (ici, un petit souci de traduction, il faut comprendre que le règne de Dieu s’est approché et est on ne peut plus proche, autrement dit, il est là, et sa pleine manifestation tient aux humains). Deux énoncés simplissimes donc, paix à cette maison, et le règne de Dieu est tout à fait proche de vous, ces énoncés pouvant être vu comme le corps et la norme de la prédication. Quant à l’action des 72, elle tient en un verbe, guérir. C’est donc très simple. Avec ça, ils seront accueillis, ou ne le seront pas.

            Missionnaires très dépouillés – missionnaires mendiants – message très simple, pratique très simple. C’est la partie douce de la radicalité de la mission des 72. Mais y a l’autre partie de la mission, la partie dure, si l’on ne veut pas d’eux. Qui pourrait refuser de recevoir des itinérants prédicateurs et guérisseurs fonctionnant à un tarif aussi bas ? …mais personne n’est obligé de les recevoir ! Que serait une bonne nouvelle si elle était assortie d’une obligation de recevoir ? Que serait un don gratuit s’il était obligatoire de souscrire ? Et bien la mission des 72 introduit une forme de malédiction contre ceux qui ne la recevront pas… mais cette malédiction est ce qu’on peut appeler une malédiction liturgique. Heureusement, il n’appartient pas aux missionnaires de la mettre en œuvre, les 72 ne sont pas des prophètes genre Elie.

            Il semble que cette mission ait été couronnée d’un certain succès, un succès en excès, puisqu’en plus de la prédication et de la guérison, il vient que les démons sont soumis à ces missionnaires œuvrant au nom de Jésus… voilà cette mission décrite. Mais voilà aussi une chose bien étrange, que nous ne savons absolument pas qui sont ces 72. Ils sont, nous dit Luc, désignés en plus des Douze et après les Douze, Mais leur envoi en mission est différent de celui proposé aux Douze.

            La mission des 72 est une mission préparatoire ; ils viennent avant Jésus. Mais nous ne savons pas ce que les Douze faisaient pendant que les 72 étaient à besogner partout, c'est-à-dire dans les vignes du Seigneur.

            Ces 72, j’aime les appeler les Apostoliques Anonymes, car anonymement ils vont recevoir leur lettre de mission et les instruments de leur mission, anonymement ils vont accomplir leur mission,  puis, redoublant d’anonymat, ils disparaitront, avec seulement cette unique épitaphe : « Réjouissez-vous de ce que vos noms ont été inscrits dans les cieux », déclaration de Jésus.

            Qui sont-ils ? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons pas. Leur existence est attestée par les traces de leur mission, par les traces de leur passage. Il nous faut envisager leur existence du point de vue des Douze puis après devenus, à leur tour, apôtres et partis en mission. De qui les Douze tiennent-ils leur autorité, quel est le contenu de la prédication, quelle en est aussi la norme ? Et, surtout, où et à qui prêchent-ils ? Ils prêchent partout, et ils prêchent à tous. Mais enfin, que trouvent-ils là où ils prêchent ? L’évangile aura-t-il été déjà prêché avant que les Douze arrivent, avec leur autorité, leurs catéchismes et leur baptême ?

            Si l’on entend par Évangile l’histoire vie et mort de Jésus de Nazareth, plus sa compréhension comme miséricorde et amour de Dieu dans l’histoire d’Israël et du monde, alors oui, les Douze sont les premiers.

            Mais si l’on entend par Évangile la mission des 72 comme nous l’avons entendu, alors les Douze ne sont pas les premiers, ils ont été précédés, par une autre mission, celle des itinérant, très simples prédicateurs, et très simples guérisseurs. Qui apparaissent, disparaissent, sans souci de rassemblement, d’organisation, de pérennisation...

            La thèse portée par les 72 Apostoliques Anonymes, c’est que partout où Jésus devait aller lui-même, la mission des 72 était toujours déjà passée. Et plus avant encore, cette thèse, c’est que partout où l’on annonce un évangile élaboré, structuré, inscrit dans une histoire de Dieu, du Christ et de l’Esprit, partout donc, l’évangile a toujours déjà été annoncé et reçu librement, comme présence concrète du Règne de Dieu. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à toute évangélisation. Cela signifie que ceux à qui l’on s’adresse, ceux à qui nous nous adressons, ne sont jamais sans connaître ce que nous appelons, nous, les bienfaits de Dieu, mais qui peuvent porter bien d’autres noms.

           

            Bien sûr, à cette affirmation nous pourrons opposer qu’en certains endroits la mission des 72 a été repoussée et qu’à cette attitude correspondent de sévères et divines sanctions. Mais ces sanctions qui va les mettre en œuvre ? Dieu, lors du jugement… c'est-à-dire dans très longtemps, ce qui fait que la liberté d’accepter ou de refuser demeure pour toujours. Dans les illustrations que Jésus propose, il y a du Satan, il y a des serpents et des scorpions, il y a des villes qui flambent, mais ce qui demeure, ce par quoi tout commence, et ce par quoi tout recommence, c’est l’annonce de l’évangile, et c’est donc la liberté.

           

            Voilà, cette méditation sur les 72 touche à sa fin, pour aujourd’hui. Méditation d’un évangile ramené à sa plus simple expression, proclamation et service du prochain, à son plus grand engagement, évangile qui présente le Règne de Dieu à son plus bel accomplissement.

            Réjouissez-vous d’avoir part à cette tâche, et réjouissez-vous, car vos noms ont été inscrits dans les cieux.